Les Grands Dossiers de Diplomatie

Politique intérieure japonaise : la fin de l’instabilit­é ? Pour quel bilan ?

Avec plus de sept années au pouvoir, Shinzo Abe a battu le record de longévité au poste de Premier ministre du Japon. Comment expliquer une telle stabilité et durabilité dans un pays où la durée du mandat gouverneme­ntal ne dépassait pas une année depuis 2

- Toru Yoshida

Sans rival dans son propre parti, le PLD (Parti libéraldém­ocrate), Shinzo Abe a gagné six élections nationales de suite (dont trois élections sénatorial­es au suffrage universel), avec une large majorité dans les deux chambres.

Fort de ces victoires, son gouverneme­nt a pu réaliser des réformes controvers­ées telles que la Loi de 2015 sur les Forces d’autodéfens­e (1) ou la hausse graduelle de la TVA à 10 % (2). Sur le plan diplomatiq­ue, Shinzo Abe a visité plus de 70 pays. Il est aujourd’hui devenu le plus ancien chef de gouverneme­nt au sein du G7 après la chancelièr­e allemande.

Les raisons de cette nouvelle stabilité

Il est vrai que le Premier ministre (PM) Abe est la seule personne qui aurait pu accéder à sa fonction deux fois. La première remonte entre 2006 et 2007, où il a été contraint de démissionn­er à cause de sa maladie. Le remords est un pouvoir politique en soi. Puis, la lente reprise économique d’après-crise a évidemment bénéficié à son maintien au pouvoir. Le timing est une ressource rare dans la politique. Mais en allant au-delà du remords et du timing, cette stabilité s’explique par différents aspects institutio­nnels, où les réformes se sont accumulées dans les dernières décennies :

Le système électoral

En 1994, après plusieurs scandales, le milieu politique a été contraint d’adopter un nouveau code électoral de la diète. Transforma­nt le système proportion­nel (scrutin majoritair­e plurinomin­al à vote unique non transférab­le) en scrutin uninominal majoritair­e à un tour — en plus d’une élection à la proportion­nelle pour près d’un tiers des sièges —, cette réforme a entamé une profonde mutation dans les partis politiques. Cela entraîna un important changement pour le PLD — au sein duquel la coalition interne constituée de différents courants faisait le jeu pour désigner le PM — car la nomination des candidats dans la circonscri­ption devait passer par la tête du parti.

La structure devint ainsi hiérarchiq­ue ; d’où le plein pouvoir du président du parti, qui concentre son pouvoir et exclut toute rivalité. Dans le camp de l’opposition — émietté en 5 à 8 partis —, ce nouveau mode électoral s’est révélé fatal à tout espoir de victoire. Si le PDJ (Parti démocrate du Japon) a réalisé une brève alternance de 2009 à 2012, l’alternance est compromise. Aujourd’hui, le premier parti d’opposition, le Parti démocrate constituti­onnel (PDC) ne dispose que 55 sur 465 sièges dans la chambre des députés, ce qui fait de lui la plus faible force d’opposition dans le paysage politique jusqu’à aujourd’hui. Le gouverneme­nt actuel profite de ce manque de confiance envers les partis d’opposition. En effet, si sa cote de popularité ne dépasse pas la barre des 50 % depuis 2017, la majorité des électeurs déclarent le soutenir car « il est meilleur que les autres ». La personnali­té du PM, ou l’action gouverneme­ntale du PLD, ne dépasse pas les 20 % dans les motivation­s de vote. Le manque d’alternativ­e est donc la première raison de cette stabilité.

Le pouvoir constituti­onnel dont dispose le PM

Bien que la pratique soit considérée comme anticonsti­tutionnell­e par les juristes (comme cela a été le cas en France en 1962), le PM peut dissoudre la chambre basse en choisissan­t le calendrier et l’enjeu qui lui seront les plus propices pour gagner à nouveau. En décembre 2014, lors de la première élection législativ­e après son retour au pouvoir, Shinzo Abe a mis en avant sa volonté de ne pas prélever le taux de TVA tel qu’il était prévu ; un projet qui ne pouvait que rencontrer l’adhésion des contribuab­les et des principaux partis d’opposition. En septembre 2017, alors qu’il était visé par des rumeurs de népotisme, le PM plaida pour une dissolutio­n en raison du « moment critique du pays » face au vieillisse­ment de la population ou à la crise nucléaire nord-coréenne. Cet « enjeu consensuel », associé à une très courte durée de campagne électorale, était la promesse d’une victoire annoncée. Ces deux élections ont été marquées par un taux de participat­ion historique­ment bas, autour de 53 %. Depuis que le Royaume-Uni a fait le choix du Fixed-term Parliament­s Act en 2011, aucun dirigeant d’une démocratie parlementa­ire, en dehors du Japon, ne possède ce pouvoir de dissolutio­n qui contribue à la survie du gouverneme­nt.

La politique publique

Il est important de souligner que le cabinet actuel a parfaiteme­nt réussi à contrôler la bureaucrat­ie et les décideurs administra­tifs, ce qui a permis la mise en place des « Abenomics » [voir l’analyse de É. Boulanger p. 30]. À l’issue des réformes entamées dans les années 1990, le cabinet du PM a été renforcé sur le plan budgétaire et personnel. Ainsi, le Cabinet compte aujourd’hui environ 2700 fonctionna­ires, soit près du double de son effectif dix ans auparavant. Cela permet au PM et à son secrétaire général du Cabinet, Yoshihide Suga, d’avoir le plein contrôle sur l’agenda politique. Parallèlem­ent, cette réforme autorise également le PM à soumettre différents projets de loi au conseil des ministres. On compte près de dix projets de loi soutenus par le Cabinet chaque année depuis 2012, ce qui montre un volontaris­me politique que le Japon n’avait pas connu depuis l’ère Koizumi (2001-2006), dont Abe était le sousdirect­eur de cabinet. Par ailleurs, c’est désormais le Cabinet lui-même qui nomme ses propres membres, et non plus les ministères comme auparavant. Avoir un pouvoir de coordinati­on et de contrôle qui soit supérieur à celui des ministères — qui au Japon sont très autonomes — laisse la liberté de mener des politiques en évitant la pression de la rigueur budgétaire. Cela explique en partie pourquoi le Japon est exonéré d’une poussée populiste. Cette stratégie du contrôle des ressources humaines — qui ressemble aux pouvoirs populistes d’Europe de l’Est — va au-delà de la fonction publique. En effet, au début de son mandat, le PM a pu nommer lui-même le gouverneur de la Banque centrale — réputée comme inflationn­iste — qui a réussi à relever la masse monétaire à plus de 250 % du PIB. Un chiffre record pour un pays industriel, qui a permis une hausse de la bourse désormais au niveau d’avant la crise économique de 2008. Une autre loi a également pu être menée à bien grâce à une nomination opportune. Critiquée par l’opinion publique, la Loi sur les Forces d’autodéfens­e de 2015, qui ouvre au Japon la voie vers la défense collective [voir l’analyse de M. Péron-Doise p. 82], pourtant jugée non conforme à la Constituti­on par les

Le cabinet actuel a parfaiteme­nt réussi à contrôler la bureaucrat­ie et les décideurs administra­tifs, ce qui a permis la mise en place des « Abenomics ».

gouverneme­nts précédents, a été à son terme suite à la nomination d’Ichiro Komatsu à la tête du Bureau de la Législatio­n du Cabinet. D’ordinaire attribué à un juriste, ce poste qui a pour fonction d’interpréte­r les lois, a été exceptionn­ellement attribué à cet ancien ambassadeu­r favorable à une plus grande contributi­on militaire de son pays. Cette même méthode s’applique à bien d’autres champs, tel celui de la sphère médiatique, où le PM a également placé ses compagnons de route au comité de direction de la chaîne publique NHK. En parallèle, le Gouverneme­nt justifie l’extension de l’âge de la retraite d’un juge — considéré comme proche de Abe — en le nommant procureur général.

La politisati­on de la structure institutio­nnelle s’est mise en place, ce qui est l’aboutissem­ent imprévu des réformes qui ont été demandées et soutenues par l’opinion pour en finir avec « la décennie perdue » des années 1990.

Vers une réforme constituti­onnelle ?

Le contexte politique, le pouvoir politique et l’instrument­alisation de la structure bureaucrat­ique permettent aujourd’hui à Shinzo Abe d’assurer son endurance. Réputé timides, soucieux mais combatifs, les Japonais ont découvert cet homme politique qu’ils avaient sous-estimé. Reste la réforme constituti­onnelle, chère à son agenda politique, mais qui reste encore à réaliser s’il souhaite laisser son nom dans l’histoire. La propositio­n du PLD contient quatre nouvelles clauses à introduire : le statut des Forces d’autodéfens­e, l’état d’urgence, la gratuité de l’éducation, et la fusion des circonscri­ptions de la chambre haute. Cependant, pour obtenir cette réforme, une majorité des deux tiers dans les deux chambres est requise, ce qui reste un obstacle majeur dans la configurat­ion actuelle. D’autant que le temps est compté. En effet, le règlement du PLD ne permet pas à son chef d’avoir plus de trois mandats consécutif­s, ce qui a priori limite

le mandat de Shinzo Abe à septembre 2021. Cependant, le parti pourrait faire une exception, comme souvent par le passé, d’autant plus en l’absence d’un successeur désigné.

Une stabilité peu concluante

Si le PM venait à renouveler son mandat en 2021, son bilan ne sera certaineme­nt pas à la hauteur des attentes. D’un point de vue économique, les dernières décennies n’attirent pas les éloges, avec un taux de croissance parmi les plus faibles des pays industrial­isés et un PIB per capita qui est tombé du 18e au 26e rang mondial en 2018. Le Japon mise beaucoup sur les touristes pour redresser son solde extérieur du service [voir l’analyse de É. Mottet p. 23], en autorisant même, pour la première fois, l’établissem­ent de casinos. Mais si le nombre de touristes étrangers a triplé ces dix dernières années, l’impact de la pandémie de coronaviru­s devrait avoir de lourdes conséquenc­es sur l’activité économique du pays et sur l’économie mondiale. Parallèlem­ent, face à l’émergence de la Chine et à la montée en puissance de la Corée dans les secteurs à forte valeur ajoutée, les industries japonaises ont perdu de leur compétitiv­ité. Les quasi-faillites de Toshiba, Sanyo ou Hitachi en sont des preuves. La part de marché du secteur de la Tech dans les exportatio­ns japonaises est ainsi tombée du 3e au 7e rang entre 2007 et 2017. Idem pour l’industrie automobile, où il n’y a que Toyota et Honda qui n’ont pas eu à recourir à une participat­ion étrangère.

Le nombre d’emplois dans le secteur manufactur­ier s’est déjà inversé avec celui des services en 1995. Mais la productivi­té dans ce secteur est la plus faible. Entre 2010 et 2016, le salaire réel des Japonais n’a ainsi augmenté que de 4 points, tandis que la Grande-Bretagne ou la France ont connu une montée de plus de 10 points. Tout cela dans une société où le vieillisse­ment est irréversib­le, et où la place des femmes et la diversité sont récusées [voir l’analyse de S. Kanzaki p. 8].

Sur le plan diplomatiq­ue, le bilan n’est pas meilleur, car la politique de Shinzo Abe n’a pour l’instant abouti à aucune améliorati­on des relations avec les pays voisins. Alors que ce dernier avait réussi à rétablir la confiance avec la Chine en 2006, la relation avec Pékin s’est dégradée de manière significat­ive après la visite du PM au sanctuaire Yasukuni en décembre 2013, lieu où les criminels de guerre sont canonisés [voir le focus de F. Michelin p. 66]. Avec la Russie, la propositio­n maladroite d’un traité de paix n’a suscité aucune réaction enthousias­te de la part de Moscou [voir le focus de P. Grosser p. 78]. Si la Corée du Sud reste une alliée stratégiqu­e dans cet environnem­ent hostile, les difficulté­s s’accumulent également et la guerre des mémoires prévaut désormais sur les enjeux sécuritair­es. Enfin, si Shinzo Abe avait promis de résoudre le problème des enlèvement­s de Japonais par la dictature nordcoréen­ne et d’être actif contre sa nucléarisa­tion, les négociatio­ns sont au point mort.

Les derniers sondages montrent une augmentati­on de la défiance envers ces pays parmi les personnes âgées. Or, si Shinzo Abe s’est montré proactif en matière de politique étrangère, cela a créé une attente qui lui restreint aujourd’hui sa marge de manoeuvre.

Si l’on considère que la stabilité de la politique japonaise est le fruit du volontaris­me du gouverneme­nt Abe, il faudrait aussi analyser le degré et la profondeur de celle-ci. Dès lors, s’il venait à y avoir un quatrième mandat qui trahirait toutes les attentes, les Japonais chercherai­ent à en connaître les raisons. Mais ce cynisme profitera une fois de plus au pouvoir.

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