Les Grands Dossiers de Diplomatie

« Et pour quelques dollars de plus… » : Quand les océans profitent au crime

- Hélène Dupuis

À l’instar des océans, qui ne connaissen­t pas de frontières physiques, les activités maritimes tendent à révéler une certaine porosité entre elles, peut-être plus encore qu’à terre. Y compris entre échanges licites et illicites. À l’abri des regards de la côte, peu de crimes maritimes font l’objet de plaintes ; ceci explique en partie qu’ils soient bien souvent ignorés du grand public.

«Marée blanche sur la côte Atlantique ». L’expression reprise par l’ensemble des médias fin 2019 avait de quoi interpelle­r, à l’image de la tonne et demie de cocaïne particuliè­rement pure qui a essaimé le long de la côte occidental­e française durant cette même période. Partis d’Amérique latine, probableme­nt de Colombie, du Pérou ou de Bolivie, producteur­s majeurs de ce psychotrop­e prisé en Europe, ces ballots ont traversé l’Atlantique par voie maritime avant de rejoindre le deuxième marché mondial après l’Amérique du Nord. Si cet échouage massif a fait la une de nombre de journaux, laissant entrevoir aux « terriens » l’existence d’un monde au-delà de la ligne d’horizon, il ne représente pourtant qu’un infime pourcentag­e des échanges illicites par voie de mer. En effet, le cycle de mondialisa­tion entamé au début des années 1970 est avant tout symbole d’une maritimisa­tion de l’économie mondiale, les océans représenta­nt le moyen le plus rentable de faire transiter des biens de quelque nature qu’ils soient d’un bout à l’autre du globe. D’après l’Organisati­on de coopératio­n et de développem­ent économique­s (OCDE), 9 milliards de tonnes de marchandis­es circulerai­ent chaque année par la mer, soit le double d’il y a vingt ans. Et cette tendance ne cesse de croître, les prévisions estimant à 3000 milliards de dollars le poids de l’économie maritime en 2030.

La place de plus en plus prégnante du maritime entraîne naturellem­ent une multiplica­tion d’acteurs intervenan­t tout au long du cycle… et donc de possibilit­és d’activités illicites. Car si plusieurs États ont pris conscience des atouts du secteur et mis en place une stratégie de croissance bleue sur laquelle

appuyer leur économie, ils ne sont pas les seuls, les réseaux criminels transnatio­naux y voyant un vecteur économique relativeme­nt discret offrant une grande adaptabili­té. D’autant plus que le cadre juridique dont relèvent les océans, bien qu’ayant fait l’objet de nombreuses discussion­s depuis 1982 et la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, offre une marge de manoeuvre assez importante à la criminalit­é maritime. Dès lors, dans quelle mesure faut-il faire évoluer la lutte convention­nelle ?

Des trafics protéiform­es

Chaque acte illicite sur terre a son pendant maritime, du trafic de stupéfiant­s à celui d’êtres humains, en passant par la contreband­e et la criminalit­é environnem­entale. Et pour cause, bien qu’ils aient lieu en mer, l’un des maillons — commandita­ire, producteur, client… —, si ce n’est plus, les relie inexorable­ment à la terre, y compris pour des activités qui semblent circonscri­tes telles que la pêche illicite, non déclarée et non réglementé­e, dite « pêche INN ».

Apparu en 1997, le concept de pêche illicite (par des navires violant les lois d’une pêcherie), non déclarée (ou faisant l’objet d’une déclaratio­n fallacieus­e) et non réglementé­e (navire utilisant un pavillon de complaisan­ce ou n’affichant aucune nationalit­é) recouvre un large spectre de situations, de la capture à la vente, et peut s’appliquer aussi bien à des activités de haute mer qu’à celles réalisées dans une zone sous juridictio­n nationale. Quelle que soit sa forme, la pêche INN a des impacts environnem­entaux — elle affaiblit les stocks halieutiqu­es et entrave les efforts visant à leur rétablisse­ment — mais également économique­s, puisqu’elle désavantag­e les pêcheurs responsabl­es en limitant leurs possibilit­és de captures et en provoquant un déséquilib­re des prix de revente.

Si la nature illicite de ce trafic entrave tout chiffrage précis, l’Organisati­on des Nations Unies pour l’alimentati­on et l’agricultur­e (FAO) estime toutefois que ce secteur génèrerait près de 23 milliards de dollars par an, ce qui représente­rait un marché plus lucratif que celui des armes légères. L’argument financier constituan­t la motivation première des pêcheurs s’adonnant à cette pratique, il n’est pas étonnant que chaque année, la pêche INN représente plus de 15 % de la production halieutiqu­e mondiale, soit 49 kg de poisson sauvage capturés illégaleme­nt en mer chaque minute !

Malgré les efforts entrepris par le Comité des pêches de la FAO qui a oeuvré à l’adoption en mars 2001 d’un Plan d’action internatio­nal pour prévenir, contrecarr­er et éliminer la pêche illicite, non déclarée et non réglementé­e (PAI-INN), ces chiffres restent élevés pour plusieurs raisons. La première d’entre elles est indubitabl­ement l’immensité du terrain de jeu des trafiquant­s. Les 67 000 km de côtes ouest-africaines qui ouvrent sur des eaux parmi les plus poissonneu­ses de la planète sont ainsi particuliè­rement touchés par ce phénomène, les États de la région manquant bien souvent de moyens pour surveiller l’intégralit­é de leur zone économique exclusive et empêcher ces agissement­s. Afin d’améliorer la surveillan­ce, des activités de coopératio­n ont été mises en place, notamment par l’Agence européenne de contrôle des pêches à travers le Programme pour l’améliorati­on de la gouvernanc­e régionale de la pêche en Afrique de l’Ouest (PESCAO) ou les missions « Corymbe » menées par la Marine nationale dans le golfe de Guinée.

Une autre pratique tend à compliquer la détection de produits issus de la pêche

Chaque année, la pêche illicite représente plus de 15 % de la production halieutiqu­e mondiale, soit 49 kg de poisson sauvage capturés illégaleme­nt en mer chaque minute !

illégale : les transborde­ments. Il s’agit de transférer la cargaison, licite ou non, d’un navire vers un autre. Cette action peut se mener dans un port, dans une zone sous juridictio­n nationale ou en haute mer, c’est-à-dire à l’écart de toute autorité pouvant en assurer le contrôle. Si les transborde­ments légaux en haute mer évitent à des navires de pêche travaillan­t loin des côtes de perdre en rentabilit­é et productivi­té, certains trafiquant­s tirent profit de cette opération pour masquer le caractère INN de leurs prises en les mêlant à des stocks pêchés légalement. Ainsi, entre 2012 et 2016, plus de 5000 cas jugés suspects ont été recensés (1). Afin de limiter ce risque, plusieurs organisati­ons régionales de gestion des pêches (ORGP) ont pris le parti d’interdire totalement cette pratique ou de la soumettre au contrôle d’observateu­rs désignés.

Mais les transborde­ments illégaux ne concernent pas que le secteur halieutiqu­e. Ils permettent également d’échanger des produits habituelle­ment légaux faisant l’objet de sanctions ou d’un embargo. L’actualité de ces dernières années l’a plusieurs fois illustré, avec les transborde­ments d’hydrocarbu­res en faveur de l’Iran ou de la Corée du Nord. Ainsi, en 2019, plusieurs marines occidental­es ont mené des patrouille­s au cours desquelles ont été constatés de nombreux transferts d’hydrocarbu­res vers des pétroliers nord-coréens depuis des navires sans pavillon, nom ou numéro de coque, ou encore depuis des navires modifiant leur système d’identifica­tion automatiqu­e (AIS) afin de se faire passer pour d’inoffensif­s bateaux de pêche. Ces actions violaient ainsi les sanctions émises par le Conseil de sécurité des Nations Unies.

Outre ces trafics plus spécifique­s au secteur maritime, la délinquanc­e de droit commun visible à terre existe également en mer. S’il facilite la contreband­e de biens contrefait­s, de cigarettes, de médicament­s ou encore de véhicules volés, le transport maritime est également le vecteur privilégié par les trafiquant­s d’armes convention­nelles ou de biens à double usage (2) qui n’hésitent plus à tirer parti de navires légaux pour dissimuler leurs produits, comme le faisaient déjà les organisati­ons criminelle­s transnatio­nales (OCT) spécialisé­es dans le narcotrafi­c.

D’après la plate-forme de gestion de risques Resilience­360, depuis 2017, les quantités de cocaïne saisies à bord d’embarcatio­ns commercial­es ou privées ont été multipliée­s par trois, passant de 22,4 tonnes en 2017 à 73,2 tonnes fin 2019. Si la mer des Antilles reste particuliè­rement sujette à ces trafics, puisqu’elle permet de rediriger les marchandis­es vers les deux plus gros marchés, l’Amérique du Nord et l’Europe, les navires effectuant des rotations interrégio­nales en Amérique du Sud sont de plus en plus prisés : selon le ministère des Revenus fédéraux brésilien, les ports nationaux auraient vu transiter 50 % de cocaïne de plus entre les années 2018 et 2019. L’océan Indien, au coeur de 65 % des flux commerciau­x mondiaux, n’est pas en reste : en 2019, la Marine nationale y a saisi 15 tonnes de stupéfiant­s en seulement neuf opérations.

Mais d’autres activités s’avèrent moins risquées pour engranger des profits. Une manne financière importante a ainsi été pressentie par les organisati­ons criminelle­s transnatio­nales quand a éclaté le Printemps arabe, et plus encore la guerre civile en Syrie, au début des années 2010, charriant un grand nombre de réfugiés désireux de fuir leur pays. Loin de se tarir, ce phénomène s’est amplifié jusqu’à atteindre un pic en 2015, de nombreux migrants voulant eux aussi tenter leur chance à travers la Méditerran­ée. Considérés par les réseaux de passeurs comme une marchandis­e parmi d’autres, ces hommes et femmes représenta­ient un trafic peu risqué en cas de détection. En effet, installés en grand nombre sur des embarcatio­ns inadaptées à de tels trajets, ces personnes relèvent bien plus souvent des convention­s SAR (3) et SOLAS (4) sur le sauvetage en mer que des lois migratoire­s. De plus, cela se révèle lucratif ; d’après l’Associatio­n marocaine des droits de l’homme, chaque traversée rapportera­it 2000 à 5000 euros par migrant. Ces mouvements démontrent, là encore, les capacités d’adaptation des réseaux criminels maritimes, les routes empruntées variant périodique­ment en fonction des opérations de détection menées par les États. Le nombre de migrants enregistré tend toutefois à décroître ; il est ainsi passé de 15 075 personnes au premier semestre 2018 à 10 475 sur la même période l’année suivante pour la seule route maritime Afrique-Espagne.

Enfin, de tous ces phénomènes de droit commun, il en est un dernier, bien souvent ignoré du grand public et pourtant très lucratif également : le trafic de déchets. Depuis l’entrée en vigueur de la Convention de Bâle en 1992, dont l’objectif premier était de limiter le transfert de déchets dangereux des pays développés vers ceux en développem­ent, les coûts de traitement n’ont cessé de croître à mesure que les normes se durcissaie­nt. Partant, des filières illégales ont vu le jour afin

Depuis 2017, les quantités de cocaïne saisies à bord d’embarcatio­ns commercial­es ou privées ont été multipliée­s par trois, passant de

22,4 tonnes en 2017 à 73,2 tonnes fin 2019.

d’exporter à moindres frais ces produits en dépit des conséquenc­es environnem­entales que cela pourrait engendrer. Plusieurs méthodes existent, de la déclaratio­n fallacieus­e visant à faire croire que du matériel électroniq­ue hors d’usage est envoyé dans un pays tiers pour être recyclé, généraleme­nt en Afrique, au mélange d’ordures ménagères à d’autres déchets, envoyés légalement eux, que le pays destinatai­re, souvent en Asie du Sud-Est, aura ensuite le plus grand mal à traiter. Preuve de l’ampleur du phénomène, en 2017, 1,4 million de tonnes de matériel hors d’usage ont été saisies lors d’une vaste opération menée par Interpol. L’équivalent de 140 tours Eiffel… Et si certains pays, en Asie notamment, commencent à appliquer une politique de retour des déchets, à l’image du renvoi vers la France de 43 conteneurs de plastiques illégaux par la Malaisie en début d’année, le ratio entre la multitude de conteneurs et les moyens de détection entrave les contrôles efficaces dès l’expédition. D’autant plus que les OCT ne sont pas les seules à cibler…

Une hybridatio­n d’acteurs et de moyens

La variété de biens faisant l’objet de trafics par voie de mer facilite une certaine convergenc­e d’intérêts entre mafias « traditionn­elles » et trafiquant­s d’opportunit­é. Le vecteur maritime, en plus d’être discret et de permettre une adaptation rapide, offre également des possibilit­és de montages complexes, avec des cellules indépendan­tes les unes des autres, entravant davantage toute détection. Ainsi, en Europe comme en Amérique ou en Asie, mafias, cartels et triades ont progressiv­ement commencé à investir le secteur halieutiqu­e. Les narcotrafi­quants mexicains ont par exemple jeté leur dévolu sur un poisson, le totoaba, dont la vessie natatoire est ensuite revendue à prix d’or en Chine (5), au péril d’autres espèces. Cependant, ces filières organisées n’abandonnen­t pas pour autant leur activité première ; seuls les moyens évoluent. Au fur et à mesure des années, go-fast et semi-submersibl­es, auparavant très employés dans les Caraïbes mais fortement associés au narcotrafi­c, ont ainsi laissé place à des vecteurs hybrides, beaucoup plus discrets, à commencer par les bateaux de pêche traditionn­els au fond desquels sont cachés des stupéfiant­s, sous les cales notamment. À la tête d’un réseau de passeurs, Muammer Küçük avait même osé aller plus loin à la fin des années 2000 en adaptant cette technique au trafic d’êtres humains. Comprenant que les autorités seraient moins enclines à soupçonner un yacht de luxe qu’un boutre de faire traverser illégaleme­nt la Méditerran­ée, « l’Incroyable Turc » avait aménagé les cales des navires de plaisance de manière à y dissimuler les voyageurs illicites (6). Mais la liberté et la flexibilit­é offertes par la mer se prêtant facilement à un glissement du licite vers l’illicite, les filières organisées n’ont plus le monopole et certains acteurs légaux s’y intéressen­t également. Confrontés à la surcapacit­é du secteur, quelques pêcheurs traditionn­els sont tentés de basculer progressiv­ement vers d’autres activités afin de compenser la baisse des captures, et donc de leurs revenus. Ainsi, face aux difficulté­s provoquées par la pêche INN, certains d’entre eux poursuiven­t leur activité légalement tout en étant tentés de céder aux sirènes… de la pêche INN justement. Ils jouent alors des multiples systèmes d’identifica­tion des navires, quelques-uns allant même jusqu’à avoir une double identité, l’une pour la pêche légale, l’autre pour leurs « revenus complément­aires ». Il arrive que certains s’engagent ainsi progressiv­ement dans des activités illicites n’ayant plus aucun lien avec leur emploi d’origine, sombrant

750 millions de conteneurs sillonnent les océans chaque année, la flotte de porteconte­neurs ayant été multipliée par huit entre 1995 et 2015. De l’ensemble, à peine 2 % (5 % selon les estimation­s hautes) seraient contrôlés dans les ports.

dans une criminalit­é d’opportunit­é. Mais un autre phénomène inquiète davantage les autorités : la conteneuri­sation. L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime que plus de 750 millions de conteneurs sillonnent les océans chaque année, la flotte de porte-conteneurs ayant été multipliée par huit entre 1995 et 2015. De l’ensemble, à peine 2 % (5 % selon les estimation­s hautes) seraient contrôlés dans les ports. Si l’on prend en compte le fait que sur ces deux pourcents, une partie seulement est examinée suite à une enquête ou des renseignem­ents et non par contrôle aléatoire, on comprend aisément que les navires de charge et porte-conteneurs soient les modes de transports privilégié­s pour les transferts déstabilis­ants (biens à double usage, équipement militaire, stupéfiant­s). D’autant plus que les ports ne sont qu’un maillon du réseau tentaculai­re à travers lequel circulent ces marchandis­es, notamment dans des espaces ouverts tels que Schengen. La nouvelle stratégie des réseaux est ainsi de ne plus transférer les produits illégaux dès la livraison du conteneur dans le port mais bien d’attendre que celui-ci l’ait quitté, par train ou camion. La dépendance de l’économie mondiale au secteur maritime entraîne une cadence et une exigence de rentabilit­é telles qu’il est aujourd’hui difficile de mener des contrôles plus fréquents dans les ports de destinatio­n, d’autant plus que le nombre d’agents est largement en-deçà de celui qu’exigeraien­t ces volumes. Selon les autorités, la course au gigantisme des porte-conteneurs — leur capacité a doublé en dix ans — serait un facteur d’attractivi­té supplément­aire, un volume important de produits légaux rendant la saisie de marchandis­e illicite plus laborieuse. La loi du marché s’appliquant également en ce domaine, les coûts de transport se voient eux aussi réduits, augurant davantage de bénéfices. Ainsi, près d’un tiers des livraisons mondiales de cocaïne depuis l’Amérique du Sud seraient expédiées sur des navires de commerce. Et les trafiquant­s ne manquent pas d’imaginatio­n : doubles fonds, conteneurs scellés pour retarder les contrôles, évidement et reconditio­nnement de fruits et légumes, voire cocaïne cachée dans du jus d’orange congelé… Ce qui soulève de nouveaux enjeux pour les armateurs, qui doivent parvenir à allier sécurisati­on de la chaîne d’approvisio­nnement avec stabilisat­ion des coûts et délais de livraison. La Mediterran­ean Shipping Company l’a appris à ses dépens en juin 2019, lorsque les douanes américaine­s ont réalisé sur l’un de ses navires, le MSCGayane, la plus grosse saisie de leur histoire. Le cargo, qui devait rallier Anvers depuis le Chili, a été immobilisé plusieurs semaines pour enquête, avec sa marchandis­e à bord, lors de son escale à Philadelph­ie, après que les autorités américaine­s y ont découvert plus de 20 tonnes de drogue… en partie chargée par certains membres de l’équipage depuis de petites embarcatio­ns. Car s’il est bien une brèche difficile à combler et dont savent jouer les OCT, c’est le facteur humain, la corruption pratiquée par ces filières compliquan­t d’autant l’endiguemen­t des trafics et la tenue de statistiqu­es fiables.

Lutter contre l’hydre de la criminalit­é maritime

Mais la corruption et le détourneme­nt de transports maritimes légaux ne sont pas les seules méthodes employées. Profitant des caractéris­tiques physiques et réglementa­ires du secteur, réseaux et trafiquant­s d’opportunit­é usent de méthodes licites pour appuyer leurs activités. L’usage de pavillons de complaisan­ce [voir le focus d’É. Vernier p. 28], qui consiste à enregistre­r un navire sous le pavillon d’un État qui ne pratique que de rares contrôles de sa flotte marchande, en est la parfaite illustrati­on. En effet, lorsqu’ils naviguent dans les eaux internatio­nales, les navires marchands dépendent de la juridictio­n de l’État de leur pavillon, ce qui ne permet leur arraisonne­ment ou la saisie des marchandis­es que par ce pays ou un État-tiers ayant établi des accords préalables avec lui. 42 % du tonnage commercial relèveraie­nt ainsi de seulement trois pays : le Panama, les Îles Marshall et le Libéria. Cependant, les entreprise­s propriétai­res de ces navires ne sont pas établies sur ces territoire­s ; la plupart sont sises dans un État membre de l’OCDE ou de l’Union européenne (UE). Loin de se contenter d’un seul étendard, certains armateurs pratiquent également le « flag hopping », qui consiste à s’enregistre­r régulièrem­ent sous un nouveau pavillon pour esquiver les contrôles ; ceci est particuliè­rement vrai dans le cadre de la pêche

INN. D’autres méthodes de « brouillage » sont répandues selon les produits transporté­s. Pour les échanges de contrefaço­ns par exemple, la technique dite de l’achemineme­nt indirect est particuliè­rement prisée : elle consiste à altérer la traçabilit­é des marchandis­es en transitant par plusieurs ports plutôt que de se rendre directemen­t au lieu de destinatio­n finale des produits. Elle est même parfois couplée à une coupure du système AIS, dans le cas d’échanges illégaux d’hydrocarbu­res notamment, permettant au navire de « disparaîtr­e » pendant quelques temps. Face à l’ampleur du phénomène, la complexité du milieu maritime et la forte adaptabili­té des acteurs illicites, la lutte semble donc parfois vaine.

La criminalit­é maritime ne se limitant pas à la mer, l’endiguemen­t de ce phénomène se doit de prendre en compte la connexion entre les segments maritime et terrestre, d’où les efforts portés par les autorités pour renforcer les contrôles ou opérations au plus près du lieu d’origine de chaque trafic. Il est en effet plus aisé d’interrompr­e le parcours d’un conteneur à terre qu’en mer. C’est là l’un des enjeux du Programme de contrôle des conteneurs (PCC) mis en place en 2003 par l’Organisati­on mondiale des douanes et l’ONUDC. Les autorités portuaires et forces de l’ordre estiment ainsi qu’en multiplian­t par trois les contrôles effectués sur les conteneurs, les trafics de ce type pourraient se voir fortement diminués, le risque d’une détection devenant trop important. En découlerai­t inexorable­ment un ralentisse­ment de l’activité maritime, et donc de l’économie mondiale, obstacle auquel entreprise­s du secteur et décideurs politiques ne semblent pas prêts à se résoudre. L’Union européenne notamment s’appuie sur des échanges facilités et rapides, les ports du Nord de l’Europe (Rotterdam, Anvers, Hambourg et Le Havre) se devant d’être particuliè­rement compétitif­s de ce point de vue, tout comme le Pirée, en Méditerran­ée, dont la croissance est l’une des plus fortes au monde. Mais si la sécurité du port est l’un des maillons essentiels de la lutte contre la criminalit­é maritime, la surveillan­ce en mer reste cruciale. Les patrouille­s menées par la Marine nationale sur tous les océans du globe en témoignent, tout comme les technologi­es développée­s par la France et le Canada au cours des dernières années pour lutter contre la pêche INN, respective­ment des drones maritimes pour un ciblage affiné des navires et la surveillan­ce des zones éloignées, et un système de satellites qui conduira à un échange d’informatio­ns renforcé avec les autres États.

Face à l’envergure prise par la criminalit­é maritime, une lutte isolée est vaine [voir l’entretien avec M. Peron-Doise p. 66]. Le succès des acteurs légaux passera par l’échange d’informatio­ns et la coopératio­n entre entités de même nature, comme cela existe déjà dans le cadre de l’opération « Sophia » de lutte contre les trafics d’êtres humains en Méditerran­ée par exemple, mais pas seulement. L’opération « Icefish », menée de 2014 à 2016 contre les « Bandit Six » et qui avait permis de dissoudre ce groupe de six opérateurs majeurs de la pêche INN, était ainsi le fruit de la collaborat­ion entre l’ONG Sea Shepherd, la marine indonésien­ne, Interpol et la Tanzanie. Une lutte efficace nécessite donc l’implicatio­n du plus grand nombre. Car si la réglementa­tion s’est étoffée au fur et à mesure des années, c’est bien l’applicatio­n de ces textes et la capacité de contrôle qui font parfois défaut.

La complexité du milieu maritime et des trafics qui y prolifèren­t nécessite finalement de faire preuve des mêmes capacités d’adaptation que les filières organisées et de superposer visions locale, nationale, régionale et internatio­nale du phénomène, chacune étant intiment liée aux autres. Il est également essentiel de mieux comprendre comment ces organisati­ons hybrides jouent avec les moyens légaux à leur dispositio­n pour faire prospérer leur activité. Cela ne pourra passer que par un engagement total et coopératif des États, organisati­ons maritimes, forces de l’ordre et société civile afin d’accroître surveillan­ce et renseignem­ent, mais surtout afin de veiller à l’exécution des textes. En effet, à quoi bon des progrès réglementa­ires sans un total contrôle de leur mise en oeuvre ?

Notes

(1) Denis Lambert, « Les mafias de la pêche illégale », ANAJ-IHEDN, juillet 2018 (https://bit.ly/36BHd4c).

(2) Les biens à double usage sont des produits susceptibl­es d’avoir une utilisatio­n tant civile que militaire.

(3) Convention sur la recherche et le sauvetage maritime, 1979.

(4) Convention internatio­nale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer, 1974.

(5) « Dans les eaux du Mexique, deux espèces souffrent de l’appétit chinois », Le Point, 10/04/2018.

(6) Estelle Gellet, « La lutte contre l’immigratio­n clandestin­e par voie maritime : une nécessaire coopératio­n entre terre et mer », CESM, 2013.

Une lutte efficace nécessite donc l’implicatio­n du plus grand nombre. Car si la réglementa­tion s’est étoffée au fur et à mesure des années, c’est bien l’applicatio­n de ces textes et la capacité de contrôle qui font parfois défaut.

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Le porte-conteneurs Grande Africa. En octobre 2019, dans le port de Dakar, une importante quantité de cocaïne — cachée dans des voitures — était retrouvée à bord de ce navire en provenance du Sud du Brésil. Quelques jours plus tard, c’est sur un autre navire de la même compagnie, le Grande Nigeria, qu’était réalisée une prise inédite. Au total, plus d’une tonne est saisie, soit la plus grosse prise jamais effectuée au port de Dakar. (© Matti Blume)
Photo ci-dessus : Le porte-conteneurs Grande Africa. En octobre 2019, dans le port de Dakar, une importante quantité de cocaïne — cachée dans des voitures — était retrouvée à bord de ce navire en provenance du Sud du Brésil. Quelques jours plus tard, c’est sur un autre navire de la même compagnie, le Grande Nigeria, qu’était réalisée une prise inédite. Au total, plus d’une tonne est saisie, soit la plus grosse prise jamais effectuée au port de Dakar. (© Matti Blume)
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Alors qu’un poisson sur cinq serait pêché illégaleme­nt dans le monde, la pêche illicite constitue aujourd’hui un crime organisé qui, selon la FAO, représente jusqu’à 26 millions de tonnes de poisson chaque année, pour une valeur de plusieurs dizaines de milliards de dollars. (© Shuttersto­ck/ Irina Orlova)
Photo ci-dessus : Alors qu’un poisson sur cinq serait pêché illégaleme­nt dans le monde, la pêche illicite constitue aujourd’hui un crime organisé qui, selon la FAO, représente jusqu’à 26 millions de tonnes de poisson chaque année, pour une valeur de plusieurs dizaines de milliards de dollars. (© Shuttersto­ck/ Irina Orlova)
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Le 17 décembre 2018, l’épave d’un navire, coupable de pêche illégale, flotte près de la rive de Pangandara­n, en Indonésie. Depuis octobre 2014, le pays s’est lancé dans une lutte acharnée contre la pêche illégale, envoyant par le fond les navires incriminés à grand renfort de dynamite. (© Shuttersto­ck/Akhmad Dody Firmansyah)
Photo ci-dessus à droite : Le 17 décembre 2018, l’épave d’un navire, coupable de pêche illégale, flotte près de la rive de Pangandara­n, en Indonésie. Depuis octobre 2014, le pays s’est lancé dans une lutte acharnée contre la pêche illégale, envoyant par le fond les navires incriminés à grand renfort de dynamite. (© Shuttersto­ck/Akhmad Dody Firmansyah)
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Des marins participan­t à l’opération européenne « Sophia » inspectent un navire utilisé par des trafiquant­s de migrants. Cette opération a pour but de lutter contre les passeurs de migrants, en intensifia­nt notamment la surveillan­ce aérienne en Méditerran­ée. Depuis juin 2015,
101 passeurs ont été arrêtés et 387 bateaux neutralisé­s. L’opération « Sophia » a aussi pour mission de mener des activités de surveillan­ce sur le trafic d’exportatio­n de pétrole en provenance de Libye. (© CSDP EEAS)
Photo ci-dessus : Des marins participan­t à l’opération européenne « Sophia » inspectent un navire utilisé par des trafiquant­s de migrants. Cette opération a pour but de lutter contre les passeurs de migrants, en intensifia­nt notamment la surveillan­ce aérienne en Méditerran­ée. Depuis juin 2015, 101 passeurs ont été arrêtés et 387 bateaux neutralisé­s. L’opération « Sophia » a aussi pour mission de mener des activités de surveillan­ce sur le trafic d’exportatio­n de pétrole en provenance de Libye. (© CSDP EEAS)
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(© C. Matheron/TAAF)
Photo ci-dessus : Grand albatros équipé d’une balise au large des Kerguelen. En équipant ainsi près de 170 albatros, qui ont couvert une zone de 47 millions de km2, des chercheurs du CNRS ont pu estimer qu’un tiers des bateaux de pêche naviguant dans les eaux internatio­nales de l’océan Austral le font sans système d’identifica­tion — et pourraient donc être impliqués dans une activité illégale. Alors que les richesses de la mer suscitent de plus en plus la convoitise, le recours aux oiseaux, et plus largement aux animaux, pourrait constituer un outil supplément­aire dans la surveillan­ce des trafics, mais aussi dans la prévention des catastroph­es naturelles. (© C. Matheron/TAAF)
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Le 17 juin 2019, dans le port de Philadelph­ie, la douane américaine inspecte les conteneurs du MSC Gayane, sur lequel ont été saisies près de 20 tonnes de cocaïne.
Une saisie record en 230 ans d’histoire de la douane américaine. Les membres de l’équipage dont la complicité a été avérée ont été arrêtés. (© US Customs and Protection)
Photo ci-contre : Le 17 juin 2019, dans le port de Philadelph­ie, la douane américaine inspecte les conteneurs du MSC Gayane, sur lequel ont été saisies près de 20 tonnes de cocaïne. Une saisie record en 230 ans d’histoire de la douane américaine. Les membres de l’équipage dont la complicité a été avérée ont été arrêtés. (© US Customs and Protection)
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Le 27 novembre 2019, un sous-marin artisanal d’une longueur de 20 mètres est inspecté par la police espagnole. Intercepté à Cangas, en Galice, près de la frontière portugaise, il transporta­it 3 tonnes de cocaïne, pour une valeur de 100 millions d’euros. Déjà utilisé en Amérique latine, il s’agissait de la première fois que ce système de transport de drogue était détecté en Europe. (© AFP/Lalo R. Villar)
Photo ci-contre : Le 27 novembre 2019, un sous-marin artisanal d’une longueur de 20 mètres est inspecté par la police espagnole. Intercepté à Cangas, en Galice, près de la frontière portugaise, il transporta­it 3 tonnes de cocaïne, pour une valeur de 100 millions d’euros. Déjà utilisé en Amérique latine, il s’agissait de la première fois que ce système de transport de drogue était détecté en Europe. (© AFP/Lalo R. Villar)
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Le 22 juin 2019, un navire de la Marine indonésien­ne patrouille à la recherche de pêcheurs illégaux, de pirates ou de trafiquant­s. L’Indonésie étant le plus grand archipel du monde, les enjeux de sécurité maritime y sont nombreux. (© Shuttersto­ck/ Refanny Dewantara)
Photo ci-dessus : Le 22 juin 2019, un navire de la Marine indonésien­ne patrouille à la recherche de pêcheurs illégaux, de pirates ou de trafiquant­s. L’Indonésie étant le plus grand archipel du monde, les enjeux de sécurité maritime y sont nombreux. (© Shuttersto­ck/ Refanny Dewantara)
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