Les Grands Dossiers de Diplomatie
Évolution de la société japonaise : des ruines de l’après-guerre à la société 5.0
Au Japon, la nouvelle ère impériale Reiwa a commencé en mai 2019. C’est la première fois que le nom d’une ère japonaise est puisé dans des textes japonais au lieu des classiques chinois. Autrefois, l’archipel était en effet considéré comme faisant partie de la sphère d’influence chinoise et ses habitants vus comme des barbares. Au VIIe siècle, dans une lettre adressée à l’empereur chinois, le prince japonais Shotoku a appelé la Chine « le pays du soleil couchant » et le Japon « le pays du soleil levant », ce qui est la signification des caractères utilisés pour le mot « nippon ».
Aujourd’hui, après la soi-disant décennie perdue, la triple catastrophe de 2011 (séisme de 8,9, suivi du tsunami et de l’accident nucléaire à Fukushima), et face à la montée en puissance de la Chine, le Japon demeure depuis 1966 l’une des plus grandes puissances économiques mondiales. Comment la société japonaise a-t-elle traversé les époques qui l’on menée des ruines de l’après-guerre à la société 5.0, en passant par le miracle économique japonais et l’éclatement des bulles immobilières et financières ?
Des générations aux vécus différents
Après la Restauration de Meiji en 1868, l’empereur a été élevé au statut d’incarnation divine dans le shintoïsme d’État. À la fin de la Seconde Guerre mondiale, le rescrit dit « Déclaration d’humanité » de l’empereur Showa a ramené la divinité impériale au rang de symbole de la nation [voir le focus d’É. Boulanger p. 18]. Aujourd’hui, la génération de la première décennie de l’ère Showa (1926-1989) a commencé à nous quitter. Cette génération, dont est issu Isao Takahata, co-fondateur du studio Ghibli et réalisateur du Tombeau des lucioles, a grandi dans le sacrifice durant la période militaire, mais a ensuite connu la prospérité du Japon à l’âge du travail. Certains ont adopté la vision de Kenzaburô Ôe, lauréat du prix Nobel de littérature, militant pour que le Japon ne remette pas en cause l’article 9 de sa Constitution selon lequel le Japon renonce à la guerre. D’autres, comme l’ancien gouverneur de Tokyo, Shintaro Ishihara, affichent toujours une sorte d’admiration envers l’ancien régime. Cette admiration était encore plus remarquable parmi ceux qui sont nés durant la deuxième décennie de Showa ; trop jeunes à la fin de la guerre pour avoir réellement vécu la misère, ils se sont plutôt investis dans les « combats économiques » d’aprèsguerre. Est arrivée ensuite la génération dankai (littéralement « en grappe »), qui a vécu surtout la « Haute Croissance » du Japon et qui repose sur l’image d’une puissance économique grâce au travail acharné. Lorsque cette génération est entrée sur le marché du travail, plusieurs observateurs étrangers se sont mis à publier des articles sur le miracle économique japonais et sur la gestion japonaise. Le « salaryman », terme utilisé au Japon pour désigner un salarié, représente un nouveau système basé sur l’emploi à vie, la rémunération selon l’ancienneté, la formation fournie par l’employeur et la création de syndicats dociles. La génération suivante est la première à ne pas avoir connu la misère engendrée par la guerre. On a parfois appelé shinjinrui (« nouvelle espèce humaine ») une partie de cette génération, qui a grandi dans la prospérité et qui semblait appartenir à une autre espèce. Parallèlement sont apparus les freeter, les jeunes adultes qui choisissent d’occuper un emploi temporaire et flexible. Avec la montée de la culture de consommation de l’époque sont apparus également les otaku, les jeunes qui se concentrent et se renferment sur certains intérêts. Cette génération est aussi une première génération de la télévision, puisant dans une expérience médiatisée commune. Certains parmi eux ont commencé à prioriser la vie personnelle, mais travaillaient aussi fort que la génération précédente. À leur façon, ils ont également vécu une guerre féroce, la juken sensô (la guerre de l’avancement académique) et le shiken jigoku (l’enfer des examens), renforcés par l’introduction de l’examen d’entrée universitaire standardisé en 1979. Sont apparus aussi des phénomènes tels que l’ijime (l’intimidation) et la futôkô (la non-fréquentation scolaire). La génération suivante, celle des dankai jr, les enfants des dankai ( baby-boomer version japonaise), est passée par la même trajectoire de vie que la génération précédente. Comparés aux dankai qui ont grandi souvent à la campagne, plusieurs dankai jr sont nés dans les milieux urbains. Le pays s’attendait à un second baby-boom au début des années 2000, considérant le nombre de naissances durant cette génération, mais cela n’a pas été le cas en raison des difficultés économiques survenues.
Deux décennies perdues, une génération sacrifiée ?
Sur le plan économique, la signature des Accords du Plaza en 1985 a produit un afflux de capitaux considérable au Japon, ce qui était propice à une intense spéculation.
Pour se sortir du krach d’octobre 1987, les États-Unis ont fait pression sur le Japon pour l’inciter à importer davantage. La seule solution qui s’imposait aux Japonais était donc une politique monétaire expansionniste. La hausse de l’activité économique et la hausse des revenus ont mené à une augmentation de la valeur des terrains et à la spéculation immobilière. En 1989, le Japon entrait dans l’ère Heisei. Le deuil à
la suite du décès de l’empereur Showa était en fort contraste avec l’économie japonaise à son sommet et le sentiment de s’être enfin débarrassé de la misère de la Seconde Guerre mondiale. Le style provocateur des femmes fréquentant la discothèque Juliana’s Tokyo est un bon exemple de l’euphorie sociale de l’époque. Cette bulle économique allait tôt ou tard éclater.
L’indice Nikkei passe soudainement de 38 915 yens en décembre 1989 à 21 000 yens en septembre 1990, puis à 17 000 yens en juillet 1992. La crise s’est aggravée entre 1995 et 1997 avec les nombreuses faillites de banques. Pour éviter la faillite, plusieurs banques ont dû fusionner. On peut encore en voir la trace aujourd’hui par leur nom, par exemple celui de la banque TokyoMitsubishi UFJ (3). À la fin du millénaire, le Japon a vécu le grand tremblement de terre de Hanshin-Awaji, suivi de l’attentat au gaz sarin dans le métro de Tokyo par la secte Aum, les deux évènements les plus graves depuis la fin de la Seconde Guerre mondiale. Le manuel complet du suicide paru en 1993 (vendu à plus d’un million d’exemplaires) et le film Suicide Club sorti en 2002 décrivent bien l’atmosphère de l’époque.
À cette époque, pour certains, être freeter (voir supra) devenait la seule solution. Après la modification des lois, les freeters entraient dans la catégorie des haken, employés contractuels engagés par une agence de placement. Pendant la Bulle, la valeur du yen avait considérablement augmenté et la délocalisation industrielle vers d’autres pays avait été accélérée. Dans les années 2000, pour diminuer les coûts, les entreprises ont continué à déplacer leurs points de production à l’étranger, surtout en Asie du Sud-Est et en Chine, après l’entrée de cette dernière dans l’Organisation mondiale du Commerce. Malgré la reprise économique entre 2002 et 2009, beaucoup ont préféré considérer ces vingt dernières années, de 1990 jusqu’à la crise des subprimes, comme deux « décennies perdues ». Ainsi a disparu l’idée répandue depuis les années 1970 que tous les Japonais faisaient partie de la classe moyenne. La kakusa shakai (société des écarts) est maintenant divisée entre les kachigumi (les gagnants) et les makegumi (les perdants) ; termes populaires à l’époque où le Premier ministre Koizumi (2001-2006) a mené plusieurs réformes néolibérales. On considère alors la génération suivante comme une génération « perdue » ; on la nomme rosujene ( lost generation).
Les Japonais de cette génération, nés surtout entre 1970 et 1984, sont entrés sur le marché du travail durant la période appelée « l’ère glaciaire de l’embauche ». L’abolition de l’accord de recrutement en 1996 a fait devancer le début de la période de recrutement des étudiants, allant même jusqu’à deux ans avant la réception du diplôme. Malgré tout, le ratio d’offres d’emploi par candidat est resté très bas (inférieur à 1,0 entre 1993 et 2005). Le nombre de travailleurs non réguliers, dans un poste précaire et sans avantages sociaux, a augmenté, et les travailleurs réguliers ont dû faire face au surmenage professionnel qui perdure encore aujourd’hui (4). Le Japon a tenté de s’attaquer au surmenage et à l’inefficacité, par exemple en encourageant le travail à distance et en réprimandant les entreprises ayant de mauvaises pratiques de travail, en particulier depuis la condamnation des grandes compagnies comme l’agence de publicité Dentsu (5) ou NHK, tenues responsables de la mort de leurs employés par surmenage professionnel (karôshi). Pour désigner ces entreprises exigeantes, le Japon emploie le terme burakku, originaire du mot anglais « black ». Elles sont devenues un phénomène.
Nouvel essor, nouvelles pratiques, nouveaux problèmes
Après s’être retirées du processus d’embauche pendant plus de dix ans, les compagnies souffraient d’une pénurie de main-d’oeuvre régulière. Entre 2006 et 2008, le marché de l’embauche des nouveaux diplômés a connu un nouvel essor, avantageant ainsi les étudiants. Le nombre d’entreprises burakku a augmenté. Le taux de syndicalisation s’est effondré en raison du très grand nombre de haken. La compétition féroce à l’embauche, la difficulté à se trouver un emploi et le travail exigeant une fois embauché ont compliqué les choses pour cette génération. C’est alors qu’on a commencé à entendre les dirigeants politiques parler de la responsabilité individuelle ( jiko sekinin) (6).
En plus du problème de futôkô non résolu, on a vu également une augmentation des hikikomori , ces citoyens qui s’enferment dans leur maison ou leur chambre à coucher et qui restent économiquement dépendants de leurs parents. On a vu aussi l’apparition d’une nouvelle catégorie, les NEET ( Not in Education, Employment, or Training). Avec tous ces changements, la nouvelle génération accorde plus d’importance à la vie personnelle. Les nouvelles pratiques d’entreprises entraînent une plus grande autonomie individuelle. En 2009, le gouvernement japonais a recensé pour la première fois un taux de pauvreté qui se situait alors à 16 %, le classant au quatrième rang des pires pays de l’OCDE (7). La part d’emplois non réguliers a continué d’augmenter jusqu’en 2008. Depuis 2005, la consternation a commencé à se faire sentir chez les jeunes générations. En 2008, le haken mura, un campement temporaire installé au coeur de Tokyo, a contribué à médiatiser la pauvreté. Le massacre d’Akihabara en 2008, commis par un des haken d’une usine automobile, est considéré comme un autre exemple du désespoir de la génération rosujene.
La réduction du niveau de l’embauche pendant plus de dix ans a aussi rendu inégale la répartition des employés réguliers par groupes d’âge, et elle a rendu la transmission des compétences difficile. Pour cette raison, les entreprises ont tourné le dos à leurs méthodes précédentes et ont recruté un grand nombre de nouveaux diplômés ; le ratio d’offres d’emploi par candidat est alors redevenu comparable à celui de la période de la Bulle. Alors que l’environnement professionnel des nouveaux diplômés s’est amélioré, celui des anciens diplômés est resté difficile. Le déséquilibre des possibilités d’emploi entre les générations est devenu très visible. Malgré l’évolution du marché de l’emploi, l’internationalisation et la globalisation, les pratiques de recrutement au Japon sont axées sur les nouveaux diplômés. La génération rosujene, en particulier ceux qui n’ont jamais été embauchés comme employé régulier auparavant, est placée dans des conditions extrêmement désavantageuses. Son salaire mensuel est en moyenne inférieur de 20 000 yens (environ 200 USD), comparé aux autres générations. Pour pallier le manque de
main-d’oeuvre due au départ à la retraite des babyboomers, la majorité des entreprises réemploient ces derniers et de nouveaux diplômés, sinon des travailleurs étrangers à bas salaire, ce qui n’est pas nécessairement une bénédiction pour la génération de la période « glaciaire ». Notons qu’en 2017, le ratio d’offres d’emploi a même dépassé celui de la période de la Bulle, mais on a tout de même priorisé les nouveaux diplômés.
Sur le plan de l’éducation, pour répondre aux problèmes tels que l’ijime et le futôkô, quelques modifications sont apportées dans le curriculum scolaire. L’éducation dite yutori, qui a réduit les heures et le contenu du programme en éliminant les cours du samedi dans l’enseignement obligatoire entre
2002 et 2011 (8), a donné son nom à la génération qui arrive sur le marché du travail actuellement. C’est la génération décontractée. Depuis l’éclatement de la Bulle, on assiste à une déflation au Japon. Les jeunes majoritairement nés à l’ère Heisei commencent à accorder plus d’importance aux produits vestimentaires et cosmétiques à petit prix ( puchipura) par rapport aux produits de marques prisés à l’époque de la Bulle. On remarque que les jeunes renoncent à l’ambition et à l’espoir en raison des tendances macro-économiques.
Parmi la génération yutori, mais incluant parfois aussi les personnes nées avant ou après cette génération, un simple jeu de mots nous mène vers les satori, les jeunes Japonais qui fuient les désirs matériels. Satori signifie d’origine « l’atteinte bouddhique de l’état illuminé (exempt de désirs) ». Dans la même optique, l’importance de faire des économies et la modération sont de retour dans la société japonaise. La magie du rangement de Marie Kondô (KonMari), publié en 2011 au Japon, a gagné en popularité à travers le monde. Le danshari (9), une approche de vie minimaliste inspirée du bouddhisme zen, a également fait son apparition. L’idée est de refuser de posséder des choses non essentielles pour ainsi avoir l’esprit tranquille chez soi (dans le sens physique et mental).
Actuellement, tirant profit des innovations de la quatrième révolution industrielle, le Japon voit les nouveaux développements technologiques comme solution aux enjeux sociaux et économiques auxquels les ères Heisei et Showa ont été confrontées. L’avenir dira si le projet de la « société 5.0 » misant sur l’économie des séniors (et la santé), la politique énergétique, les infrastructures de nouvelle génération et l’attractivité des régions (le tourisme et le développement des industries locales) permettront au Japon d’affronter ces défis sous la nouvelle ère impériale Reiwa.