Les Grands Dossiers de Diplomatie
La maritimisation de l’Arctique : réalité et perspectives
Avec le réchauffement climatique, l’espace Arctique devient de plus en plus accessible pour l’exploitation des ressources d’hydrocarbures, et de nouvelles routes maritimes se dessinent. Existe-t-il pour autant une réelle course à l’appropriation de cette zone polaire ?
C’est une évidence. Le pôle Nord se réchauffe deux à trois fois plus vite que le reste de la planète. Dans son dernier rapport d’octobre 2019, le groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat (GIEC) avance qu’une augmentation de température atmosphérique de plus de 1,5°C d’ici à 2100 aurait pour conséquence la disparition complète de la banquise estivale. Depuis 1979, les relevés chroniques par satellites de l’extension et de l’épaisseur de la banquise attestent d’une diminution accélérée de la glace de mer. D’une extension maximale de 14 millions de km2 fin mars, la banquise dite annuelle ne représente plus qu’une superficie de 4 millions de km2 fin septembre, après la fonte d’été (voir carte). La banquise pluriannuelle ou pérenne, qui se concentre au Nord du Groenland, ne représente plus que 1,4 % de cette superficie. Elle était de 16 % en 1985. L’épaisseur moyenne de la banquise qui se reconstitue chaque hiver est passée de 3,59 mètres en 1975 à 1,25 mètre. Ce phénomène, qui s’accélère, laisse apparaître des zones de mer libres de glaces pratiquement six mois de l’année, notamment le long des côtes de la Russie. Cet espace est-il pour autant propice à l’exploitation des ressources d’hydrocarbures sous-marines devenues ainsi accessibles ? Existet-il réellement une course à l’appropriation de ces ressources, notamment par les pays asiatiques dont les besoins en hydrocarbures, pétrole comme gaz sont vitaux ? Les routes maritimes polaires plus courtes qui se dessinent entre l’Asie et l’Europe ou l’Amérique du Nord deviennent-elles concurrentielles par rapport aux routes classiques qui empruntent le canal de Suez ? Cette perception géographique simpliste, trop souvent véhiculée, est loin de correspondre à la réalité.
L’Arctique : espace fermé
La zone Arctique est régie essentiellement par les lois maritimes de la Convention internationale des Nations Unies sur le droit de la mer (1), qui définit parfaitement la répartition de souveraineté des espaces maritimes. Les eaux intérieures et territoriales sont sous souveraineté de l’État côtier ; les ZEE,
zones économiques exclusives (et le plateau continental sous-jacent) qui s’étendent à 200 milles, n’octroient que des droits souverains sur les ressources des sous-sols et de la colonne d’eau. Cette souveraineté peut même s’étendre dans certaines circonstances sur le soussol dans une limite de 350 milles. Les trois quarts des fonds sous-marins de l’océan Arctique sont donc la propriété des cinq pays qui le bordent : la Norvège au titre du Svalbard, le Danemark au titre de sa souveraineté sur le Groenland, le Canada, les États-Unis et la Russie, nommés les « Arctic 5 ». D’après les dernières études de l’Agence de géologie américaine USGS en 2008, l’Arctique détiendrait 10 % des réserves mondiales supposées de pétrole et 30 % de celles de gaz non encore exploitées. Et les trois quarts de ces réserves supposées se situeraient dans les sous-sols des ZEE des États côtiers. 60 % du gaz arctique reposeraient même en ZEE russe. Cette répartition ne laisse donc aucun doute quant à leur appartenance et exclut une exploitation libre sans le consentement de l’État riverain. L’océan Arctique est le plus petit de la planète. En considérant qu’il est gelé la plus grande partie de l’année, il n’est en réalité accessible qu’à l’est, par le détroit de Béring, et contraint à l’ouest par la mer de Barents et la limite de la banquise. La circulation générale des courants et des vents arctiques favorise la libération des glaces le long des côtes sibériennes russes et augmente leur accumulation sur la partie nordouest de l’archipel canadien, notamment sur la route du passage du Nord-Ouest la plus directe, par le canal de McClure, qui reste encore inaccessible pendant l’été. L’intérêt d’une route commerciale alternative est ainsi plus marqué sur la route maritime du Nord (RMN) (2), celle qui longe les 22 000 km de côtes russes. La navigation dite de haute mer est libre dans les ZEE. Cependant, l’article 234 de la Convention de Montego Bay octroie toute la légitimité d’un État côtier à adopter et appliquer des lois et règlements non discriminatoires pour la prévention, la réduction et le contrôle de la pollution marine pour les navires transitant dans les eaux de la ZEE couvertes par les glaces. Les deux pays qui possèdent le plus de littoral arctique, le Canada et la Russie, s’appuient sur cette règle pour exercer un contrôle strict sur le trafic maritime qui longe leurs côtes. Si le Canada s’évertue à ne pas développer les routes maritimes qui traversent son archipel du Nord pour des questions essentiellement de préservation de l’environnement, la Russie en revanche met tout en oeuvre pour promouvoir cette route maritime du Nord. Elle investit massivement pour la rendre attractive et sûre, ne serait-ce dans un premier temps que pour assurer le transit des navires de ses sites d’exploitation d’hydrocarbures vers l’Europe et l’Asie.
Politiquement, toutes les problématiques entre les pays de l’Arctique, à l’exception de celles relevant des affaires étrangères, de la défense et de la sécurité, sont débattues au sein du Conseil de l’Arctique. Ce forum intergouvernemental qui regroupe les cinq pays de l’Arc
tique auxquels s’ajoutent l’Islande, la Suède et la Finlande (les Arctic 8) ainsi que les représentants permanents des peuples autochtones, est un lieu de discussion et non un organe décisionnel gouvernemental. Cette assemblée revendique le droit de régler les différends entre pays de l’espace arctique sans que les pays subarctiques aient à interférer. Cet équilibre entre un Conseil de l’Arctique qui permet aux peuples autochtones de s’exprimer et la liberté d’action souveraine des pays riverains convient pour l’instant à tous les acteurs. Avec tous ces points évoqués, on peut ainsi qualifier l’Arctique comme un espace de facto fermé, réglementé et contrôlé, que ce soit notamment sur le plan de la gouvernance avec le Conseil de l’Arctique, sur celui de la navigation commerciale contrainte par la présence de la banquise et de l’article 234, ou dans le domaine de la propriété des ressources d’hydrocarbures des fonds marins dans la ZEE. L’Arctique est-il dans ces conditions un espace de transit maritime en devenir ?
La route maritime du Nord
À la lecture d’une carte, la route maritime du Nord, ou RMN, est plus courte de 30 % par rapport à la route classique empruntant le canal de Suez, à la seule condition que les ports desservis soient ceux de la Chine du Nord et de l’Europe du Nord. Certes, elle serait plus économique puisqu’un navire exploité sur cette ligne mettrait moins de temps à transiter entre ces deux destinations. Mais elle n’en serait pas pour autant plus rapide, car l’environnement arctique n’est pas aussi favorable au respect des horaires stricts de chaque escale du voyage, indispensable pour ce type de transit « à temps ». Il est très difficile pour une compagnie de transport conteneurisé de réorganiser son trafic pour la seule période estivale alors que son modèle économique repose sur un transport massifié de navires qui peuvent transporter jusqu’à 23 000 conteneurs en un seul voyage. De nombreux facteurs rendent le transit plus aléatoire : les conditions de glaces dérivantes rencontrées imposant une vitesse réduite, le manque de moyens de communication et de positionnement sûrs, l’absence de cartes parfaitement hydrographiées, des passages de faibles profondeurs qui ne sont pas compatibles avec les tirants d’eau des navires de grande taille, les équipements spécifiques imposés par la réglementation du Code polaire, la disponibilité et l’obligation d’une escorte par un brise-glace russe en fonction de la zone et de la classe glace du navire, les surprimes d’assurances, la quasi-obligation d’utiliser du carburant désoufré beaucoup plus cher que le fioul lourd mais nécessaire pour la protection de l’environnement, etc. Pour ces nombreuses raisons, trois des cinq plus grandes entreprises de transport de conteneurs, dont la compagnie française CMACGM, ont récemment annoncé ne pas vouloir transiter dans la région. Le volume annuel de transits directs sur la RMN ne représente qu’une trentaine de navires par an pour un tonnage de 440 000 tonnes, soit le volume équivalent à une journée de trafic par le canal de Suez. À l’inverse, le trafic en vrac solide ou liquide sur cette même route, même s’il demeure modeste (3), devrait atteindre 29 millions de tonnes en 2019, soit une augmentation de plus de 40 % par rapport à l’année précédente. Ce volume est principalement lié à l’exportation des hydrocarbures et du minerai de charbon des sites d’extraction terrestres russes. La péninsule de Yamal concentre la grande majorité des volumes exportés. Ce trafic dit « de destinations » repose en grande partie sur un trafic de tankers brise-glaces spécialisés qui naviguent toute l’année. En été, ces navires naviguent vers l’Asie en empruntant la RMN et l’hiver vers Mourmansk.
Trois des cinq plus grandes entreprises de transport de conteneurs, dont la compagnie française CMA-CGM, ont récemment annoncé ne pas vouloir transiter dans la région.
Afin d’optimiser l’exploitation de ces navires conçus pour naviguer de façon autonome dans la banquise, des hubs de transbordement sont en cours de construction aux extrémités de la RMN, des tankers traditionnels assurant le reste du voyage vers leurs destinations finales. Le développement de l’Arctique est une priorité pour le gouvernement russe. Un décret présidentiel de mai 2018 complété par une ordonnance ministérielle de décembre 2019 détaille les objectifs du développement des infrastructures de la route maritime du Nord à atteindre en 2035. Les investissements attendus sont colossaux : 216 milliards de dollars seront nécessaires pour rendre attractif et sécuriser cet espace arctique. Il s’agit de poursuivre la construction de nouveaux brise-glaces nucléaires dont les trois premiers de 60 KW, l’Arktika, l’Oural et le Sibir, sont en cours d’achèvement ou encore sur cales. Trois autres du double de puissance, la série Lider, seront construits pour assurer tout au long de l’année une escorte, quel que soit le type de navires. Sont prévus également la mise en orbite de satellites d’observation et météorologiques, la création de centres de coordination de sauvetage, la construction de navires de lutte contre la pollution, etc. La société d’État Rosatom, spécialisée dans le secteur de l’énergie nucléaire, qui gère par l’intermédiaire de sa filiale Atomflot la flotte des brise-glaces nucléaires, s’est vu confier en 2018 la responsabilité du développement de la route maritime du Nord, l’objectif étant d’atteindre 80 millions de tonnes en 2024. Face à cet enjeu, les sociétés privées comme publiques russes bénéficieront de crédits d’impôts pour contribuer très largement au financement des infrastructures de la RMN. La Russie encourage les investisseurs étrangers à participer à son développement. Le financement des gigantesques projets gaziers de l’entreprise privée russe Novatek en péninsule de Yamal n’a été possible qu’avec les investissements déterminants des Chinois et des savoir-faire technologiques occidentaux comme Technip-FMC et Total.
Tensions sous-jacentes
Ce développement économique n’est cependant pas exempt de tensions liées notamment à l’affirmation de souveraineté des pays forts de l’Arctique. Sous le prétexte d’assurer la sécurité de ses côtes, la Russie réactive ses bases militaires fortement armées sur les îles de Sibérie ou sur son littoral, sans toutefois atteindre le niveau de la guerre froide. Face à ce déploiement de forces, les ÉtatsUnis viennent de réactiver leur IIe flotte, pour affirmer leur présence en mer de
Barents. Mais surtout, les Américains supportent difficilement la présence des Chinois dans l’Arctique. La Chine ne veut pas se contenter d’un rôle de bailleur de fonds dans les projets russes. Sa politique expansionniste la pousse à s’affirmer comme pays « presqu’Arctique ». Son projet de BRI (4), route de la soie à la fois maritime et terrestre, pousse l’Empire du Milieu à investir dans tous les projets arctiques nécessaires à son expansion économique. Comme pour l’Inde ou le Japon, les ressources énergétiques de la Russie et du Groenland lui sont indispensables. Les États-Unis considèrent sa présence dans cet espace arctique comme une ingérence dans les affaires des Arctic 5. Les propos très agressifs du président Trump via l’annonce faite en août 2019 de vouloir acheter aux Danois le Groenland démontrent bien la volonté des États-Unis de tenir à l’écart le plus possible les Chinois des enjeux économiques de l’Arctique. Pour preuve, le retrait contraint de la Chine dans des investissements stratégiques au Groenland comme l’exploitation des terres rares, ou dans le financement de l’extension de ses trois plus grands aéroports. Alors, doit-on s’inquiéter de savoir comment réagiront, par exemple, les Arctic 5 lorsque les Chinois viendront escorter sur la RMN leurs propres cargos avec leur brise-glace lourd à propulsion classique ou nucléaire, dont le projet est actuellement en cours de développement ? Une certitude cependant, la Russie se donne pour l’instant les moyens de développer et de rendre attractive cette route maritime du Nord dont dépendent 15 % de son PIB. Dans un premier temps, et à échéance de cette nouvelle décennie, il s’agit surtout d’être en mesure d’assurer un transit régulier de ses exportations d’hydrocarbures toute l’année. Et dans un second temps, le transit à temps pourrait bénéficier de ces infrastructures mises en place si le marché est favorable.
Le développement de l’Arctique est une priorité pour le gouvernement russe. (…) Les investissements attendus sont colossaux : 216 milliards de dollars seront nécessaires pour rendre attractif et sécuriser cet espace arctique.
Notes
(1) CNUDM ou UNCLOS, signée en 1982 à Montego Bay en Jamaïque, dite Convention de Montego Bay. (2) RMN ou encore NSR pour Northern Sea Route. (3) 430 millions de tonnes par an pour le canal de Suez.
(4) BRI, Belt and Road Initiative.