Les Grands Dossiers de Diplomatie
« Et pour quelques dollars de plus… » : Quand les océans profitent au crime
À l’instar des océans, qui ne connaissent pas de frontières physiques, les activités maritimes tendent à révéler une certaine porosité entre elles, peut-être plus encore qu’à terre. Y compris entre échanges licites et illicites. À l’abri des regards de la côte, peu de crimes maritimes font l’objet de plaintes ; ceci explique en partie qu’ils soient bien souvent ignorés du grand public.
«Marée blanche sur la côte Atlantique ». L’expression reprise par l’ensemble des médias fin 2019 avait de quoi interpeller, à l’image de la tonne et demie de cocaïne particulièrement pure qui a essaimé le long de la côte occidentale française durant cette même période. Partis d’Amérique latine, probablement de Colombie, du Pérou ou de Bolivie, producteurs majeurs de ce psychotrope prisé en Europe, ces ballots ont traversé l’Atlantique par voie maritime avant de rejoindre le deuxième marché mondial après l’Amérique du Nord. Si cet échouage massif a fait la une de nombre de journaux, laissant entrevoir aux « terriens » l’existence d’un monde au-delà de la ligne d’horizon, il ne représente pourtant qu’un infime pourcentage des échanges illicites par voie de mer. En effet, le cycle de mondialisation entamé au début des années 1970 est avant tout symbole d’une maritimisation de l’économie mondiale, les océans représentant le moyen le plus rentable de faire transiter des biens de quelque nature qu’ils soient d’un bout à l’autre du globe. D’après l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), 9 milliards de tonnes de marchandises circuleraient chaque année par la mer, soit le double d’il y a vingt ans. Et cette tendance ne cesse de croître, les prévisions estimant à 3000 milliards de dollars le poids de l’économie maritime en 2030.
La place de plus en plus prégnante du maritime entraîne naturellement une multiplication d’acteurs intervenant tout au long du cycle… et donc de possibilités d’activités illicites. Car si plusieurs États ont pris conscience des atouts du secteur et mis en place une stratégie de croissance bleue sur laquelle
appuyer leur économie, ils ne sont pas les seuls, les réseaux criminels transnationaux y voyant un vecteur économique relativement discret offrant une grande adaptabilité. D’autant plus que le cadre juridique dont relèvent les océans, bien qu’ayant fait l’objet de nombreuses discussions depuis 1982 et la Convention des Nations Unies sur le droit de la mer, offre une marge de manoeuvre assez importante à la criminalité maritime. Dès lors, dans quelle mesure faut-il faire évoluer la lutte conventionnelle ?
Des trafics protéiformes
Chaque acte illicite sur terre a son pendant maritime, du trafic de stupéfiants à celui d’êtres humains, en passant par la contrebande et la criminalité environnementale. Et pour cause, bien qu’ils aient lieu en mer, l’un des maillons — commanditaire, producteur, client… —, si ce n’est plus, les relie inexorablement à la terre, y compris pour des activités qui semblent circonscrites telles que la pêche illicite, non déclarée et non réglementée, dite « pêche INN ».
Apparu en 1997, le concept de pêche illicite (par des navires violant les lois d’une pêcherie), non déclarée (ou faisant l’objet d’une déclaration fallacieuse) et non réglementée (navire utilisant un pavillon de complaisance ou n’affichant aucune nationalité) recouvre un large spectre de situations, de la capture à la vente, et peut s’appliquer aussi bien à des activités de haute mer qu’à celles réalisées dans une zone sous juridiction nationale. Quelle que soit sa forme, la pêche INN a des impacts environnementaux — elle affaiblit les stocks halieutiques et entrave les efforts visant à leur rétablissement — mais également économiques, puisqu’elle désavantage les pêcheurs responsables en limitant leurs possibilités de captures et en provoquant un déséquilibre des prix de revente.
Si la nature illicite de ce trafic entrave tout chiffrage précis, l’Organisation des Nations Unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) estime toutefois que ce secteur génèrerait près de 23 milliards de dollars par an, ce qui représenterait un marché plus lucratif que celui des armes légères. L’argument financier constituant la motivation première des pêcheurs s’adonnant à cette pratique, il n’est pas étonnant que chaque année, la pêche INN représente plus de 15 % de la production halieutique mondiale, soit 49 kg de poisson sauvage capturés illégalement en mer chaque minute !
Malgré les efforts entrepris par le Comité des pêches de la FAO qui a oeuvré à l’adoption en mars 2001 d’un Plan d’action international pour prévenir, contrecarrer et éliminer la pêche illicite, non déclarée et non réglementée (PAI-INN), ces chiffres restent élevés pour plusieurs raisons. La première d’entre elles est indubitablement l’immensité du terrain de jeu des trafiquants. Les 67 000 km de côtes ouest-africaines qui ouvrent sur des eaux parmi les plus poissonneuses de la planète sont ainsi particulièrement touchés par ce phénomène, les États de la région manquant bien souvent de moyens pour surveiller l’intégralité de leur zone économique exclusive et empêcher ces agissements. Afin d’améliorer la surveillance, des activités de coopération ont été mises en place, notamment par l’Agence européenne de contrôle des pêches à travers le Programme pour l’amélioration de la gouvernance régionale de la pêche en Afrique de l’Ouest (PESCAO) ou les missions « Corymbe » menées par la Marine nationale dans le golfe de Guinée.
Une autre pratique tend à compliquer la détection de produits issus de la pêche
Chaque année, la pêche illicite représente plus de 15 % de la production halieutique mondiale, soit 49 kg de poisson sauvage capturés illégalement en mer chaque minute !
illégale : les transbordements. Il s’agit de transférer la cargaison, licite ou non, d’un navire vers un autre. Cette action peut se mener dans un port, dans une zone sous juridiction nationale ou en haute mer, c’est-à-dire à l’écart de toute autorité pouvant en assurer le contrôle. Si les transbordements légaux en haute mer évitent à des navires de pêche travaillant loin des côtes de perdre en rentabilité et productivité, certains trafiquants tirent profit de cette opération pour masquer le caractère INN de leurs prises en les mêlant à des stocks pêchés légalement. Ainsi, entre 2012 et 2016, plus de 5000 cas jugés suspects ont été recensés (1). Afin de limiter ce risque, plusieurs organisations régionales de gestion des pêches (ORGP) ont pris le parti d’interdire totalement cette pratique ou de la soumettre au contrôle d’observateurs désignés.
Mais les transbordements illégaux ne concernent pas que le secteur halieutique. Ils permettent également d’échanger des produits habituellement légaux faisant l’objet de sanctions ou d’un embargo. L’actualité de ces dernières années l’a plusieurs fois illustré, avec les transbordements d’hydrocarbures en faveur de l’Iran ou de la Corée du Nord. Ainsi, en 2019, plusieurs marines occidentales ont mené des patrouilles au cours desquelles ont été constatés de nombreux transferts d’hydrocarbures vers des pétroliers nord-coréens depuis des navires sans pavillon, nom ou numéro de coque, ou encore depuis des navires modifiant leur système d’identification automatique (AIS) afin de se faire passer pour d’inoffensifs bateaux de pêche. Ces actions violaient ainsi les sanctions émises par le Conseil de sécurité des Nations Unies.
Outre ces trafics plus spécifiques au secteur maritime, la délinquance de droit commun visible à terre existe également en mer. S’il facilite la contrebande de biens contrefaits, de cigarettes, de médicaments ou encore de véhicules volés, le transport maritime est également le vecteur privilégié par les trafiquants d’armes conventionnelles ou de biens à double usage (2) qui n’hésitent plus à tirer parti de navires légaux pour dissimuler leurs produits, comme le faisaient déjà les organisations criminelles transnationales (OCT) spécialisées dans le narcotrafic.
D’après la plate-forme de gestion de risques Resilience360, depuis 2017, les quantités de cocaïne saisies à bord d’embarcations commerciales ou privées ont été multipliées par trois, passant de 22,4 tonnes en 2017 à 73,2 tonnes fin 2019. Si la mer des Antilles reste particulièrement sujette à ces trafics, puisqu’elle permet de rediriger les marchandises vers les deux plus gros marchés, l’Amérique du Nord et l’Europe, les navires effectuant des rotations interrégionales en Amérique du Sud sont de plus en plus prisés : selon le ministère des Revenus fédéraux brésilien, les ports nationaux auraient vu transiter 50 % de cocaïne de plus entre les années 2018 et 2019. L’océan Indien, au coeur de 65 % des flux commerciaux mondiaux, n’est pas en reste : en 2019, la Marine nationale y a saisi 15 tonnes de stupéfiants en seulement neuf opérations.
Mais d’autres activités s’avèrent moins risquées pour engranger des profits. Une manne financière importante a ainsi été pressentie par les organisations criminelles transnationales quand a éclaté le Printemps arabe, et plus encore la guerre civile en Syrie, au début des années 2010, charriant un grand nombre de réfugiés désireux de fuir leur pays. Loin de se tarir, ce phénomène s’est amplifié jusqu’à atteindre un pic en 2015, de nombreux migrants voulant eux aussi tenter leur chance à travers la Méditerranée. Considérés par les réseaux de passeurs comme une marchandise parmi d’autres, ces hommes et femmes représentaient un trafic peu risqué en cas de détection. En effet, installés en grand nombre sur des embarcations inadaptées à de tels trajets, ces personnes relèvent bien plus souvent des conventions SAR (3) et SOLAS (4) sur le sauvetage en mer que des lois migratoires. De plus, cela se révèle lucratif ; d’après l’Association marocaine des droits de l’homme, chaque traversée rapporterait 2000 à 5000 euros par migrant. Ces mouvements démontrent, là encore, les capacités d’adaptation des réseaux criminels maritimes, les routes empruntées variant périodiquement en fonction des opérations de détection menées par les États. Le nombre de migrants enregistré tend toutefois à décroître ; il est ainsi passé de 15 075 personnes au premier semestre 2018 à 10 475 sur la même période l’année suivante pour la seule route maritime Afrique-Espagne.
Enfin, de tous ces phénomènes de droit commun, il en est un dernier, bien souvent ignoré du grand public et pourtant très lucratif également : le trafic de déchets. Depuis l’entrée en vigueur de la Convention de Bâle en 1992, dont l’objectif premier était de limiter le transfert de déchets dangereux des pays développés vers ceux en développement, les coûts de traitement n’ont cessé de croître à mesure que les normes se durcissaient. Partant, des filières illégales ont vu le jour afin
Depuis 2017, les quantités de cocaïne saisies à bord d’embarcations commerciales ou privées ont été multipliées par trois, passant de
22,4 tonnes en 2017 à 73,2 tonnes fin 2019.
d’exporter à moindres frais ces produits en dépit des conséquences environnementales que cela pourrait engendrer. Plusieurs méthodes existent, de la déclaration fallacieuse visant à faire croire que du matériel électronique hors d’usage est envoyé dans un pays tiers pour être recyclé, généralement en Afrique, au mélange d’ordures ménagères à d’autres déchets, envoyés légalement eux, que le pays destinataire, souvent en Asie du Sud-Est, aura ensuite le plus grand mal à traiter. Preuve de l’ampleur du phénomène, en 2017, 1,4 million de tonnes de matériel hors d’usage ont été saisies lors d’une vaste opération menée par Interpol. L’équivalent de 140 tours Eiffel… Et si certains pays, en Asie notamment, commencent à appliquer une politique de retour des déchets, à l’image du renvoi vers la France de 43 conteneurs de plastiques illégaux par la Malaisie en début d’année, le ratio entre la multitude de conteneurs et les moyens de détection entrave les contrôles efficaces dès l’expédition. D’autant plus que les OCT ne sont pas les seules à cibler…
Une hybridation d’acteurs et de moyens
La variété de biens faisant l’objet de trafics par voie de mer facilite une certaine convergence d’intérêts entre mafias « traditionnelles » et trafiquants d’opportunité. Le vecteur maritime, en plus d’être discret et de permettre une adaptation rapide, offre également des possibilités de montages complexes, avec des cellules indépendantes les unes des autres, entravant davantage toute détection. Ainsi, en Europe comme en Amérique ou en Asie, mafias, cartels et triades ont progressivement commencé à investir le secteur halieutique. Les narcotrafiquants mexicains ont par exemple jeté leur dévolu sur un poisson, le totoaba, dont la vessie natatoire est ensuite revendue à prix d’or en Chine (5), au péril d’autres espèces. Cependant, ces filières organisées n’abandonnent pas pour autant leur activité première ; seuls les moyens évoluent. Au fur et à mesure des années, go-fast et semi-submersibles, auparavant très employés dans les Caraïbes mais fortement associés au narcotrafic, ont ainsi laissé place à des vecteurs hybrides, beaucoup plus discrets, à commencer par les bateaux de pêche traditionnels au fond desquels sont cachés des stupéfiants, sous les cales notamment. À la tête d’un réseau de passeurs, Muammer Küçük avait même osé aller plus loin à la fin des années 2000 en adaptant cette technique au trafic d’êtres humains. Comprenant que les autorités seraient moins enclines à soupçonner un yacht de luxe qu’un boutre de faire traverser illégalement la Méditerranée, « l’Incroyable Turc » avait aménagé les cales des navires de plaisance de manière à y dissimuler les voyageurs illicites (6). Mais la liberté et la flexibilité offertes par la mer se prêtant facilement à un glissement du licite vers l’illicite, les filières organisées n’ont plus le monopole et certains acteurs légaux s’y intéressent également. Confrontés à la surcapacité du secteur, quelques pêcheurs traditionnels sont tentés de basculer progressivement vers d’autres activités afin de compenser la baisse des captures, et donc de leurs revenus. Ainsi, face aux difficultés provoquées par la pêche INN, certains d’entre eux poursuivent leur activité légalement tout en étant tentés de céder aux sirènes… de la pêche INN justement. Ils jouent alors des multiples systèmes d’identification des navires, quelques-uns allant même jusqu’à avoir une double identité, l’une pour la pêche légale, l’autre pour leurs « revenus complémentaires ». Il arrive que certains s’engagent ainsi progressivement dans des activités illicites n’ayant plus aucun lien avec leur emploi d’origine, sombrant
750 millions de conteneurs sillonnent les océans chaque année, la flotte de porteconteneurs ayant été multipliée par huit entre 1995 et 2015. De l’ensemble, à peine 2 % (5 % selon les estimations hautes) seraient contrôlés dans les ports.
dans une criminalité d’opportunité. Mais un autre phénomène inquiète davantage les autorités : la conteneurisation. L’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime (ONUDC) estime que plus de 750 millions de conteneurs sillonnent les océans chaque année, la flotte de porte-conteneurs ayant été multipliée par huit entre 1995 et 2015. De l’ensemble, à peine 2 % (5 % selon les estimations hautes) seraient contrôlés dans les ports. Si l’on prend en compte le fait que sur ces deux pourcents, une partie seulement est examinée suite à une enquête ou des renseignements et non par contrôle aléatoire, on comprend aisément que les navires de charge et porte-conteneurs soient les modes de transports privilégiés pour les transferts déstabilisants (biens à double usage, équipement militaire, stupéfiants). D’autant plus que les ports ne sont qu’un maillon du réseau tentaculaire à travers lequel circulent ces marchandises, notamment dans des espaces ouverts tels que Schengen. La nouvelle stratégie des réseaux est ainsi de ne plus transférer les produits illégaux dès la livraison du conteneur dans le port mais bien d’attendre que celui-ci l’ait quitté, par train ou camion. La dépendance de l’économie mondiale au secteur maritime entraîne une cadence et une exigence de rentabilité telles qu’il est aujourd’hui difficile de mener des contrôles plus fréquents dans les ports de destination, d’autant plus que le nombre d’agents est largement en-deçà de celui qu’exigeraient ces volumes. Selon les autorités, la course au gigantisme des porte-conteneurs — leur capacité a doublé en dix ans — serait un facteur d’attractivité supplémentaire, un volume important de produits légaux rendant la saisie de marchandise illicite plus laborieuse. La loi du marché s’appliquant également en ce domaine, les coûts de transport se voient eux aussi réduits, augurant davantage de bénéfices. Ainsi, près d’un tiers des livraisons mondiales de cocaïne depuis l’Amérique du Sud seraient expédiées sur des navires de commerce. Et les trafiquants ne manquent pas d’imagination : doubles fonds, conteneurs scellés pour retarder les contrôles, évidement et reconditionnement de fruits et légumes, voire cocaïne cachée dans du jus d’orange congelé… Ce qui soulève de nouveaux enjeux pour les armateurs, qui doivent parvenir à allier sécurisation de la chaîne d’approvisionnement avec stabilisation des coûts et délais de livraison. La Mediterranean Shipping Company l’a appris à ses dépens en juin 2019, lorsque les douanes américaines ont réalisé sur l’un de ses navires, le MSCGayane, la plus grosse saisie de leur histoire. Le cargo, qui devait rallier Anvers depuis le Chili, a été immobilisé plusieurs semaines pour enquête, avec sa marchandise à bord, lors de son escale à Philadelphie, après que les autorités américaines y ont découvert plus de 20 tonnes de drogue… en partie chargée par certains membres de l’équipage depuis de petites embarcations. Car s’il est bien une brèche difficile à combler et dont savent jouer les OCT, c’est le facteur humain, la corruption pratiquée par ces filières compliquant d’autant l’endiguement des trafics et la tenue de statistiques fiables.
Lutter contre l’hydre de la criminalité maritime
Mais la corruption et le détournement de transports maritimes légaux ne sont pas les seules méthodes employées. Profitant des caractéristiques physiques et réglementaires du secteur, réseaux et trafiquants d’opportunité usent de méthodes licites pour appuyer leurs activités. L’usage de pavillons de complaisance [voir le focus d’É. Vernier p. 28], qui consiste à enregistrer un navire sous le pavillon d’un État qui ne pratique que de rares contrôles de sa flotte marchande, en est la parfaite illustration. En effet, lorsqu’ils naviguent dans les eaux internationales, les navires marchands dépendent de la juridiction de l’État de leur pavillon, ce qui ne permet leur arraisonnement ou la saisie des marchandises que par ce pays ou un État-tiers ayant établi des accords préalables avec lui. 42 % du tonnage commercial relèveraient ainsi de seulement trois pays : le Panama, les Îles Marshall et le Libéria. Cependant, les entreprises propriétaires de ces navires ne sont pas établies sur ces territoires ; la plupart sont sises dans un État membre de l’OCDE ou de l’Union européenne (UE). Loin de se contenter d’un seul étendard, certains armateurs pratiquent également le « flag hopping », qui consiste à s’enregistrer régulièrement sous un nouveau pavillon pour esquiver les contrôles ; ceci est particulièrement vrai dans le cadre de la pêche
INN. D’autres méthodes de « brouillage » sont répandues selon les produits transportés. Pour les échanges de contrefaçons par exemple, la technique dite de l’acheminement indirect est particulièrement prisée : elle consiste à altérer la traçabilité des marchandises en transitant par plusieurs ports plutôt que de se rendre directement au lieu de destination finale des produits. Elle est même parfois couplée à une coupure du système AIS, dans le cas d’échanges illégaux d’hydrocarbures notamment, permettant au navire de « disparaître » pendant quelques temps. Face à l’ampleur du phénomène, la complexité du milieu maritime et la forte adaptabilité des acteurs illicites, la lutte semble donc parfois vaine.
La criminalité maritime ne se limitant pas à la mer, l’endiguement de ce phénomène se doit de prendre en compte la connexion entre les segments maritime et terrestre, d’où les efforts portés par les autorités pour renforcer les contrôles ou opérations au plus près du lieu d’origine de chaque trafic. Il est en effet plus aisé d’interrompre le parcours d’un conteneur à terre qu’en mer. C’est là l’un des enjeux du Programme de contrôle des conteneurs (PCC) mis en place en 2003 par l’Organisation mondiale des douanes et l’ONUDC. Les autorités portuaires et forces de l’ordre estiment ainsi qu’en multipliant par trois les contrôles effectués sur les conteneurs, les trafics de ce type pourraient se voir fortement diminués, le risque d’une détection devenant trop important. En découlerait inexorablement un ralentissement de l’activité maritime, et donc de l’économie mondiale, obstacle auquel entreprises du secteur et décideurs politiques ne semblent pas prêts à se résoudre. L’Union européenne notamment s’appuie sur des échanges facilités et rapides, les ports du Nord de l’Europe (Rotterdam, Anvers, Hambourg et Le Havre) se devant d’être particulièrement compétitifs de ce point de vue, tout comme le Pirée, en Méditerranée, dont la croissance est l’une des plus fortes au monde. Mais si la sécurité du port est l’un des maillons essentiels de la lutte contre la criminalité maritime, la surveillance en mer reste cruciale. Les patrouilles menées par la Marine nationale sur tous les océans du globe en témoignent, tout comme les technologies développées par la France et le Canada au cours des dernières années pour lutter contre la pêche INN, respectivement des drones maritimes pour un ciblage affiné des navires et la surveillance des zones éloignées, et un système de satellites qui conduira à un échange d’informations renforcé avec les autres États.
Face à l’envergure prise par la criminalité maritime, une lutte isolée est vaine [voir l’entretien avec M. Peron-Doise p. 66]. Le succès des acteurs légaux passera par l’échange d’informations et la coopération entre entités de même nature, comme cela existe déjà dans le cadre de l’opération « Sophia » de lutte contre les trafics d’êtres humains en Méditerranée par exemple, mais pas seulement. L’opération « Icefish », menée de 2014 à 2016 contre les « Bandit Six » et qui avait permis de dissoudre ce groupe de six opérateurs majeurs de la pêche INN, était ainsi le fruit de la collaboration entre l’ONG Sea Shepherd, la marine indonésienne, Interpol et la Tanzanie. Une lutte efficace nécessite donc l’implication du plus grand nombre. Car si la réglementation s’est étoffée au fur et à mesure des années, c’est bien l’application de ces textes et la capacité de contrôle qui font parfois défaut.
La complexité du milieu maritime et des trafics qui y prolifèrent nécessite finalement de faire preuve des mêmes capacités d’adaptation que les filières organisées et de superposer visions locale, nationale, régionale et internationale du phénomène, chacune étant intiment liée aux autres. Il est également essentiel de mieux comprendre comment ces organisations hybrides jouent avec les moyens légaux à leur disposition pour faire prospérer leur activité. Cela ne pourra passer que par un engagement total et coopératif des États, organisations maritimes, forces de l’ordre et société civile afin d’accroître surveillance et renseignement, mais surtout afin de veiller à l’exécution des textes. En effet, à quoi bon des progrès réglementaires sans un total contrôle de leur mise en oeuvre ?
Notes
(1) Denis Lambert, « Les mafias de la pêche illégale », ANAJ-IHEDN, juillet 2018 (https://bit.ly/36BHd4c).
(2) Les biens à double usage sont des produits susceptibles d’avoir une utilisation tant civile que militaire.
(3) Convention sur la recherche et le sauvetage maritime, 1979.
(4) Convention internationale pour la sauvegarde de la vie humaine en mer, 1974.
(5) « Dans les eaux du Mexique, deux espèces souffrent de l’appétit chinois », Le Point, 10/04/2018.
(6) Estelle Gellet, « La lutte contre l’immigration clandestine par voie maritime : une nécessaire coopération entre terre et mer », CESM, 2013.
Une lutte efficace nécessite donc l’implication du plus grand nombre. Car si la réglementation s’est étoffée au fur et à mesure des années, c’est bien l’application de ces textes et la capacité de contrôle qui font parfois défaut.