Les Grands Dossiers de Diplomatie
Détroits, passages et routes maritimes du monde : perspectives géopolitiques
Détroits et « choke-points » (passages obligés des lignes de navigation maritime) pèsent dans l’économie comme dans les stratégies océaniques. Leur rôle, leur destin, leur existence mêmes sont-ils destinés à s’affaiblir en raison d’une fluidité accrue du trafic dans le monde ? Ou bien faut-il au contraire s’inquiéter de la possibilité qu’ils ont d’étrangler les échanges, ou de faire peser sur les marines de guerre une menace encore supérieure à la menace représentée par une marine de guerre adverse ?
Les détroits, « passages restreints entre deux terres et reliant deux étendues marines distinctes », contraignent les routes maritimes à emprunter certains couloirs obligés et les flottes à redoubler de vigilance au moment de ce passage, tant en raison de la circulation croissante et des risques d’abordage qu’en raison de menaces potentielles. Les choke-points ou « points d’étouffement » sont des passages stratégiques caractérisés par un ralentissement et/ ou un encombrement ou une limitation de la capacité des navires, souvent talons d’Achille de l’économie mondiale. Il est exact que nombre de détroits comme Malacca sont aussi des choke-points, mais les deux notions peuvent être parfaitement dissociées : d’un côté la haute mer peut être parsemée de choke-points en l’absence de toute contrainte naturelle, alors que certains détroits comme Gibraltar n’obligent pas la circulation à ralentir. Quelle que soit la catégorie dans laquelle on les range, détroits et choke-points peuvent être globalement rangés dans le groupe des « points sensibles » de l’océan.
Une répartition déséquilibrée
Certaines zones ou points sensibles restent stables au cours des siècles, aussi bien dans l’optique géostratégique que du point de vue naturel. L’amiral Afonso de Albuquerque (14531515), vice-roi des Indes, notait déjà dans ses Commentaires à propos des conquêtes portugaises dans l’océan Indien : « il existe trois emporia qui servent de marchés dans cette zone et qui en constituent les clefs : la première est Malacca dans les détroits de l’Indonésie ; la deuxième Aden, commandant la mer Rouge ; la troisième Ormuz, porte du golfe Persique. Si le roi du Portugal détient ces trois clefs, il pourra alors recevoir le titre de seigneur du monde, car celui qui possède ces trois verrous est le maître des portes de l’Océan ».
Malacca, Aden, Ormuz. À cette énumération de 1500, centrée sur les intérêts portugais pour l’Orient depuis le traité de Tordesillas (1), il faut ajouter d’autres points qui sont des détroits, des seuils, des choke-points, ou des canaux artificiels : Gibraltar d’abord, puis le pas de Calais, le cap de Bonne-Espérance, le cap Horn, le cap Leeuwin, et enfin Suez et Panama, tard venus dans la liste. Dans un ordre de grandeur moindre, Kiel et Corinthe, deux canaux créés aussi de main d’homme. Et pour les temps actuels, les routes polaires, le canal du Nicaragua, ou le futur (?) canal de Krâ en Thaïlande…
La géométrie des continents est le principal facteur hiérarchisant : si les Amériques sont une barrière méridienne n’offrant que deux passages naturels, au Nord et à la pointe australe, il existe au contraire de multiples passages entre Asie, Afrique et Europe, l’Australie restant quelque peu à part.
Passages, trafic et contraintes
Dans le contrôle des détroits et des choke-points, les contraintes physiques ne se limitent pas à la géographie de surface. D’autres facteurs interviennent, comme la calaison, qui devient de plus en plus contraignante avec le gigantisme naval : si le détroit de Palk (entre l’Inde du Sud et l’île de Ceylan) n’offre que des profondeurs de 5 mètres, et est donc inaccessible à toute navigation importante, le détroit de Malacca (-20 m) ou a fortiori de Timor (-450 m) permettent en théorie le transit de toute flotte. Les adversités climatiques constituent également un obstacle, les détroits de Bering et de Davis étant ainsi impraticables huit mois par an.
Parallèlement à ces impératifs physiques, les contraintes techniques et l’évolution technologique peuvent tour à tour promouvoir ou déclasser certains passages : le XIXe siècle a connu un raccourcissement considérable des routes maritimes avec les ouvertures de Suez (1869), Corinthe (1893), Kiel (1895), et Panama (1914). Inversement, ces mêmes passages devenus trop étroits pour toute navigation de taille, devinrent des points
Celui qui possède ces trois verrous [Malacca, Aden, Ormuz] est le maître des portes de l’Océan.
AMIRAL DE ALBUQUERQUE (1453-1515), VICE-ROI DES INDES
d’engorgement et virent parfois leur rôle s’amoindrir à partir du milieu du XXe siècle.
Paix et guerres ou contraintes politico-militaires favorisent ou défavorisent les passages : le rallongement des routes au XXe siècle par la suppression de l’axe essentiel de la mer Rouge et de ses composantes (Suez–Bab el Mandeb) a été imposé en 195657, puis entre 1967 et 1975. Inversement, ces guerres, en contraignant les tankers originaires du golfe Persique à utiliser la route circumafricaine, ont à la fois favorisé le canal du Mozambique et le rôle de gardiens des Îles Éparses et du BIOT (2).
Il est commode de distinguer trois types de détroits ou de passages maritimes cruciaux : les premiers permettent de raccourcir les lignes « tour du monde » le long de l’axe majeur Panama-Gibraltar-Suez-Singapour-Chine et ne font que de rares incursions dans l’hémisphère austral ; les seconds sont des sortes de « grands détours » offrant des voies de substitution ; un troisième groupe est constitué de voies hypothétiques, peu empruntées ou encore inexplorées qui pourraient dans l’avenir mais dans certaines conditions, se révéler cruciales.
Les court-circuits
Le canal de Panama. Les deux entrées du canal de Panama (16 000 navires par an) sont des points d’engorgement très typiques : de nombreux navires sont en attente, car le ralentissement du trafic y est très grand en raison de l’affluence. Ce canal, élargi à partir de 1999, devient très stratégique pour un pays comme la Chine, mais souffre encore du calibrage « New Panamax » (3), qui peut paraître insuffisant.
Le détroit de Gibraltar. Emprunté par 100 000 navires par an, le détroit de Gibraltar ne se limite pas au simple vis-à-vis Espagne-Maroc, mais recèle des tensions parfois vives : en premier lieu, le contentieux de Gibraltar, zone britannique, mais réclamée par l’Espagne. En second lieu, celui des « Presidios », revendiqués par le Maroc : si Ceuta et Melilla sont provinces espagnoles et ardemment réclamées par le Maroc, les îles ou îlots de Peregil, d’Alhucemas, de Gomez de la Velera et des Chaffarinas sont le théâtre de revendications dissymétriques, d’ordre thalassocratique pour l’Espagne, d’ordre strictement continental pour le Maroc. Le « conflit » de 2002 portant sur l’îlot inhabité de Peregil en fut la caricature. Mais du simple point de vue nautique, Gibraltar est probablement le détroit le plus efficace, sûr et fiable du monde.
Le passage en entonnoir de la Manche et du pas de Calais (88 000 passages en 2006 plus les 30 000 rotations Nord Sud) voit les flux convergents des navires provenant de Panama et de la Megalopolis s’engouffrer dans un espace de plus en plus rétréci, ce qui justifie la mise en place de « rails » de circulation (séparés par les DST ou dispositifs de séparation du trafic). Trois « points » restent particulièrement sensibles : Ouessant, les Casquets, le cap Gris-Nez. La sécurité absolue y est impossible tant le trafic est dense, le croisement avec les rotations entre la Grande-Bretagne et le continent nombreux et le temps souvent défavorable. Un certain nombre d’accidents comme le télescopage devant le Gris-Nez en 2003 du Kariba avec le Tricolor, suivi du carambolage avec le Nicola puis le Vicky sont restés marquants.
La mer Rouge, de Suez au golfe d’Aden. La question de la mer Rouge en tant que détroit doit être posée dans son ensemble : Suez, le détroit de Tiran, les îles Dahlak et Bab el Mandeb forment comme une chaîne dont la vulnérabilité dépend de celle de son plus faible maillon.
• Depuis les accords de Camp David, le canal de Suez réhabilité, approfondi et élargi (norme SuezMax) (4) est un passage majeur de la route « tour du monde » lui permettant de s’adapter à la Révolution des transports maritimes (18 000 navires en 2015). • À l’extrémité sud du golfe de Suez, le détroit de Gubal, entièrement bordé par l’Égypte depuis le retrait israélien du Sinaï en 1978, n’est plus un lieu sensible. Seul le détroit de Tiran, à l’extrémité australe du golfe d’Aqaba, théâtre historique de nombreux incidents de navigation, reste potentiellement explosif en raison de la position d’Israël qui a accès à la mer Rouge et à l’océan Indien par Eilat.
• Le centre de la mer Rouge ne présentait que peu d’attraits stratégiques, mais cette situation est altérée par les îles érythréennes Dahlak, louées à Israël qui y a installé des stations d’écoute, et par le port soudanais de Suakin, autrefois tête de pont du trafic d’esclaves, revivifié par la Turquie qui y restaure la ville ancienne, puis par le Qatar qui y construit un port en eaux profondes.
• Au sud de la mer Rouge, Bab el Mandeb pose un problème délicat : si l’île Grande Hanish est maintenant attribuée au Yémen, l’insécurité demeure. Depuis le 1er février 2009, l’Internationally Recommended Transit Corridor (IRTC) a été créé par le SHADE ( SHared Awareness and DEconfliction) (5), du golfe d’Aden à la mer Rouge, dans lequel les navires civils doivent circuler en convoi.
Le détroit d’Ormuz. Entre les Émirats arabes unis et Oman au sud, l’Iran au nord, le détroit d’Ormuz est un détroit explosif, surtout depuis les tensions récentes avec l’Iran. Ce détroit de
45 km seulement est irremplaçable pour les pétroliers venus d’Irak, du Koweit, du Qatar, d’Iran, d’Arabie et des Émirats. La question essentielle est la liberté de navigation, envenimée par la question des îles d’Abu Mussa et des Grande et Petite Tunb, dont la souveraineté est contestée. La circulation y est régulée par un DST au nord de Ras Musandam.
De Malacca aux pertuis « d’Insulasie ». Le transit par Singapour-Malacca, sans cesse croissant depuis l’ouverture de la Chine au commerce maritime international, atteint plus de 100 000 navires par an dans les deux sens, ce qui est proche de la saturation. Le détroit est extrêmement sensible, puisqu’il détient la possibilité d’un blocage des principales voies maritimes (ou SLOC, Sea Lines of Communication) de l’Asie de l’Est.
Si les passages de substitution à Malacca-Singapour en cas de crise grave ne manquent pas sur la carte (il existe toute une série de pertuis entre les îles indonésiennes), tous ces passages ne se prêtent pas à un trafic maritime. Si la sécurité devait croître proportionnellement au temps de transit, la partie serait acceptable ; mais quelle serait la situation si l’Indonésie, gardienne de quasiment tous les détroits de la liaison Pacifique–Indien, interdisait d’une façon ou d’une autre le passage ? Si la moitié de la flotte mondiale devait rallonger ses trajets, soit en raison d’un accroissement de la piraterie, soit en raison d’un événement politique grave dans les détroits, comment supporter l’importante hausse des coûts ?
Les grands détours
Les détroits sensibles hérités de la guerre froide : GIUK et Bering. L’immense voie de passage dénommée GIUK ( Greenland-Iceland-United Kingdom) (6) entre Islande et Écosse et le détroit de Bering constitue un « détroit » qui fut extrêmement sensible durant la guerre froide en raison de la proximité de forces marines et sous-marines adverses. Le système SOSUS (7) installé sur le GIUK avait pour but de surveiller les allées et venues des sous-marins soviétiques en Atlantique Nord.
Dans le détroit de Béring, la situation était quelque peu différente : le « Rideau de glace » séparait États-Unis et URSS dans un détroit de 85 km de large. Son rôle militaire en tant que frontière est maintenant éclipsé par son rôle de voie de passage vers la « Méditerranée arctique », passage devenant de plus en plus stratégique par l’ouverture des voies maritimes du Nord-Est et du NordOuest. De plus les « polynies » représentent des fenêtres de tir idéales en cas de conflit nucléaire (8).
Le cap de Bonne-Espérance. Entièrement contrôlé par l’Afrique du Sud, le cap de Bonne-Espérance ne voit plus passer qu’un trafic moindre par rapport à la période de fermeture de Suez. Les menaces plus virtuelles que réelles qui pesaient sur lui ne sont maintenant plus que physiques, notamment en raison des « vagues scélérates » induites par le contact entre les eaux chaudes du courant des Aiguilles et les eaux froides du courant de Benguela.
Le cap Horn. Depuis l’ouverture de Panama en 1914, ce triple passage (Horn, Beagle et détroit de Magellan), autrefois essentiel, n’a plus qu’un rôle régional. Le premier, way-point essentiel de la route météorologique des clippers, était beaucoup plus facilement utilisé d’ouest en est en raison des vents très violents de cette zone ( Howling Fifties), et n’est plus qu’un itinéraire obligé pour les courses sportives. Le canal de Beagle est un passage magnifique, le long d’une ligne de fracture surcreusée par les glaciers, mais sa largeur parfois très réduite et le vêlage d’icebergs rendent son utilisation délicate. Le détroit de Magellan est
Parallèlement aux impératifs physiques, les contraintes techniques et l’évolution technologique peuvent tour à tour promouvoir ou déclasser certains passages.
d’une topographie très complexe, ce qui allonge considérablement le temps de transit entre Atlantique et Pacifique.
Les passages virtuels et immatériels : des passages du rêve ?
Les routes du Nord-Est et du Nord-Ouest : une liberté de navigation ? Depuis quelques années, deux «nouveaux» passages retiennent l’actualité : en raison à la fois de la fonte de la glace dans l’Arctique et du renversement de politique maritime de la Russie (9), les deux passages au nord de la Sibérie et du Canada deviennent des routes potentielles de navigation mondiale. Mais de la route fermée à la route ouverte, il s’agit de comprendre de quelle liberté de navigation il est question.
Si la route « canadienne » a été traditionnellement ouverte à toute navigation (10), cette liberté est plus formelle que réelle, car les côtes canadiennes sont infiniment plus compliquées dans leur dessin que les côtes sibériennes. De plus, les
Canadiens considèrent les chenaux entre les îles comme des eaux intérieures, ce qui fait que les litiges avec les États-Unis et parfois le Danemark (11) sont permanents. Si la navigation ne demeurait que théorique, les conflits seraient inutiles. Pourtant, la question change de sens avec la fonte des glaces. Si l’imprévisibilité à long terme de la fonte de la banquise est un facteur limitant, d’autres inconvénients s’ajoutent. Cette fonte éventuelle est largement compensée par la multiplication des icebergs, contre lesquels les brise-glaces ne peuvent rien ; les possibilités de gain en distance et en coût ne peuvent convaincre de nombreux transporteurs, car le trafic ne se traduit pas qu’en termes de distance et les coûts sont supérieurs dans bien des cas : que se passe-t-il si une avarie survient dans l’Arctique, loin de tout port ? De ce point de vue, la route russe est plus appropriée, car une série de petits ports s’égrène le long de la côte sibérienne, alors que dans l’Arctique canadien on ne trouve aucun port avec quai entre Voisey’s Bay (Labrador) et Nome (Alaska), soit sur plus de 5000 km. Enfin, le segment du conteneur, évoqué comme bénéficiaire potentiel de routes de transit plus courtes, semble le moins intéressé par les routes arctiques : il n’y a en effet aucun marché intermédiaire et aucun port à desservir en chemin, réduisant ainsi l’intérêt commercial de ces routes. La contrainte des flux tendus, la fermeture hivernale et l’imprévisibilité du calendrier des glaces, le coût d’exploitation de navires à coque renforcée et un éventuel péage (déjà en vigueur sur le passage du Nord-Est du fait de l’escorte obligatoire en Russie), les primes d’assurance plus élevées, font que le coût réel de lignes de transit par les routes arctiques ne semble guère intéressant [voir p. 88].
Le canal du Nicaragua. Étant donné que lecanaldePanamaétaitàlafoissurchargé et incapable d’accueillir des navires de gros tonnage (12), son agrandissement de 2016 était devenu indispensable, mais semble déjà insuffisant. Ce qui justifiait un nouveau projet à travers le Nicaragua, dont les travaux débutèrent en 2014 avec un ouvrage de 280 km autorisant le passage de supertankers de 250 000 tjb (tonneaux de jauge brute). Mais de très nombreux nuages assombrirent rapidement le tableau : l’impréparation manifeste des études qui n’avaient pas encore choisi le point d’arrivée sur l’Atlantique ; l’alimentation en eau douce à partir du lac Cocibolca ; les déplacements de populations rurales se trouvant sur le trajet ; et surtout le retrait du principal investisseur, Wang Jing, suite au krach boursier en Chine. Les travaux sont donc interrompus et ne reprendront probablement pas.
Le futur canal de Kraa (ou de Krâ). La péninsule thaïlandaise présente un isthme extrêmement étroit (44 km) et assez peu élevé (65 m), ce qui justifierait la construction d’un canal joignant directement Pacifique et océan Indien, en évitant l’engorgement de Singapour. Ce projet, techniquement comparable à celui de Panama, donc réalisable, est activement combattu par Singapour pour des raisons évidentes, mais soutenu par la Chine qui y voit un moyen de raccourcir les temps de transit. La question est uniquement d’ordre économique : un raccourcissement des routes maritimes d’environ 1000 km est-il rentable compte tenu des droits de péage ?
D’autres voies « rêvées » existent encore. L’on pourrait citer le Sethusamudram Canal, surcreusement du détroit de Palk à travers Adam’s Bridge, entre l’Inde et l’île de Ceylan, projet combattu à la fois par les écologistes craignant une détérioration du milieu naturel et par certains groupes hindouistes vénérant ce passage créé par le dieu Rama. Un autre cas intéressant est le détroit de Torres, entre l’Australie du Nord et la PapouasieNouvelle-Guinée, qui est une succession de hauts fonds parsemés d’îles dont le creusement permettrait une route de navigation courte entre le Pacifique Sud et l’océan Indien. Mais si le projet est techniquement envisageable, il ne l’est pas économiquement faute de clientèle potentielle, cette route ne faisant pas partie des itinéraires recherchés.