Les Grands Dossiers de Diplomatie
Quel avenir pour la Maison impériale japonaise ?
Lorsque le prince Naruhito a accédé au trône du chrysanthème, le 1er mai 2019, à la suite de l’abdication de son père, l’empereur Akihito, il est devenu, selon la Constitution de 1947, le « symbole de l’État et de l’unité du peuple ».
Il ne détient à ce titre aucun « pouvoir de gouvernement », ce qui fait de lui l’un des monarques dans le monde ayant le moins d’autorité. Au-delà de ses fonctions protocolaires attribuées par la Constitution, le rôle public de l’Empereur se résume à des actions cérémoniales. Pêle-mêle : octroyer médailles et récompenses, encourager les arts et la science, faire des voyages officiels à l’étranger ou recevoir les lettres de créance des ambassadeurs étrangers nouvellement assignés au Japon.
L’Empereur, symbole d’une culture millénaire
Si les Japonais accordent un grand respect aux institutions impériales, l’Empereur et sa famille leur apparaissent bien éloignés de leurs préoccupations quotidiennes et de leurs valeurs personnelles. Bien des Japonais ne s’émeuvent d’ailleurs pas du fait que la lignée impériale puisse s’éteindre en raison de la raréfaction des successeurs mâles au trône, mais il n’en demeure pas moins que pour la nation, c’est une dure préoccupation qui s’inscrit dans les inquiétudes d’un Japon coincé dans un déclin démographique irréversible qui met en péril plusieurs aspects d’une culture millénaire. En effet, le statut de l’empereur s’inscrit dans une identité et une culture nationales au même titre que la culture du riz, le théâtre nô ou la lutte sumo : des objets particuliers et uniques qui font du Japon ce qu’il est aujourd’hui. L’empereur est cependant bien plus que cela, car la lignée impériale est associée aux mythes fondateurs de la civilisation nipponne et à la perpétuation de ceux-ci en raison de son rôle déterminant dans la pratique de rites et rituels liés à la religion shinto, unique à l’archipel et dont les origines se perdent dans la nuit des temps.
Également, il ne faut pas croire que le Tennô (« empereur du Japon ») n’est qu’une relique d’un monde qui n’existe plus, celui de la Restauration de Meiji en 1868 à la fin de la Deuxième Guerre mondiale où la divinité de l’empereur en faisait le « récipient » de la souveraineté nationale, le chef incontesté de l’État et le « père » du peuple japonais. Après la guerre, le général Douglas MacArthur, commandant suprême des forces d’occupation alliées, pour achever la démocratisation du pays, ne pouvait retirer à Hirohito que ses prérogatives politiques. Il devait démanteler un ensemble d’institutions hétéroclites mis en place pour légitimer la modernisation du Japon après 1868 : on peut penser — comme nous le rappelle David A. Titus dans son ouvrage Palace and Politics in Prewar Japan — aux pratiques et aux rites d’une cour impériale millénaire d’un Japon ancien « idéalisé » et renforcée par l’établissement d’une noblesse « nationale » ; un shintoïsme promu au rang de religion d’État, renforçant
Photo ci-dessus : Le 22 octobre 2019, Naruhito était proclamé empereur du Japon devant les représentants de 194 pays au cours d’une cérémonie dont les rituels, liés au culte shintô, datent du IXe siècle. Il est devenu le 126e empereur à accéder au trône du chrysanthème, suite à l’abdication de son père Akihito le 1er mai 2019. (© Issei Kato/Pool/AFP)
la légitimité d’un empereur divin ; l’intégration de l’ancienne autorité shogunale à celle du ministère de la Maison impériale ; et un édifice constitutionnel autoritaire d’inspiration occidentale et japonaise qui a codifié le vaste ensemble de prérogatives détenues par l’empereur dans la Constitution de l’empire du Japon de 1889. Les décisions du Général allaient réduire la Maison impériale à peu de choses, mettant en péril son avenir en éliminant la noblesse et les branches cadettes de la lignée impériale, les « remparts » de la succession.
L’empereur, symbole de continuité et de traditions
La légitimité du Japon moderne continue cependant de reposer sur l’empereur : le Japon moderne n’a jamais été construit en opposition à un passé décadent (comme ce fut le cas de la République populaire de Chine), mais en opposition à un régime politique (le shogunat de 1603 à 1867) inapte à maîtriser le changement et où seul l’empereur pouvait incarner la continuité constitutionnelle du pays, au-delà de ses régimes. À nouveau après 1945, l’empereur incarne la continuité, alors que les militaires sont blâmés pour la débâcle violente du régime.
Cette continuité est garantie par le rôle religieux « privé » de l’empereur, soustrait aux yeux des Japonais en raison de la Constitution qui affirme qu’« aucune organisation religieuse […] ne peut exercer une autorité politique », mais aussi parce qu’il en a toujours été ainsi. Le shintoïsme d’État d’avant 1945 publicisait par le biais de milliers de sanctuaires shinto les rites et rituels performés par l’empereur pour renforcer le régime, une pratique exceptionnelle disparue. Ces rites et rituels continuent cependant d’être pratiqués par le Tennô (une lourde tâche, dit-on) et ils sont la principale préoccupation de l’Agence de la Maison impériale, dont la raison d’être demeure depuis toujours de défendre l’intégrité des mythes et des pratiques ancestrales de l’institution impériale.
L’organisation interne du palais n’a jamais fondamentalement changé, faisant de l’Agence un endroit soumis aux traditions et aux rites ancestraux qui pèsent lourd sur la santé mentale de ses royaux, comme pour l’impératrice Masako, qui souffre depuis 2003 de maladies liées au stress ou bien Michiko, l’épouse d’Akihito, empereur émérite ( Jôkô), qui a souffert de dépressions nerveuses à plusieurs reprises au cours des années 1960. L’institution impériale n’a jamais fait rêver les jeunes filles — ou induit la création d’oeuvres de fiction comme on en retrouve en Grande-Bretagne ou
en Corée du Sud, qui mettent en exergue de jeunes princesses dans une vie de palais extraordinaire ou symbolisant la réussite d’un rêve dans l’adversité — et d’ailleurs, à l’époque où l’empereur Naruhito et son frère Akishino se cherchaient chacun une épouse, plusieurs Japonaises préférèrent se marier sur-le-champ plutôt qu’accepter une invitation à un bal impérial !
La mort d’un empereur et la vitesse à laquelle se fait le couronnement de son successeur n’offrent que très peu d’opportunités pour un gouvernement d’actualiser ou de moderniser une institution d’un autre âge et de l’utiliser pour revigorer son soft power à l’échelle internationale. Le couronnement de l’empereur Naruhito a fait l’objet d’une stratégie de relations publiques très bien ficelée qui en a fait un évènement global à l’image des mariages princiers britanniques ; mais également une représentation de la culture japonaise immémoriale où le shintoïsme est réduite à une « cérémonie folklorique » pour utiliser les mots de la Cour suprême. Celle-ci a permis l’utilisation de fonds publics pour des évènements de nature religieuse. La cérémonie du Daijosai de novembre 2019, à laquelle des personnalités du monde entier sont venues assister, mais à l’écart (la cérémonie comme telle est secrète), fait partie d’un processus d’accession au trône qui s’étale sur près d’une année. Au cours du Daijosai, le nouvel empereur pénètre dans le hall du sanctuaire accompagné de quelques femmes pour « une communion » avec la déesse du soleil Amaterasu-ômikami, l’ancêtre putatif de tous les empereurs du Japon. Le gouvernement a bien cerné l’importance de recréer au sein de la population ce sentiment d’appartenance à cette institution, comme l’indique un sondage de 2019 où 71 % des répondants affirment avoir une « bonne connaissance » de la famille impériale, un degré de notoriété jamais atteint.
La Maison impériale peut-elle se moderniser ?
Maintenant sur le trône, Naruhito doit affronter la pérennité problématique de la Maison impériale, qui repose en définitive sur la capacité du prince Hisahito, né en 2006, d’engendrer un fils, alors que le rétrécissement de la famille impériale (ils ne sont plus que 18 membres, dont 13 femmes) apparaît inéluctable. Naruhito devrait-il « moderniser » la Maison impériale ? Il est de plus en plus manifeste qu’il envisage de différencier son règne de celui de son père, axé sur la réconciliation avec l’Asie, en mettant l’emphase sur la lutte contre les changements climatiques pour ainsi se rapprocher de ses « sujets », comme en font foi la poésie de l’impératrice Masako, les activités du couple impérial et les discours de Naruhito : dans le premier cas, elle écrit « la force de la jeunesse / apporte de l’espérance / pour ceux qui luttent / pour s’extirper de leur douloureux fléau » ; dans le second cas, ils vont à la rencontre des citoyens meurtris par des pluies torrentielles ou un typhon catastrophique et, dans le troisième cas, il annonce lors de son 60e anniversaire de naissance qu’il s’engage à se tenir au côté des Japonais dans leurs réponses aux défis environnementaux. La modernisation de la politique du palais impérial demeure une tâche difficile : l’accès d’une femme au trône (une décision qu’accepterait une grande majorité de Japonais) ou la création de nouvelles branches de la famille impériale pour renforcer l’ordre de succession en laissant aux princesses la possibilité de demeurer au sein de la maison régnante une fois mariées à un roturier pourraient, craignent des conservateurs, « féminiser » et « affaiblir » les fondements mythiques de l’institution impériale, d’où l’opposition quasi certaine de l’Agence impériale. Par contre, ils proposent l’idée — officiellement suggérée au Premier ministre Shinzo Abe en novembre 2019 — de laisser des membres mâles et non mariés des anciennes branches de la famille impériale (qui ont été privées de leur statut après la guerre) rejoindre la famille impériale, une idée certes contestée, mais qui n’est en soit pas très complexe, car l’Agence impériale a toujours gardé contact avec les anciennes maisons princières et les descendants de l’aristocratie d’avant-guerre. Enfin, l’implication législative du gouvernement est essentielle — un comité parlementaire se penche à nouveau sur la question —, mais l’intérêt de modifier le cours de la succession n’y est plus depuis la naissance de Hisahito. À l’image du peuple japonais préférant le déclin démographique à une immigration pouvant remettre en question la typicité de la nation [voir l’analyse de S. Kanzaki p. 8], Naruhito, prisonnier des traditions, devra peut-être se résoudre à regarder en spectateur la disparition de la lignée impériale Yamato et la fin de la continuité institutionnelle d’un Japon millénaire.