Les Grands Dossiers de Diplomatie
Ruptures technologiques : quelles marines pour demain ?
L’intelligence artificielle est souvent présentée comme l’enjeu du futur en termes d’innovation. Est-ce aussi le cas dans le domaine maritime et quelles sont, selon vous, les principales ruptures technologiques à venir dans ce secteur ?
F. Lambert : L’intelligence articielle constitue bien évidemment un enjeu, mais ce n’est pas le seul enjeu du futur en termes d’innovation. En effet, les innovations à venir sont nombreuses ; elles concernent par exemple la motorisation, la forme de la carène (1), l’évolution du courbage, etc. Mais il est évident que le secteur de l’intelligence artificielle est stratégique, et quatre ruptures sont en cours :
• l’interprétation automatique des données, qui permet l’identification des cibles, le traitement des signaux sonars mais aussi des signaux radars radio et radars complexes ;
• la fusion de données, qui permet l’intégration de données différentes et multiples, en provenance de capteurs. Cette rupture sera particulièrement utile en matière de renseignement, notamment pour l’entretien et la maintenance du navire tout comme pour faire de la maintenance prédictive. Cela pourra également être utilisé afin d’identifier des cibles lors d’un combat ;
• la représentation de données en temps réel va permettre la surveillance dans l’instant, le renseignement, la surveillance dans les zones maritimes, une photographie du temps présent ;
• enfin, l’adaptation des réactions aux options et aux menaces du fait d’une approche systémique par le management de données amène, par la synthèse, à une prise en compte plus forte de l’intelligence artificielle.
Parallèlement à tout cela, il faudra aussi suivre un phénomène qui n’est aujourd’hui pas très bien identifié dans le domaine naval — parce qu’il ne concerne pas toutes les entreprises —, à savoir l’évolution du traitement de données et de l’intelligence artificielle. L’acquisition de Gemalto par Thales laisse envisager les évolutions dans ce secteur. Cela devrait se traduire également dans le domaine naval. Il ne s’agit pas nécessairement d’une rupture technologique en tant que telle, mais elle illustre un intérêt propre pour d’autres types d’images, pour d’autres types de signaux, pour d’autres types d’informations et le management de l’information. Ce sont des choses que nous ne voyons pas habituellement en mer mais qui vont maintenant intervenir notamment au travers de la graphologie ou de l’identification sonore…
En février 2018, la Chine annonçait la construction du plus grand site mondial d’essai pour navire autonome, qu’ils soient civils ou militaires. Alors que la Chine a testé avec succès son premier cargo autonome en décembre 2019, d’autres projets sont également en développement,
notamment aux États-Unis et en Europe. Où en est concrètement cette technologie aujourd’hui ?
Il y a effectivement des navires autonomes qui sont développés en Chine, mais aussi en Europe et notamment en Norvège (2). En France, nous avons également des startups telles que Shone, qui travaille sur des systèmes pour équiper des cargos en coopération avec des groupes comme CMA-CGM (3).
Dans le naval militaire, les navires autonomes sont également en développement avec les unmanned surface vessels (USV). Ces navires auraient une utilité par exemple pour la surveillance portuaire ou la bande côtière, comme l’illustrent des projets en développement en Israël ou en France. D’autres nations travaillent aussi sur leurs propres projets militaires, en Chine, aux Émirats arabes unis, à Singapour ou bien sûr aux ÉtatsUnis. Il s’agit bien souvent de projets coûteux, qui ne sont donc pas adaptés à certains pays ne disposant pas des ressources financières suffisantes pour leur permettre de travailler sur ce type de technologies.
L’avantage de ce type de navires est qu’il va permettre d’agir sur des missions à plus haut risque — notamment dans la guerre des mines, qui s’en trouve totalement révolutionnée —, car l’opération sera moins coûteuse — du moins en hommes —, donc moins risquée et sans doute plus utile. Il sera ainsi beaucoup plus envisageable d’envoyer un navire sur zone pour protéger ou faire de la présence.
Enfin, il y a un enjeu majeur dans le développement de ce type de projet, militaire ou civil, c’est le besoin d’expérimenter et de tester les navires. En France, c’est le cas puisque le législateur permet, dans un article de la loi d’orientation des mobilités, deux ans d’expérimentation sur les navires autonomes dans des zones qui sont identifiées par le préfet. Cela permet de bien avancer.
Comment la France se positionne-telle dans ce domaine ?
Les projets d’USV sont en plein développement, et la France est bien placée par rapport à la concurrence internationale en montrant ses capacités à transformer les innovations en réelles solutions opérationnelles de supériorité, notamment dans la guerre des mines, qui est une priorité. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle les entreprises françaises ECA et Naval Group ont remporté le marché de la guerre des mines en Belgique et aux Pays-Bas (4).
Dans quelle mesure les navires autonomes peuvent-ils révolutionner le transport maritime et la marine militaire ? Quels sont les enjeux autour de cette nouvelle technologie ?
La première question qui se pose, lorsque l’on parle de navire autonome, c’est celle de la réglementation de la navigation. L’autre grande question, c’est celle de la cybersécurité, et notamment les risques qui y sont liés, par exemple en termes de lac de données (5) ou de robots tueurs. Il faut bien sûr savoir se prémunir par rapport à cela, et ça ne doit pas être une raison pour en avoir peur. C’est pour cela qu’il faut toujours avoir l’homme à la fin pour prendre les décisions. Ces questions se posent d’ailleurs également aux drones dans le domaine aérien puisqu’ils sont confrontés aux mêmes enjeux et aux mêmes risques.
Par ailleurs, la question de l’autonomisation des navires, dans le civil comme dans le militaire, pose inévitablement la question de la répercussion sur l’emploi. Ce n’est pas forcément de gaieté de coeur que la marine marchande voit arriver des navires autonomes. Il y a néanmoins plusieurs degrés d’autonomisation : une autonomie complète, une autonomie relative, et il existe aussi des technologies qui autonomisent progressivement le navire. Mais cela aura un impact non négligeable sur l’emploi et sur l’utilisation qui en est faite, et on doit pouvoir faire évoluer ces dispositifs dans le temps. Enfin, il y a aussi les questions qui sont liées à l’éthique et à la mise en oeuvre de navires autonomes, comme pour les drones aériens.
L’arrivée de navires autonomes entraîne donc un triple impact : économique, opérationnel et technologique. Économique pour la conjugaison de plateformes pilotées et non pilotées parce qu’elles dimi
Les projets d’USV sont en plein développement, et la France est bien placée par rapport à la concurrence internationale en montrant ses capacités à transformer les innovations en réelles solutions opérationnelles de supériorité, notamment dans la guerre des mines, qui est une priorité.
nuent les coûts et les risques de ces équipements ; opérationnel par rapport à l’augmentation des surfaces d’action ; et enfin technologique par l’hyperconnectivité qui ouvre ses portes à des domaines civils ou militaires en amenant un lien au cyberespace qui est non négligeable.
En termes de calendrier, à quelle échéance ce système devrait-il commencer à se généraliser ?
L’autonomisation des navires existe déjà, comme l’illustre ce qui s’est passé en Chine en 2019. Cependant, ce n’est pas demain la veille que nous pourrons observer ce type de technologie sur d’autres utilisations que le militaire. Je ne crois vraiment pas aux cargos autonomes tels que le cargo chinois. Il existe des oppositions trop fortes et beaucoup trop de réticence. De plus, ce n’est pas une priorité affichée par un certain nombre de constructeurs aujourd’hui. C’est un complément utile, mais ça n’est pas une priorité, car celle-ci se situe aujourd’hui beaucoup plus sur le navire zéro émission. En revanche, l’autonomisation dans un certain nombre d’équipements est déjà en marche et devrait se renforcer dans les années 2020. Il est envisageable que d’ici à 2025, un certain nombre de postes de commandes aient considérablement évolué.
Grâce aux progrès de la technologie, les drones sous-marins semblent appelés à jouer un rôle de plus en plus important, que ce soit pour remplacer l’homme lors de missions qui lui seraient difficiles, pour la recherche de ressources minières ou pour la surveillance du réseau mondial de câbles sousmarins. Quel est concrètement l’enjeu du développement de ce type d’outils ? Quelle peut être leur place en termes de stratégie navale ?
Les drones sous-marins sont utilisés depuis longtemps, dans différents domaines, qu’ils soient civils ou militaires. Au niveau civil, cela concerne l’océanographie, l’exploration minière et pétrolière, mais également la recherche de rescapés ou de débris, comme lors de l’affaire du vol Rio-Paris pour laquelle des ROV — des drones sous-marins — ont été utilisés. Au niveau militaire, ce type d’outils est utilisé pour des questions de renseignement, d’hydrographie ou de search and rescue.
Ces dernières années, nous assistons à une multiplication des offres provenant d’acteurs très différents (États-Unis, Russie, Chine, Israël, France), ce qui entraîne un élargissement du champ des missions. Ainsi, nous avons maintenant des petits drones qui pourront être utiles pour le transport rapide de personnes, ce qui peut avoir un intérêt tout particulier dans le cadre d’une projection de forces dans certaines zones. D’autres drones sont développés uniquement pour le renseignement. Le développement de gros drones sous-marins existe aussi pour des missions de surveillance et de reconnaissance, en complément de ce que font les forces spéciales ou en autonomie. Se pose enfin la question de leur intégration. C’est toujours le problème, dans un dispositif naval complexe où il faut tenir compte de la conventionnalité de l’équipement, de l’utilisation et du caractère opérationnel ensuite.
Outre ce qui vient d’être dit, quelles sont les principales technologies en développement dans le domaine de la marine militaire ?
On peut citer par exemple le développement de navires intégrant des technologies innovantes et gérant des données provenant de capteurs multiples et en temps réel. C’est notamment le cas pour les nouvelles frégates « Belh@rra » de Naval Group, qui disposent d’une capacité de mise à jour du système et des logiciels.
On assiste également au développement d’armes nouvelles telles que les armes laser, les armes à énergie dirigée ou les missiles hypersoniques. Ces armements sont particulièrement adaptés au domaine naval, plus encore que sur des systèmes terrestres ou aériens.
La cybersécurité défensive et offensive est un enjeu absolument essentiel pour lequel nous ne sommes malheureusement pas encore suffisamment spécialistes.
La cybersécurité défensive et offensive est un enjeu absolument essentiel pour lequel nous ne sommes malheureusement pas encore suffisamment spécialistes.
Enfin il faut citer la veille et l’action multiplateformes par le biais de fusions, d’utilisation de données, pas forcément à l’échelle du navire mais plutôt sur des porteurs différents.
En mai dernier, le président de Naval Group rappelait que l’innovation était le combat à ne pas perdre. En termes d’innovation et de technologies de rupture, comment se positionne l’industrie navale de défense française par rapport à ses principales concurrentes ?
Il faut à tout prix que la France maintienne une avance dans différents secteurs :
• la propulsion nucléaire, utilisée notamment pour nos sous-marins, notre porteavions et d’autres navires de surface ;
• le développement de systèmes et d’équipements de haute technologie qui concernent la détection, les capteurs, les matériaux innovants, tant par les grands groupes que par les ETI, les PME, ou les startups ;
• le maintien et le développement d’une base industrielle de technologie de défense qui puisse couvrir un spectre très large d’équipements et de systèmes et qui permette à la France de disposer d’une autonomie par rapport à des fournisseurs étrangers. Trop dépendre d’un fournisseur étranger n’est pas possible ;
• l’utilisation de notre industrie pour essayer d’exporter davantage en s’adaptant aux besoins de clients étrangers qui imposent une recherche permanente de solutions innovantes, qu’elles soient technologiques, industrielles, commerciales, financières ou environnementales. Aujourd’hui, la France se positionne plutôt bien par rapport à la concurrence mondiale, en particulier dans le domaine militaire. Sur le naval civil, la position du pays est plus lacunaire, mais nous disposons de certains acquis dans des secteurs spécialisés tels que les navires de
La France se positionne plutôt bien par rapport à la concurrence mondiale, en particulier dans le domaine militaire. Sur le naval civil, la position du pays est plus lacunaire, mais nous disposons de certains acquis dans des secteurs spécialisés.
croisière, certains navires de charge, ou les bateaux océanographiques.
Depuis le 1er janvier 2020, de nouvelles normes environnementales bouleversent le marché des carburants pour le transport maritime, ce qui pour certains constitue « le changement le plus significatif pour le mode de propulsion de la flotte mondiale depuis le passage de la voile au charbon au XIXe siècle ». Quels sont les enjeux de ce changement ? Le GNL représente-til la solution d’avenir pour le transport maritime ?
La question de la motorisation est vraiment indispensable. Pour ce qui concerne le GNL, il y a deux choses à prendre en compte : d’abord, le fait que tout le monde s’accorde à dire aujourd’hui que c’est un carburant de transition ; ensuite, le fait que ça ne peut pas être le seul carburant d’avenir [voir l’entretien avec P. Louis-Dreyfus p. 22].
En effet, le GNL est un des carburants d’avenir, une possibilité de plus dans un mix énergétique qui est un peu plus large avec l’hydrogène, la pile à combustible, l’ammoniac, l’électrique ou le thermique par exemple… Cependant, il convient de s’interroger sur la durabilité de ce type de carburant. Combien de temps va durer la transition ? Un siècle ? Dix ans ? Il est compliqué de le dire. Aujourd’hui, nous avons une conjugaison de trois ambitions : celle des constructeurs, celle des armateurs et celle des ports. Mais la conjugaison de ces trois ambitions autour de la logique de transition énergétique va-t-elle permettre d’aboutir à quelque chose qui est parfaitement rationnel ? Car cela implique de faire des choix d’infrastructures dans les ports et de systèmes de propulsion pour les navires, et d’être en mesure de les décliner partout. Cela semble compliqué. Le GNL fait certainement partie des solutions — bien qu’il ne réponde pas complètement aux critères de l’ONU (6) —, mais il ne sera pas la seule solution. Il faut arriver à faire quelque chose de différencié entre les ports, parce que c’est leur métier. Il faut également arriver à trouver une solution qui ne soit pas trop chère pour les armateurs et qui permette aux constructeurs de vendre leur technologie.
Ce qu’il est important de noter, c’est à quel point le transport maritime arrive aujourd’hui à se remettre en question. Nous vivons une époque particulièrement intéressante à ce niveau-là, et cela donne envie de parvenir à convaincre tout le monde. Mais in fine, nous ne devons pas oublier une chose, c’est que tout répond à une question d’offre et de demande, ce qui me laisse penser que l’énergie fossile a encore de beaux jours devant elle…
Notes
(1) Partie immergée de la coque d’un bateau.
(2) Des projets sont notamment menés par les sociétés Kongsberg et Yara. (3) https://www.cma-cgm.fr/detail-news/2060/ cma-cgm-collabore-avec-la-start-up-shone-pourembarquer(4) https://www.lesechos.fr/industrie-services/ air-defense/naval-group-simpose-en-mer-du-norddans
(5) Un lac de données (ou data lake) est un référentiel de stockage qui conserve une grande quantité de données brutes dans leur format natif jusqu’à ce qu’elles soient nécessaires.
(6) Si le GNL répond aux critères de l’ONU sur le soufre, ce n’est pas totalement le cas sur l’azote et sur le CO . Même si la question du CO ne doit entrer 2 2 en vigueur que plus tard, peut-être en 2040 ou en 2050, il faudra bien trouver une forme de substitution et c’est maintenant qu’il faut s’en préoccuper.