Les Grands Dossiers de Diplomatie
L’océan, avenir de l’Humanité ?
Vous avez participé à une tribune (1) réclamant que l’océan soit hissé au rang de priorité. Pourquoi une telle démarche ? Les océans ont-ils été marginalisés ?
F. Gaill : L’océan est un milieu que j’affectionne tout particulièrement. Or aujourd’hui, il demeure un milieu peu connu de la plupart des gens qui sont des « terriens » classiques. Lorsque j’ai pris la direction du département Environnement et développement durable du CNRS, j’ai été chargée de créer un nouvel institut « Écologie et environnement » (INEE). Ce qui m’a frappée, c’est que c’était un projet où je mariais un certain nombre de communautés différentes : géosciences, biologie, sciences humaines et sociales, anthropologie. Or à chaque fois, l’océan était très peu présent dans la plupart des questions de recherche étudiées ou même des milieux étudiés. Et d’ailleurs même moi, venant pourtant de l’océan, je ne l’ai jamais mis en avant. J’ai été extrêmement intéressée par la manière dont par exemple la discipline de l’écologie était très en avance sur les questions des écosystèmes continentaux. Il y avait un écart évident entre les personnes qui travaillaient sur les écosystèmes terrestres et celles qui travaillaient sur les écosystèmes marins. Lors du Grenelle de la mer, en 2009, cette situation a été soulignée. Le besoin abyssal de connaissances pour l’océan n’est pas un vain mot, c’est extrêmement important. Parallèlement, je me suis engagée en créant, avec d’autres personnes, la Plateforme Océan & Climat pour la COP21 de Paris. Lors de cet événement, c’était criant qu’il n’y en avait que pour les forêts. Le mot « océan » n’était pas du tout présent. Nous avons donc travaillé pour promouvoir l’océan dans les négociations climatiques. Lorsque nous l’énoncions, que ce soit à la télévision, à la radio ou ailleurs, tout le monde s’étonnait qu’on ne parle pas de l’océan dans le climat alors que, pourtant, l’océan recouvre les deux tiers de la planète et qu’il joue un rôle régulateur évident dans le système climatique.
Il y a donc une ignorance due à l’isolement des continentaux vis-à-vis de l’océan, et vice versa peut-être. Pour l’évolution des sociétés, pour le futur de la terre, il est essentiel de prendre en compte l’océan. Voilà pourquoi je pense que l’océan constitue un enjeu essentiel aujourd’hui.
Pourquoi les océans sont-ils essentiels à l’Humanité ? Premièrement, il s’agit du dernier espace encore naturel. Cela n’a peut-être l’air de rien, mais en comparaison des autres milieux où tout est anthropisé, il s’agit du dernier environnement où le mot « naturel » a encore un sens.
C’est ensuite un milieu fluide, qui recèle un potentiel énorme de ressources [voir l’analyse de C. de Marignan p. 8], ou plutôt de processus qui pourraient nous aider à comprendre le monde, et même à savoir l’utiliser.
Penser l’océan, c’est aussi penser une société. Il faut inclure cet espace naturel immense et non pas se confiner à un espace terrestre. La représentation de la société doit donc être en adéquation avec cela, car l’océan fait partie de notre société. C’est ce qu’on appelle les services écosystémiques.
Alors que l’impact négatif des activités humaines sur l’océan s’accentue de plus en plus, les océans seraient aujourd’hui en danger. Qu’en est-il concrètement de cette situation et quels sont les risques ?
Il y a deux grands aspects. Le premier concerne l’aspect climatique. J’insiste en effet sur le fait que c’est l’océan qui régule le climat (voir schéma ci-contre). Or, si nous n’agissons pas pour le climat maintenant, cela risque d’avoir des incidences sur l’océan lui-même : notamment pour la réduction de la vitesse de la circulation thermohaline (2) qui entraîne une accélération de la dégradation du climat. Il s’agit là d’un enjeu essentiel, qui est mondial. L’autre aspect est celui des interfaces de l’océan avec les continents. Aujourd’hui, l’artificialisation de ces interfaces génère une menace directe pour la santé humaine. Les catastrophes que le climat pourrait engendrer à l’échelle de la métropole sont inéluctables si l’on n’agit pas pour atténuer le changement climatique et s’y adapter. Le territoire français est ainsi directement menacé par les évènements extrêmes qui vont s’intensifier, voire se multiplier. On peut penser aux risques auxquels font face les côtes des Caraïbes à chaque fin d’été, ou encore à la dévastatrice tempête Xynthia, qui a touché la Vendée en 2010.
Enfin, il y a également un risque pour la santé humaine par rapport à la qualité de l’eau, liée notamment à l’impact des plastiques. Ils entraînent une dégradation du microbiome (3) qui peut avoir des incidences sur notre santé.
Les Nations Unies ont décidé que la prochaine décennie serait dédiée aux sciences de l’océan pour le développement durable. Quel est le but de l’opération et qu’est-ce que cela peut apporter ?
Les objectifs du développement durable des Nations Unies sont au coeur de l’Agenda 2030. Ces objectifs, adoptés par l’ONU en septembre 2015, sont au nombre de 17. Le quatorzième (4) concerne l’océan et s’intitule « Conserver et exploiter de manière durable les océans, les mers et les ressources marines ». Un certain nombre de cibles et de questions ont été soulevées. Pour atteindre les objectifs fixés, les États doivent alimenter le contenu de ces cibles avec une stratégie globale. Les objectifs sont donc en interaction les uns avec les autres. Or, ce dont on s’est aperçu — grâce à une enquête menée par la Commission océanographique intergouvernementale (COI) auprès de différents États et entreprises, à qui il a été demandé quels étaient les objectifs qu’ils considéraient comme les moins prioritaires —, c’est que l’océan — l’objectif no 14 — était présenté comme le moins important. Face à une telle situation, la communauté océan, la communauté scientifique et la COI ont souhaité — comme nous d’ailleurs, à la Plateforme Océan & Climat — pousser sur le devant de la scène les « life-supporting SDGs », c’est-à-dire les objectifs de développement durable qui permettent à la vie de se développer, à savoir : le no 6 pour l’eau, le no 13 pour le climat, le no 14 pour la vie dans les océans et le no 15 pour la vie terrestre. Cela, en essayant de montrer qu’au niveau mondial, nous pourrions avoir des propositions qui seraient beaucoup plus en avance et à long terme que toutes celles qui sont discutées en ce moment. Il est également essentiel d’avoir bien en tête que l’océan a une temporalité particulière. Nous ne parlons pas d’une génération, ni deux, ni trois. En effet, Il faut 1000 ans à une goutte d’eau pour revenir au même endroit. La temporalité océanique se fait donc sur des siècles et des siècles et nous pensons, nous scientifiques, qu’il faut qu’on la considère comme importante pour l’avenir de la planète.
Le 25 mars 2019 s’ouvrait à l’ONU l’élaboration d’un traité, le BBNJ (5), pour protéger les deux tiers de nos océans afin d’enrayer le déclin rapide de la biodiversité marine. En janvier 2020, la Convention des Nations Unies sur la diversité biologique (CBD) a publié une premièreébauchedutextecomprenant 17 objectifs, parmi lesquels une proposition ambitieuse visant à protéger au moins 30 % de la planète (terre et mer) d’ici à 2030 (6). Concrètement, quelles avancées ce traité va-t-il permettre et sera-t-il réellement applicable ?
Il s’agit là aussi d’un enjeu essentiel. En effet, dans le milieu océanique, nous ne connaissons que les zones économiques exclusives (ZEE), c’est-à-dire les zones
que les États se sont attribuées et qui leur confèrent une souveraineté jusqu’à 200 milles marins de leurs côtes [voir l’analyse de D. Robin p. 32]. Au-delà, ce sont les eaux internationales, qui représentent 60 % de l’océan, où une seule loi compte : celle de la liberté absolue du « premier arrivé, premier servi » — expression chère aux Américains. C’est, concrètement, la loi de la jungle pour ceux qui veulent exploiter quoi que ce soit.
Alors que le fond de l’océan [voir p. 84] est balisé par la notion de patrimoine commun de l’humanité avec la conférence de Montego Bay (7) et que la surface de l’océan est régie par l’Organisation maritime internationale (OMI) pour la liberté de circulation du transport maritime, il n’y a aucune règle pour l’espace entre les deux, si ce n’est pour la pêche au travers d’accords régionaux qui ne sont cependant pas universels.
Cette idée de BBNJ est arrivée à la suite de plusieurs négociations — concernant notamment les questions climatiques — au cours desquelles les petits États insulaires ont considéré qu’ils étaient perdants à tous les niveaux : pour le climat et dans l’exploitation des ressources. En effet, en étant sur des îles de type volcanique, ils ne disposent pas de zone économique exclusive très large, car la pente de leur côte est extrêmement escarpée, et ils voient arriver des armadas d’exploiteurs potentiels. Ces derniers viennent pour la pêche mais aussi pour ce qu’ils appellent les ressources génétiques marines — dont ils surestiment à mon avis le véritable capital. Ces États insulaires ont donc été les premiers à soulever la question en disant « attention, ce n’est pas parce qu’on n’est pas dans une ZEE que nous n’avons pas à nos portes des exploitants potentiels qui nous gênent et qui nous surexploitent ». C’est suite à ce type de réactions que l’idée d’un traité pour protéger la biodiversité marine a commencé à faire son chemin, au grand dam des Américains notamment, mais pas seulement. En effet, un ensemble de pays considèrent qu’il vaut mieux qu’on leur laisse la liberté d’agir dans la zone de l’océan considérée comme libre de droits. Or nous, scientifiques, environnementalistes et écologues, nous pensons qu’il faut prendre soin de cette partie de l’océan. Nous disposons d’ailleurs de certains outils, comme les aires marines protégées, qui sont intéressants pour essayer de concilier des intérêts divergents entre protection du milieu et activité humaine.
L’autre enjeu important concerne les ressources génétiques — qui se définissent comme un « matériel d’origine végétale, animale, microbienne ou autre, contenant des unités fonctionnelles de l’hérédité » et « ayant une valeur effective ou potentielle » — et a été discuté dans le cadre des ZEE par la Convention sur la diversité biologique. Cette dernière a engendré une administration particulière, appelée « Partage des avantages » (APA), qui ne peut pas s’appliquer à la zone de la haute mer. L’enjeu est donc là : comment les États peuvent-ils arriver à s’entendre pour discuter autour d’une zone qui n’a jamais été étatisée ? C’est un enjeu crucial. En 2020, nous entrons dans la dernière année de négociation du BBNJ. Je ne pense pas qu’on arrive à un accord cette année, mais il faudrait que l’on y parvienne l’année prochaine. Il me semble en effet qu’il est important de pouvoir réfléchir à ce que veut dire un endroit « encore naturel ». Est-ce que les États sont à même de négocier ce genre de choses ? Je pense que ce type d’enjeu traverse toutes les grandes questions actuelles et qu’il illustre également la nécessité d’arriver à un accord au niveau international.
Alors que le dernier rapport du GIEC prévoyait une montée du niveau des océans de 60 cm pour 2100, elle est désormais estimée à un mètre. Quid de la réalité de la montée des océans ?
La communauté scientifique sous-estime toujours les choses parce qu’elle travaille sur le consensus, et c’est ce dernier qui fait foi. Nous savons que la montée du niveau des océans peut être bien supérieure à cette estimation, mais qu’elle peut tout aussi bien être inférieure. Cependant, la probabilité est presque certaine d’une élévation de un mètre, partout sur Terre. Ce processus s’explique simplement. Avec la température qui augmente, les glaciers vont disparaître, et toute l’eau stockée dans ces glaciers va se retrouver dans la mer. La vitesse de la montée du niveau de la mer reste à déterminer, mais ce qui est certain, c’est qu’il va monter dans tous les cas de figures. Il faut toutefois garder à l’esprit que la principale cause de la hausse du niveau de la mer est la dilatation ther
mique de l’eau, sous l’effet de son réchauffement. Il est certain que les estimations s’affinent à mesure que l’on progresse dans notre compréhension du régulateur du climat. Néanmoins, ce qu’a fait le GIEC en publiant en septembre 2019 son Rapport Spécial sur l’océan et la cryosphère, est une avancée qui mérite d’être saluée et qui nous a fourni pour la première fois un état des lieux aussi complet des interactions entre océan et climat.
Quelles sont les solutions pour les populations côtières ? Auront-elles d’autres choix que de s’adapter à la situation ? Est-ce une réelle menace à court terme ?
Nous sommes face à un vrai danger et il faut que les populations s’y préparent avant d’être confrontées au problème… La situation ne sera pas la même partout — selon que l’on habite sur une île montagneuse ou non par exemple — et c’est pourquoi je pense que c’est au niveau local qu’il faut réfléchir à des solutions.
C’est déjà le cas dans certains territoires, comme en France en Nouvelle-Aquitaine par exemple, mais aussi en Polynésie, où le savoir des autochtones peut aider à trouver des solutions en termes d’occupation du territoire ou de « migrations éventuelles » par exemple. Il est vraiment important de connaître l’histoire de ces peuples de la mer qui ont déjà vécu ce type de situation, afin d’anticiper au mieux les problèmes à venir.
Au Bangladesh, la montée des eaux menace les maisons, les champs, les écoles… En parallèle, elle entraîne une salinisation des terres qui pousse déjà de nombreuses personnes à migrer vers la capitale du pays. Le pays anticipe-t-il le danger à venir ? Les Européens sontils mieux préparés ?
Les populations du Bangladesh n’ont pas forcément les moyens de s’y préparer, ni même l’expérience. Nous par exemple, Européens, avons déjà de grandes expériences comme aux Pays-Bas où les
Hollandais savent comment faire. Mais ce n’est pas pour autant que les Européens sont à l’abri. En effet, le principal problème auquel nous allons être confrontés, et sur lequel il faut travailler, c’est le recul du trait de côtes. Si le niveau de la mer monte, cela va entraîner — comme au Bangladesh — une salinisation d’un certain nombre d’espaces qui jusqu’à présent ne l’étaient pas. Cela fera alors disparaître un certain type de défense physique côtière, tels les arbres, un certain nombre de plantes, etc. Et moins il y aura de défense naturelle, plus le problème empirera.
Mais je pense qu’il y a des moyens de réfléchir à ces problèmes. C’est l’un des enjeux des politiques publiques actuelles. Et c’est pourquoi je pense qu’il faut analyser le problème d’un point de vue culturel, en s’inspirant des savoirs autochtones comme celui des populations polynésiennes qui ont déjà eu à faire face à ce type de problème par le passé.
L’océan représenterait l’avenir de l’humanité. Si certains s’imaginent vivre dans des cités-États flottantes ou au fond des mers, d’autres s’intéressent aux richesses cachées dans les fonds marins. Après avoir été longtemps méconnu ou négligé, et alors qu’on découvre peu à peu les nombreux trésors qu’il recèle, l’océan peut-il être victime de son succès dans les années à venir ?
Il serait bon de réfléchir à l’océan comme à un bien commun de l’humanité. Ce serait déjà formidable. Il faudrait que l’on considère l’océan, qu’on ne voit pas, comme quelque chose de tout aussi important que l’air que l’on respire ou que l’eau que l’on boit. Comment l’humanité peut-elle accepter de gâcher — ou de consommer à outrance — son espace naturel et jusqu’où peut-elle le faire ? Je pense que c’est le principal problème auquel nous sommes confrontés, et c’est pourquoi je milite pour faire reconnaître l’océan comme un bien commun de l’humanité (8).
Pour ce qui est des richesses que les océans peuvent nous apporter, et même s’il y a un accord pour que les richesses soient réparties, le problème est qu’il y aura toujours une surexploitation, audelà du raisonnable. Il faudra donc toujours y être vigilant. Tout est dynamique et le paradis n’existe pas sur Terre. C’est le rapport avec le temps et l’espace qui fera qu’on arrivera à trouver des solutions mais je ne pense pas qu’on ait des solutions pour toute la vie. Il y a des optimums, des fenêtres de tir où on peut faire quelque chose. Passé ce moment, il est trop tard et c’est alors autre chose qu’il faut faire. Je pense qu’il faut être très pragmatique sur ces questions.
Notes
(1) https://lejournal.cnrs.fr/billets/notre-avenirsecrit
(2) La circulation thermohaline est la circulation permanente, à grande échelle, de l’eau des océans engendrée par des écarts de température et de salinité des masses d’eau. La salinité et la température ont un impact sur la densité de l’eau de mer. (NdlR) (3) Écosystèmes complexes en interaction avec les muqueuses des différents organes et dont le fonctionnement concerne l’ensemble du corps. (NdlR) (4) https://www.objectif2030.org/objectif/14/ (5) Pour Biodiversity Beyond National Jurisdiction – Biodiversité au-delà de la juridiction nationale (https://www.un.org/bbnj/fr). (6) https://www.lemonde.fr/planete/ article/2020/01/14/l-onu-propose-de-proteger30-de-la-planete-d-ici-a-2030_6025778_3244.html (7) https://bit.ly/2NQiAKR (8) https://oceanascommon.org/
Il y aura toujours une surexploitation des océans. Il faudra donc toujours y être vigilant.