Les Grands Dossiers de Diplomatie
La mer pour nourrir le monde : un enjeu de souveraineté alimentaire
Dans l’alimentation, le maritime a toujours été l’élément qui apporte la facilité, la sécurité et l’innovation. Aujourd’hui, avec l’internationalisation de l’agriculture, la sécurité alimentaire passe inévitablement par les flux venant des espaces maritimes, mais aussi par les ressources venant de la mer.
La sécurité alimentaire ne repose pas uniquement sur les récoltes à terre. Les produits de la mer sont tout aussi déterminants. À ces ressources pour nourrir, il faut ajouter le rôle stratégique joué par les espaces maritimes pour le commerce. Celui-ci demeure indispensable pour rapprocher l’offre et la demande alimentaires dans le monde. La logistique, terrestre et maritime, constitue un élément structurant pour la compétitivité et l’approvisionnement des États. Parallèlement, des enjeux inédits en matière de durabilité des écosystèmes marins interpellent sur le devenir des activités halieutiques et sur l’exploitation des océans. Toutes ces dynamiques révèlent des trajectoires de puissance différenciées, dans lesquelles la géopolitique de la sécurité alimentaire passe de plus en plus par la mer.
La mer, des produits et des hommes
En moyenne dans le monde, 20 % de l’apport en protéines animales pour les populations proviennent de la pêche et de l’aquaculture. En raison de la croissance démographique et de l’évolution des modes nutritionnels, cette part tend à progresser à l’instar du nombre d’individus consommant des produits de la mer. Elle est passée, par habitant et par an, de 9 à 20 kg au cours des cinq dernières décennies. Un Japonais en consomme 50 kg chaque année, un Chinois 35, un Français 33, un Européen 22, mais le chiffre tombe à 10 pour un Brésilien et à 5 pour un Indien. Pour répondre à ces besoins, il a fallu que la production suive le rythme. De 40 millions de tonnes (Mt) au début des années 1960, elle est passée à 170 Mt de nos jours, dont 85 % sont destinés à la consommation humaine. Au milieu de la
décennie 2020, la barre des 200 Mt pourrait être dépassée (1). Il convient de rappeler que le poisson constitue un aliment favorable à la santé : ses qualités nutritionnelles reposent sur l’apport combiné de protéines, d’acides gras, de vitamines, de minéraux et de micronutriments essentiels.
Si la part de la pêche représentait l’intégralité de la production dans les années 1960, elle reste stable depuis les années 1990 dans l’offre de produits de la mer, autour de 90 Mt. En revanche, celle de l’aquaculture explose. De 20 Mt à peine au début de la décennie 1990, elle a doublé au début du millénaire et dépasse désormais 80 Mt. L’aquaculture est l’un des secteurs alimentaires les plus dynamiques et innovants depuis plusieurs années, tandis que l’offre venant de la pêche de capture stagne et devrait ne plus augmenter significativement. Alors que le secteur aquacole pèse d’ores et déjà 250 milliards de dollars (MUSD) par an dans le monde, les mises financières se multiplient à propos de l’aquaculture (marine ou terrestre, car cette dernière connait un essor rapide). Certaines estimations (2) prédisent des investissements entre 150 et 300 MUSD d’ici 2030. D’autres ressources marines, comme les algues, sont régulièrement citées parmi les produits de demain. Si leur consommation est très répandue en Asie, elle se développe petit à petit en Europe, capitalisant sur l’image bénéfique pour la santé humaine. Citons le cas de la spiruline — largement utilisée dans les compléments alimentaires — pour témoigner de cette émergence des algues non seulement dans le débat nutritionnel, mais aussi dans les secteurs de la médecine ou des cosmétiques. Là aussi, de nombreuses innovations et des investissements conséquents se déploient autour de ces ressources d’avenir, alors même que les algues sont très utilisées dans l’aquaculture également.
Comme les produits de la terre, ceux de la mer se concentrent finalement dans peu de zones en termes de production. La Chine domine de très loin les débats, capturant au niveau de la pêche près de 18 Mt. Loin derrière se trouvent l’Indonésie (6,5 Mt), les États-Unis, la Russie, l’Inde et le Pérou (5 Mt). En Europe, l’Espagne est leader (1 Mt), la France suivant avec 0,5 Mt. L’ensemble de l’UE représente 4 à 5 Mt en moyenne. Au niveau de l’aquaculture, sur les 90 Mt produites par an, la Chine (55 Mt) et l’Indonésie (15 Mt) réalisent à elles seules 80 % de la production mondiale. L’Inde (5 Mt) et le Vietnam (3 Mt) viennent ensuite dans ce tableau global hyper-polarisé sur l’Asie. Les sociétés contemporaines oublient parfois que les littoraux et la mer ne sont pas uniquement dédiés aux loisirs et au tourisme : l’économie bleue repose aussi sur la pêche et l’aquaculture. Pour de nombreux pays, la pêche artisanale et côtière s’avère indispensable en termes de revenus et de nourriture pour les communautés littorales et rurales. De même, il est important de noter à quel point le secteur halieutique peut constituer un pilier de l’économie de certains pays [voir l’article de C. de Marignan p. 8].
Le Chili, fort de ses 4000 kilomètres de front maritime, compte sur la pêche pour 8 % de son PIB et 16 % de l’emploi national. Au Maroc, le littoral est à la fois l’un des plus grands et des plus poissonneux du continent africain. La pêche y constitue une activité majeure, au point de disposer depuis 2009 d’une stratégie de développement spécifique (Plan Halieutis). Les produits de la mer participent pour beaucoup aux exportations alimentaires du royaume, notamment à destination des marchés européens. Au Japon, alors que la population reste friande de poissons et que les sushis constituent un marqueur clef de la gastronomie, l’industrie de la pêche traverse une véritable crise depuis vingt ans, avec des captures divisées par quatre au cours des trois dernières décennies. La surexploitation des ressources côtières amène les pêcheurs japonais à s’aventurer désormais vers des espaces plus lointains. La dynamique impose surtout à la puissance nippone d’importer davantage. Le Japon est aujourd’hui devenu le second acheteur mondial de poissons (Tokyo importe 10 % des volumes achetés par an à travers la planète). Le Vietnam, à l’inverse, s’est hissé parmi les grands acteurs internationaux, se classant désormais troisième exportateur. Ce pays a non seulement renforcé son activité halieutique et aquacole, mais s’est aussi positionné comme hub logistique pour transformer et réexporter des produits de la mer.
Soixante millions de personnes dans le monde travaillent dans les secteurs de la pêche (deux tiers) et de l’aquaculture (un tiers) : un chiffre qui a doublé en 30 ans. Si plus de 80 % de ces travailleurs sont Asiatiques, à elle seule, la Chine en compte un quart, avec dix millions de pêcheurs et cinq millions d’employés dans le secteur aquacole. L’Indonésie est le second pays au monde pour son nombre d’actifs dans le domaine de la pêche et de l’aquaculture, avec six millions d’individus concernés. À titre comparatif, l’Afrique toute entière en compte 5,6 millions et l’Europe à peine 450 000.
En moyenne dans le monde, 20 % de l’apport en protéines animales pour les populations proviennent de la pêche et de l’aquaculture.
La mer, des flux et des stratégies
La sécurité alimentaire mondiale passe aussi par la mer en tant qu’espace de circulation. Depuis des siècles, la traversée des océans favorise le commerce. Et cela vaut notamment pour les produits agricoles et alimentaires, dont les deux tiers des échanges dans le monde se réalisent aujourd’hui par voie maritime et sur des navires de toutes tailles, y compris les géants que sont les porte-conteneurs. La fluidité des échanges passe par un maillage infrastructurel planétaire et multimodal. Les ports jouent alors ce rôle d’interface stratégique entre économie bleue et économie verte, où des denrées alimentaires de chaque continent se rejoignent pour satisfaire les appétits de milliards de consommateurs. Les complémentarités entre la terre, les fleuves et la mer sont ici essentielles. C’est par exemple à Rotterdam, premier port européen, que se trouve la principale embouchure du Rhin vers la mer du Nord. Aux ÉtatsUnis, le Mississipi valorise les récoltes des régions du Sud et les projette vers le monde depuis le port de la Nouvelle-Orléans. Plus au Nord, les États céréaliers américains et canadiens trouvent un écho mondial grâce aux Grands Lacs, ouvertures initiales vers l’Atlantique. En Argentine, les productions agricoles atteignent le port de Rosario, grâce au Rio Parana, pour gagner ensuite les marchés mondiaux. De même, le commerce alimentaire international a besoin de la sécurité des passages maritimes indispensables, comme les détroits de Suez, Bab elMandeb ou encore Malacca. De telle sorte que finalement, à travers leurs productions ou leurs captures, les agriculteurs ont toujours ou presque un lien avec la mer, et que les pêcheurs ont réciproquement une relation avec la terre.
La croissance de la demande mondiale en produits de la mer rend donc le commerce de plus en plus essentiel afin de rapprocher l’offre de la demande. Actuellement, 35 % de la production mondiale de poisson se retrouvent sur les marchés internationaux. Ces échanges représentent en moyenne 130 milliards de dollars (MUSD) par an, ce qui place poissons, crustacés ou mollusques parmi les aliments les plus commercés au monde avec les viandes, les fruits ou les céréales. Plus précisément, les espèces qui circulent à travers le globe sont essentiellement le saumon, la truite, l’éperlan, le thon, la morue, le merlu, la crevette et les différents coquillages. La Chine en est le premier exportateur mondial avec 21 MUSD, suivie par la Norvège (11), le Vietnam (8), la Thaïlande (6,5), les États-Unis, le Chili et l’Inde (6). Sur le plan des importations, les États-Unis occupent cette fois-ci la première place (20 MUSD), sachant que près de 90 % des poissons qui y sont consommés proviennent de l’étranger. La France, quant à elle, est située au 5e rang mondial des importateurs, après le Japon, la Chine et l’Espagne.
Les stratégies de puissance en direction de la mer s’inscrivent donc aussi pour beaucoup autour des enjeux de sécurité alimentaire. Il faut maîtriser les chaînes d’approvisionnement pour les importations de produits venant de l’étranger et cultiver les performances logistiques terrestres et portuaires pour aussi être capables de valoriser des surplus exportables sur les marchés mondiaux. La plupart du temps, ce sont les espaces maritimes qui font les connexions interrégionales ou intercontinentales quand les flux dépassent le cadre géographique d’un voisinage terrestre. À cette dimension infrastructurelle, que l’initiative des routes de la soie développée par la Chine illustre à merveille, s’ajoute l’accès aux ressources marines. Les eaux poissonneuses du monde seront de plus en plus convoitées. Là encore, il suffit d’observer les pratiques déployées par Pékin en mer de Chine pour comprendre à quel point la pêche sollicite des raisonnements géopolitiques de la part des acteurs en présence. Pour le dire autrement, c’est un axe majeur de la montée en puissance maritime de la Chine, pays dont la consommation de produits marins représente un tiers
Actuellement, 35 % de la production mondiale de poisson se retrouvent sur les marchés internationaux.
de la pêche mondiale. Autre exemple probant : l’arrivée des questions halieutiques sur la scène diplomatique. Le Maroc a souvent utilisé ses atouts en la matière pour négocier ces dernières années des accords commerciaux avec l’Union européenne. Elle-même avait soulevé, bien que partiellement, la problématique des côtes du Sahara occidental au Sud du royaume, où les captures de pêche sont conséquentes. Comment ne pas évoquer par ailleurs, dans ce registre géostratégique, le défi de la lutte contre la pêche illégale ? Comme toute activité illicite, elle nécessite le déploiement de moyens de contrôle des pouvoirs publics et de sanction économique ou judiciaire. Les marines de guerre oeuvrent aussi à ce combat contre le trafic de ressources alimentaires et l’exploitation abusive de certaines zones maritimes [voir l’analyse de M. Soller p. 37].
Enfin, l’actualité européenne avec le Brexit nous emmène également en mer. Les pêcheurs britanniques ont massivement soutenu la sortie de l’UE, exprimant la volonté de reprendre la maîtrise complète de leurs eaux territoriales. Car avant même que la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer ne soit ratifiée, et donc que les zones économiques exclusives ainsi que la souveraineté des États en mer ne soient établies, l’Union européenne avait déjà mis en place et adopté une gestion commune de ses ressources halieutiques. Or, le Royaume-Uni est le grenier à poissons de l’Union, assurant 40 % des captures européennes, grâce à des eaux très poissonneuses, notamment au large de l’Écosse. La moitié des prises françaises se font d’ailleurs dans les eaux britanniques. Or, le marché européen représente 75 % des exportations britanniques de produits de la mer. Le départ du Royaume-Uni de la Politique commune de la pêche (PCP), instaurée en 1983, bouleverserait l’accès aux eaux territoriales et la gestion commune de la ressource halieutique. En l’absence d’accord, les risques sont multiples : fermeture des zones de pêche britanniques aux navires européens, distorsions de concurrence, surexploitation de la ressource, instauration de nouvelles barrières commerciales et sanitaires aux échanges… Quand l’Europe va mal, l’agriculture et la pêche souffrent et perdent des repères construits depuis un demi-siècle.
La mer, des tensions et des transitions
Non sans raison (3), les dynamiques océaniques sont observées avec la plus grande attention dans le contexte global de changements climatiques. Lors de la COP25 à Madrid en décembre 2019, la plateforme Océan et Climat a publié un rapport éclairant sur l’interaction décisive entre protection des espaces maritimes et solutions pour l’environnement (4). Outre les mesures en faveur d’aires marines protégées à même de pérenniser la biodiversité ou des écosystèmes marins et côtiers en tant que puits naturels de carbone « bleu » [voir l’analyse de F. Gaill p. 80], il a été recommandé de transformer les pratiques du transport maritime (5). En effet, les navires génèrent beaucoup de CO et de 2 soufre ; or une réduction de leur vitesse, couplée à des solutions technologiques innovantes en matière de carburant et d’équipements techniques peut permettre de réduire considérablement ces émissions [voir l’entretien avec P. LouisDreyfus p. 22 et F. Lambert p. 92]. Il est souhaitable que le commerce maritime mondial évolue sur ces questions dans la décennie à venir. L’UE entend d’ailleurs devenir pionnière en la matière. Le temps de transit maritime pour les produits agricoles et alimentaires serait alors modifié, amenant sans aucun doute les opérateurs économiques à de nouvelles réflexions stratégiques.
Le Royaume-Uni est le grenier à poissons de l’Union, assurant 40 % des captures européennes. (…) Or, le marché européen représente 75 % des exportations britanniques de produits de la mer.
Les débats environnementaux s’intensifient aussi à propos des activités économiques que sont la pêche et l’aquaculture. D’un côté, la surexploitation des stocks de poissons, pour de nombreuses espèces, est venue fortement contrarier l’activité halieutique (thon, baleine…). De l’autre, les controverses restent nombreuses au sujet de l’empreinte des fermes aquacoles sur la biodiversité. Par ailleurs, le long des côtes du Pacifique, les prises d’anchois du Pérou sont extrêmement variables en raison de l’influence grandissante d’El Niño. C’est pourtant l’un des poissons les plus consommés au monde, juste après le lieu d’Alaska. Les changements climatiques n’épargnent aucun secteur.
L’Objectif de développement durable (ODD) no 14 porte précisément sur les mers et les océans, avec en son sein les secteurs de la pêche et l’aquaculture. Comme les mondes agricoles, les acteurs de l’économie bleue sont appelés à jouer un rôle central dans la réalisation de l’agenda mondial 2030 pour le développement. Et il ne sera pas possible de le réussir sans eux. La Chine, qui se veut (ou se rêve) aux avant-postes des transitions écologiques, vient ainsi de lancer un moratoire de dix ans sur la pêche dans des zones clefs du Yangtsé, le plus long fleuve du pays (6000 kilomètres !), afin de protéger la biodiversité. La pêche sera interdite pendant cette décennie sur les cours d’eau naturels des grands lacs reliés au Yangtsé. Cette mesure aura un impact certain sur les 280 000 pêcheurs qui travaillent sur ce fleuve. Le pouvoir central à Pékin a promis de les dédommager et de les soutenir dans leur évolution professionnelle. La Chine aura aussi, sans aucun doute, à trouver des ressources halieutiques ailleurs, soit en mer le long de ses littoraux, soit beaucoup plus loin, à l’étranger, dans des espaces exploités pour ses propres intérêts.
La sécurité alimentaire représente l’un des plus grands défis mondiaux. Il faut définitivement comprendre que la mer est indispensable pour nourrir la Terre. La population consomme des productions issues de la pêche et de l’aquaculture, ce dernier secteur connaissant une croissance impressionnante depuis plusieurs années. Au-delà de ces dimensions directement nourricières, les espaces maritimes s’avèrent essentiels au bon fonctionnement du commerce international agricole. La
France, qui dispose du deuxième domaine maritime du monde avec sa zone économique exclusive, est-elle attentive à toutes ces dynamiques géopolitiques qui croisent enjeux alimentaires, stratégies économiques et développements logistiques ? Le pays mise-t-il suffisamment sur son pouvoir bleu ? Comment le combiner davantage à son pouvoir vert, puisque la France est aussi une grande puissance agricole et que l’opposition terre-mer devient terriblement anachronique dans le monde contemporain ? Ne pourrait-on pas conjuguer les couleurs et les mettre au service à la fois de la compétitivité nationale, de l’influence internationale et du développement durable ?
Comme les mondes agricoles, les acteurs de l’économie bleue sont appelés à jouer un rôle central dans la réalisation de l’agenda mondial 2030 pour le développement. Et il ne sera pas possible de le réussir sans eux. Sébastien Abis