Les Grands Dossiers de Diplomatie
Puissances navales : la supériorité maritime de nouveau déterminante ?
En 2018, l’amiral Christophe Prazuck, chef d’état-major de la Marine nationale, déclarait que la France était la seconde puissance maritime au monde, derrière les États-Unis et devant la Chine. Comment expliquer cette position de la France ?
É. Lavault : Pour comprendre cela, il est important de contextualiser le propos. En effet, cette formulation a été reprise par Mer et Marine, qui avait sûrement pour objectif de mettre une « accroche » à son article. Ce qui est vraiment important, c’est qu’il faut distinguer ce qui relève de la puissance maritime et ce qui relève de la puissance navale, à savoir l’aspect militaire. La France est d’abord une puissance maritime, car comme vous le savez, elle possède la deuxième zone économique exclusive (ZEE) du monde. Zone qui est répartie sur l’ensemble de la planète. Autre atout de la puissance maritime française, le cas de l’armateur CMA-CGM, dont le siège est à Marseille et qui est quatrième au niveau mondial. À ce titre-là, la France occupe une des toutes premières positions en matière de puissance maritime.
Pour ce qui est de la puissance navale, il y a de multiples façons de décliner ce classement. On peut d’abord parler de tonnage, des effectifs ou encore du nombre de navires. Mais pour nous, dans la marine, ce qui compte ce sont les capacités, les qualités, et la façon dont on se projette dans l’avenir. Les marines qui sont en mesure de mettre en oeuvre un spectre de capacités complet, de l’avion de patrouille maritime au chasseur de mines, se comptent sur les doigts d’une main. Par exemple, vous n’avez que quatre marines en mesure de mettre en oeuvre la dissuasion nucléaire permanente : les États-Unis, la Grande-Bretagne, la France et la Russie. Les marines disposant de porte-avions avec des catapultes et des brins d’arrêt ne sont, elles, qu’au nombre de deux : les États-Unis et la France. Par ailleurs, en termes de capacité de projection, la France possède un groupe aéronaval qui est dans le top 2 mondial avec des Rafale, des Hawkeye E2C (1), des frégates européennes multimissions qui embarquent l’hélicoptère NH90 équipé de sonars FLASH, et bientôt des sous-marins nucléaires d’attaque de type Barracuda.
Enfin, le vrai critère qui définit la puissance navale, c’est l’activité. La marine française, qui a pour jumelle la marine britannique, reste une marine d’emploi, déployée en tous temps, en tous lieux, partout sur le globe.
Selon l’ouvrage Flottes de Combat, les principales puissances navales en tonnage sont aujourd’hui les États-Unis, la Chine, la Russie, le Royaume-Uni, le Japon, l’Inde puis la France. Que pensez-vous de ce classement ? Reflètet-il réellement la puissance navale des pays concernés ?
Le tonnage constitue une manière facile de classer les marines. Mais comme je vous l’expliquais, nous préférons en France nous concentrer aussi sur la qualité, notamment en termes de formation de notre personnel. Par ailleurs, nous nous attachons également à l’emploi opérationnel. Ainsi, à l’heure où je vous parle, la marine française compte 3000 à 5000 marins à la mer sur tous les théâtres de crise du globe. Nous disposons d’un sous-marin nucléaire lanceur d’engins qui est en patrouille quelque part, tapi dans l’ombre sous la mer. Nous avons des avions de patrouille maritime qui sont en mission au-dessus de l’Atlantique mais également au-dessus du désert malien dans le cadre de l’opération « Barkhane », ou en Syrie et en Irak au sein de la mission « Chammal ». S’il est évident que nous ne sommes pas de la même taille que l’US Navy, cette dernière rencontre à peu près les mêmes défis que nous et a besoin d’alliés comme nous. Nous jouons dans la même cour et nous sommes parfaitement interopérables avec l’US Navy, comme l’illustrent les dernières opérations conduites conjointement (« Bois Belleau », « CTF150 » ou « Chesapeake »).
Pour en revenir au tonnage, si l’on se compare avec la marine chinoise, cette dernière construit l’équivalent de la marine française tous les quatre ans. Je pense qu’à terme, elle aura, tout comme la France ou les États-Unis, une vocation mondiale. En revanche, il lui faudra probablement des décennies pour acquérir tout le savoir-faire que nous avons pu capitaliser sur la mise en oeuvre d’un porte-avions et d’un groupe aéronaval. À titre d’exemple, aux États-Unis, il s’est écoulé onze années entre le début de la construction et la mise en oeuvre opérationnelle du Ford — le tout dernier super porte-avions américain. Cela donne une idée de ce que maîtrise la marine française aujourd’hui : des capacités, un
La marine chinoise construit l’équivalent de la marine française tous les quatre ans. En revanche, il lui faudra probablement des décennies pour acquérir tout le savoir-faire que nous avons pu capitaliser sur la mise en oeuvre d’un porte-avions et d’un groupe aéronaval. (…) Ce que maîtrise la marine française aujourd’hui, ce sont des capacités, un savoir-faire, une formation, et pas uniquement les chiffres d’un tonnage.
savoir-faire, une formation et pas uniquement les chiffres d’un tonnage.
En décembre 2019, la marine chinoise a mis en service son second porteavions, le Shandong, de conception 100 % chinoise. Que penser de la croissance exponentielle des capacités navales de Pékin ces dernières années ? On entend souvent dire qu’il lui manque les capacités opérationnelles et que les marins n’ont pas d’expérience. Est-ce une faiblesse pour la marine chinoise ?
La marine chinoise s’est effectivement lancée dans des investissements de long terme sur ses porte-avions. Aujourd’hui, elle en a lancé un deuxième. Elle conçoit actuellement un nouveau porte-avions tous les sept ans et elle vise pour le moment un total de quatre porteavions. Cette marine est dans une phase de montée en puissance évidente et ses porte-avions défilent déjà dans le détroit de Taïwan (2).
Mais même si la Chine construit de nouveaux porte-avions, comme je vous le disais, et c’est là où je partage votre analyse, il va falloir acquérir tout un savoir-faire de mise en oeuvre opérationnelle. Or, si la France effectue régulièrement des entraînements interalliés — notamment avec les États-Unis — qui sont sources de progression de capacité et d’aptitudes opérationnelles, cela constitue un trésor auquel les Chinois n’auront pas accès.
Le 30 décembre dernier, la Chine achevait un exercice naval conjoint avec la Russie et l’Iran non loin du détroit d’Ormuz. Une coopération entre la marine française et la marine chinoise est-elle envisageable ?
Il est beaucoup trop tôt pour le dire. Les moyens navals sont des outils militaires, mais aussi des symboles politiques. C’est encore plus vrai des porte-avions, et ce type de projet, hautement politique, n’est pas du ressort de la marine seule.
Quid de la marine russe, qui souhaite renouer avec sa grandeur passée depuis quelques années. Qu’en est-il réellement des capacités navales de Moscou ?
La marine française a régulièrement l’occasion d’observer la marine russe en opérations. Et sans faire de benchmarking, nous sommes assez impressionnés par les performances de leurs sous-marins, qui lorsqu’ils se frottent à nos frégates, constituent un sérieux challenger. La Russie est dotée d’une capacité sous-marine très performante, très silencieuse, qui est au meilleur niveau. Durant nos déploiements sur les théâtres d’opération en mer du Nord, mais surtout en Syrie, nous avons pu constater également qu’ils ont fait d’énormes efforts sur la mise en oeuvre des missiles. C’est d’ailleurs dans ces deux domaines — missiles et sous-marins — qu’ils sont proliférants. En Syrie, nous avons pu constater, durant l’été 2018, qu’ils étaient largement remontés en puissance par rapport à la marine littorale qu’ils étaient il y a une vingtaine d’années. En effet aujourd’hui, ils sont en mesure de projeter plusieurs dizaines de navires au large de la Syrie. En parallèle, ils ont également consolidé leurs positions sur la base de Tartous. C’est là que l’on comprend l’intérêt, pour la France, de disposer d’une frégate projetée sur les théâtres d’opération, qui confère à nos décideurs politiques une autonomie d’appréciation de situation. Nos frégates situées au large de la Syrie, de Chypre ou des détroits turcs ont ainsi pu voir circuler des dizaines de navires russes entre la base de Tartous et leur base en mer Noire. Par ailleurs, il faut souligner que la Marine russe a également une activité très soutenue en Atlantique nord.
Cependant, et c’est peut-être là l’un de leurs points faibles, ils ont perdu pour quelques mois, voire quelques années, leur unique porte-avions (3), l’Amiral Kouznetsov. À cela s’ajoutent les crashs sur ce même Kouznetsov, dont l’un durant des opérations en Syrie, et dont la France a été témoin. Face aux multiples incendies et aux morts auxquels ils doivent faire face, nous constatons quand même un problème de maîtrise des risques au niveau industriel.
Donc oui, la marine russe monte en puissance. Cela s’observe et se constate en mer. Ils ont clairement vocation à redevenir une marine océanique. Mais il y a également encore des défis à relever.
Alors que la Chine envisage de construire deux autres porte-avions, et que Donald Trump a annoncé sa volonté de voir les États-Unis retrouver une flotte de douze porteavions, d’autres pays développent ou envisagent de se doter d’un nouveau porte-avions, à l’image de l’Inde, du Royaume-Uni, de la France, du Japon ou de la Corée du Sud. Que pensez-vous de ce développement des porte-avions dans le monde ? Sont-ils toujours adaptés au contexte stratégique actuel ?
Cette question me fait penser à l’éternel combat entre le glaive et le bouclier. Effectivement, la France dispose d’un porte-avions et de son groupe aéronaval. Et j’insiste tout particulièrement
Oui, la marine russe monte en puissance. Cela s’observe et se constate en mer. Ils ont clairement vocation à redevenir une marine océanique. Mais il y a également encore des défis à relever.
sur ce dernier point car dans notre concept c’est essentiel. Il ne peut pas y avoir de concept d’emploi du porteavions sans son groupe aéronaval qui l’entoure, incluant : une ou plusieurs frégates ASM performantes pour pouvoir contrer la menace sous-marine, une ou plusieurs frégates de défense antiaérienne, des ravitailleurs performants, un renseignement optimisé, une capacité cyber, etc. La cohérence globale du groupe aéronaval est primordiale.
La France considère que le contexte stratégique actuel ne remet pas en cause la performance et la pertinence des porteavions. Aujourd’hui, nous voyons se développer à travers le monde de nombreux types de porte-avions. À l’instar des Américains, la France met en place le modèle qui lui semble le plus performant en termes de capacité d’emport de munitions et de rayon d’action, à savoir le modèle CATOBAR (catapulte et brins d’arrêt). Nous ne sommes que deux nations au monde à mettre en oeuvre ce système, qui nous confère encore une fois les performances les plus importantes. Il existe d’autres modèles tels que le STOVL ( Short Take-Off and Vertical Landing), qui a une capacité de mise en oeuvre par rampe de lancement et d’appontage, ou de décollage et d’appontage vertical. Ce modèle est notamment mis en oeuvre
par le Royaume-Uni. Il existe également des versions hybrides, comme ce que font actuellement les Indiens, qui viennent de procéder au premier appontage et décollage de leur appareil sur leur porte-avions, le Vikramaditya. Enfin, avec la mise en oeuvre du F-35B américain par de nombreuses nations à travers le monde, nous voyons se développer de nouvelles capacités de porte-avions dans de nombreuses marines : le Japon, la Corée du Sud, l’Espagne, l’Italie — ces deux derniers pays possédant depuis longtemps une expérience en la matière. Ces nations développent le modèle du VTOL ( Vertical Take Off and Landing).
Quid du développement des armes hypersoniques, qui pour certains pourraient rendre les porte-avions obsolètes ?
Les Chinois ont récemment révélé leurs missiles hypersoniques. Pour autant, ils développent en parallèle deux porteavions et ils en ont deux autres en construction. Cela illustre bien que, malgré la menace du missile hypersonique, qui mérite encore d’être évaluée à sa juste mesure, le modèle du porte-avions reste pertinent. Je considère que sur l’ensemble des théâtres d’opération actuels, et notamment vis-à-vis de la menace missile hypervéloce, la base aérienne la plus sûre est le porte-avions Charles de Gaulle. Un missile hypervéloce est capable de frapper une cible fixe. En revanche, vis-à-vis d’une cible mobile comme un porte-avions — qui est en mesure de se diluer dans le trafic maritime, de prendre du champ dans le vaste espace océanique et qui en l’espace d’une nuit traverse 1000 kilomètres —, la chaîne d’engagement sera très complexe.
En quelques décennies, la Royal Navy, qui autrefois régnait sur les mers, et qui a conservé d’importantes capacités jusqu’à la fin de la guerre froide, a littéralement fondu. Comment expliquer une telle situation ?
Il y a eu entre les États-Unis et la Grande-Bretagne une inversion de puissance à l’occasion de la Seconde Guerre mondiale. Les États-Unis ont pris le leadership mondial du seapower. C’était la première étape. Il y a aussi eu l’échec de l’opération de Suez (4) menée avec la France, qui a conduit les Britanniques à s’aligner sur une dissuasion américaine avec le traité de Nassau en 1962 leur permettant de se fournir en missiles Polaris auprès des Américains. La France, de son côté, a fait le choix d’une dissuasion nucléaire totalement indépendante. La troisième étape fut celle du repli « East of Suez » en 1967 (5), lors de laquelle la décision a été prise par Londres de fermer toutes les bases prépositionnées en Asie du Sud-Est et de se recentrer sur la péninsule Arabo-Persique.
La situation de la Royal Navy est le fruit de l’Histoire. Pour la France, elle est une marine jumelle. Nous avons globalement les mêmes caractéristiques, les mêmes défis également, et nous nous comparons énormément. De plus, nous avons des échanges de personnels, avec des officiers britanniques insérés sur nos bâtiments et vice-versa. Il y a également des officiers britanniques insérés dans nos états-majors. Le chef d’état-major de la marine échange quasiment quotidiennement avec son homologue britannique et avec son homologue américain également.
Passée la phase des années 2010 où il y a eu énormément d’engagements opérationnels à terre — Londres s’étant inscrit dans le sillage de Washington en Afghanistan et en Irak —, nous constatons une remontée en puissance de la marine britannique. En effet aujourd’hui, ils disposent de deux porteavions. Ils ont commandé des F-35B aux États-Unis qui sont en phase de test à bord du Queen Elizabeth. En parallèle, les Britanniques développent aussi des frégates du type 26 et 31. L’activité de la Royal Navy est assez soutenue, avec un modèle
Sur l’ensemble des théâtres d’opération actuels, et notamment visà-vis de la menace missile hypervéloce, la base aérienne la plus sûre est le porteavions Charles de Gaulle.
similaire au nôtre, à savoir que 24h/24, 365 jours par an, ils sont présents sur toutes les mers du globe.
Puisque la France et le Royaume Uni sont des marines jumelles, la marine française peut-elle être confrontée aux problèmes rencontrés par la Royal Navy ?
Nous tirons clairement des leçons du problème de ressources humaines rencontré par les Britanniques dans les années 2010. Mais aussi de choix capacitaires peu pertinents qu’ils ont réalisés. Par exemple, en fusionnant la composante aéronavale embarquée sur leur porte-avions avec la Royal Air Force ; ce qui va clairement constituer un obstacle pour la remontée en puissance de leurs porte-avions. Ils ont également, purement et simplement abandonné leur composante PATMAR (patrouille maritime) qui devrait remonter en puissance avec l’achat de PATMAR américains P-8 Poséidon (première livraison la semaine dernière). Mais cela prendra probablement plusieurs années. D’où l’importance stratégique du maintien des compétences, que j’évoquais précédemment, et qui est quelque chose qui se crée et qui constitue un trésor précieux à entretenir. Une fois que vous avez supprimé une composante, il est très compliqué de la reconstituer.
Est-ce que la France envisage, comme les Britanniques, de construire un second porte-avions ?
Dans les mois qui viennent, une décision sera prise par le président de la République. Ce type de choix relève de la fonction régalienne la plus élevée.
Nous avons plusieurs options : type de propulsion, taille du bateau, appareil à mettre en oeuvre (chasseur, drones…). Toutes ces options sont sur la table, avec leurs avantages et inconvénients. Nous, marins, appelons évidemment de nos voeux ce deuxième porte-avions, mais le choix ne nous revient pas. L’avantage de disposer de deux porte-avions, c’est la permanence d’alerte opérationnelle. Pour assurer une vraie permanence à la mer, il en faudrait trois.
Quid des capacités navales américaines ? Alors que les Américains font face à d’importants défis pour renouveler leur flotte, l’US Navy a-t-elle toujours les moyens de ses ambitions ? C’est une question qui se pose si l’on est admiratif de l’US Navy. Or tout le monde est admiratif de l’US Navy. Si la fin de l’imperium américain est annoncé depuis de nombreuses années, nous constatons — parce que nous travaillons très régulièrement avec eux — que pour l’instant, ils surclassent tout le monde. Le budget de la défense américaine est égal à la somme des neuf suivants. Ils opèrent sur l’ensemble de la planète. Leurs deux derniers super porte-avions, de la classe Gerald R. Ford, disposent de capacités de renseignement et cyber bien plus sophistiquées que les autres marines. En travaillant avec eux, nous, marins français, nous constatons que leur supériorité navale n’est pas remise en cause actuellement. Elle est certes disputée, elle le sera d’autant plus dans un avenir proche, mais avant qu’elle le soit au niveau mondial, je pense qu’il va encore s’écouler quelques années.
Ce qui est important pour nous, c’est de conserver vis-à-vis d’eux le benchmarking. C’est la raison pour laquelle nous
Si la fin de l’imperium américain est annoncé depuis de nombreuses années, nous constatons — parce que nous travaillons très régulièrement avec eux — que pour l’instant, ils surclassent tout le monde.
saisissons toutes les opportunités possibles et imaginables pour travailler avec eux, dans le but d’assurer la si précieuse génération de compétences. En même temps, nous développons avec eux nos propres capacités en perspective de la remontée en puissance des porte-avions. Les Américains sont en permanence en train de développer de nouvelles capacités de transmission, de nouvelles capacités de systèmes d’information et de communication et se frotter à eux, c’est vraiment une faculté de génération de compétence très importante.
Selon Hervé Coutau-Bégarie, la Marine américaine constituerait la seule puissance navale de premier rang. Washington doit-il s’attendre à faire face à de la concurrence sur les mers du globe dans les années à venir en tant que puissance navale mondiale de premier rang ?
Dans les années 1990, on était plutôt orienté sur le brownwater, c’est-à-dire le combat littoral. Aujourd’hui, nous constatons une remise au goût du jour du principe de supériorité aéromaritime, qui sera fondamentale dans les années à venir vis-à-vis d’adversaires potentiels. Les États-Unis ont coutume de désigner assez clairement leurs adversaires potentiels. Dans cette perspective, ils considèrent que la supériorité aéromaritime en pleine mer est un enjeu déterminant. Nous partageons cette analyse. Dans ce contexte de montée en puissance des multilatéralismes de puissance navale, nous pensons, comme les Américains, que la supériorité maritime sera déterminante, c’est-à-dire que le sea control est essentiel. Le développement de la pensée stratégique maritime porte là-dessus.
Justement, les marines asiatiques connaissent une véritable course aux armements sans précédent, qui expliquerait le basculement vers l’Asie — au détriment de l’Europe — dans l’équilibre des puissances navales. Quid de cette réalité ?
Le porte-avions français est un catalyseur de défense européenne. Pour chacun des déploiements que nous avons réalisés — et les prochains à venir n’échapperont pas à cette règle —, nous avons invité nos partenaires européens à participer. Pourquoi ? Pour les mêmes raisons que j’évoquais tout à l’heure : nos partenaires danois, belges, espagnols, portugais, britanniques, allemands ou grecs, ont parfaitement compris que le porte-avions est un générateur de compétences et qu’il tire vraiment les compétences des marines vers le haut. La France aspire à ce qu’il y ait une prise de conscience européenne de ces capacités et que d’ailleurs les Britanniques — à l’instar de ce qu’on fait dans la marine française — fassent la même chose. La marine française se joindra volontiers à des déploiements de porte-avions britanniques avec d’autres navires et marines européennes. Avec à terme trois porteavions — en comptant les porte-avions espagnol et italien qui mettront en oeuvre le F-35B —, l’Union européenne aura une vraie capacité européenne de mise en oeuvre de groupe aéronaval. Nous sommes dans une logique de montée en puissance et il ne me semble pas que l’Europe soit en retard sur ce plan-là. Nous disposons de savoir-faire, et nous saurions tout à fait les mettre en valeur sur les théâtres d’opération.
En Asie, à l’instar de ce que je vous disais à l’instant, le Japon et la Corée du Sud montent en puissance sur la mise en oeuvre de porte-avions grâce à la mise en oeuvre de F-35B à partir de navires d’assaut amphibies. Ils transforment l’objectif initial de ces navires en capacités de porte-avions. Maintenant, il va falloir qu’ils développent un savoir-faire que nous possédons déjà. L’emploi opérationnel n’aura donc pas lieu d’ici demain. Cette course à l’armement en Asie s’explique tout simplement par la volonté des acteurs de cette région de répondre à la montée en puissance de la Chine, qui met en cause le droit international — la convention de Montego Bay — en disputant à des pays leur zone économique exclusive. C’est notamment le cas dans l’archipel indonésien des Natuna, dans lequel la marine chinoise fait des intrusions ou des incursions. À l’instar de nos camarades américains, la France est vraiment attachée à ces principes de respect du droit international, des ZEE, et des principes de liberté de navigation. C’est la raison pour laquelle nous envoyons régulièrement des frégates dans le détroit de Taïwan, ou au large des Spratleys, pour affirmer notre attachement à ces principes fondamentaux. Nous le ferons à nouveau durant la mission « Jeanne d’Arc » avec le
Mistral, qui part en février 2020. Nous aurons également le Prairial au printemps prochain qui fera une mission en mer de Chine selon ces mêmes principes.
Le Supreme Allied Commander de l’OTAN en Europe (20092013), James Stavridis, a dit que la prochaine guerre commencerait par la pêche. Or la pêche, c’est notamment l’exploitation des réserves halieutiques dans les zones économiques exclusives.
Notes
(1) Avion de surveillance aérienne et de commandement aéroporté AWACS2 développé par le constructeur américain Northrop Grumman (NdlR). (2) Un passage par lequel les marins français s’efforcent de passer régulièrement pour affirmer notre attachement à la liberté de navigation. (3) https://bit.ly/2vQOAbn
(4) Opération militaire franco-israélo-britannique menée en 1956 durant la crise du canal de Suez en réaction à la nationalisation du canal de Suez par le colonel Nasser, raïs d’Égypte.
(5) En 1967, le Premier ministre britannique Harold Wilson a annoncé que les troupes britanniques seraient retirées en 1971 des grandes bases militaires d’Asie du Sud-Est, principalement en Malaisie, à Singapour et à Aden. Cette expression est entrée dans la langue vernaculaire.