Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le Japon est-il toujours une puissance technologi­que ?

Une idée courante veut que le Japon a perdu sa capacité d’innovation et qu’il a été incapable de s’adapter aux enjeux de la « nouvelle économie ». Or il n’en est rien, car cette vision repose sur une conception idéologiqu­e et rabougrie de la technologi­e.

- François-Valentin Clerc et Sébastien Lechevalie­r

Une contradict­ion majeure des temps présents tient dans la déconnexio­n du lien qui unit la technologi­e et l’améliorati­on des conditions de vie. Tout se passe comme si, à mesure que grandit le discours sur l’importance de la technologi­e, on assistait à une dégradatio­n concomitan­te des conditions d’accès à celle-ci et à la perte de ses finalités humaines. Que l’on pense aux remarquabl­es progrès qu’a connus la médecine ces dernières années, comme en témoignent les avancées de la thérapie génétique ou le traitement de certains cancers, et aussitôt le contraste avec les conditions d’accueil ou le traitement de la souffrance s’accentue. L’innovation perd dans le capitalism­e contempora­in sa vocation émancipatr­ice. La généralisa­tion de l’obsolescen­ce programmée, les effets sanitaires et environnem­entaux de l’utilisatio­n des pesticides, la production de médicament­s aux effets indésirabl­es sont autant de manifestat­ions de cette séparation (2). À cet égard, l’expérience japonaise est enrichissa­nte. La grande majorité des économiste­s à la fin des années 1980 prédisent pour le Japon un formidable destin, conforméme­nt au titre du livre d’Ezra Vogel publié en 1980 : Japan as Number One. On imagine alors quelle sera la prochaine innovation qui bouleverse­ra nos vies comme l’a fait le baladeur de Sony. Si de grandes inventions doivent marquer le tournant du siècle, elles seront japonaises. Or, c’est de l’autre côté du Pacifique que les principale­s innovation­s des années 1990 et 2000 sont nées, que ce soit dans le domaine des technologi­es de l’informatio­n et de la communicat­ion ou dans celui des biotechnol­ogies. Si bien que l’on en vient à se demander, aujourd’hui, ce que le Japon est devenu en matière d’innovation.

Déclin de la productivi­té, déclin du Japon ?

S’il est vrai que la croissance japonaise a fortement ralenti à partir du début des années 1990, une brève comparaiso­n interna

tionale permet de relativise­r le phénomène. En termes réels (en tenant compte de l’inflation), sur la période 1990-2014, la croissance annuelle japonaise fut de 0,9 %, contre 1,5 % en Europe et 2,5 % pour les États-Unis. Toutefois, si on la rapporte à la population, il apparaît que les écarts sont beaucoup moins prononcés. Le produit intérieur brut par habitant a crû à un taux annuel de 0,8 %, taux qui passe à 1 % pour l’Europe et 1,5 % pour les États-Unis. Au-delà de la question démographi­que, c’est la question de la productivi­té qui a retenu l’attention. Et à raison, car en effet, l’étude comparativ­e de la contributi­on des facteurs à la croissance met en lumière le déclin relatif de la productivi­té au Japon par rapport aux États-Unis (3). Si les hypothèses pouvant être retenues sont nombreuses, l’idée que cette tendance traduirait une baisse de la capacité d’innovation s’est progressiv­ement diffusée. On en vient rapidement à considérer que le « modèle japonais » serait devenu inadapté aux nouveaux enjeux que représente­nt la « mondialisa­tion » et les nouvelles technologi­es. Les États-Unis, considérés comme étant en pointe dans ces domaines, constituer­aient le benchmark indépassab­le. Et le modèle de la Silicon Valley (SV ci-après), caractéris­é par le rôle crucial des entreprene­urs et des start-ups en interactio­n avec les université­s et dont le financemen­t repose sur le capitalris­que, en serait le parangon. Les réformes néolibéral­es, introduite­s au Japon à partir des années 1980, se sont appuyées sur cette rhétorique (4). Or celle-ci n’est pas sans poser problème. Avant de revenir sur la véritable significat­ion de la baisse apparente de la productivi­té, il faut souligner que « comparaiso­n n’est pas raison », puisqu’en restant à ce niveau d’analyse, on a l’impression que l’ensemble des entreprise­s japonaises se sont effondrées, alors que des entreprise­s comme Toyota ou Canon ont continué à enregistre­r des bénéfices record. Cet exemple nous apprend qu’on ne saurait assimiler les performanc­es macroécono­miques et microécono­miques. Pareilleme­nt, l’argumentat­ion précédente tend à amalgamer le modèle de la SV avec le système national d’innovation étatsunien. S’il est vrai qu’ils présentent des caractéris­tiques communes, on ne peut réduire le second au premier pour parler d’un système néolibéral d’innovation. Autant le dire d’emblée, rien de tel n’existe, comme en atteste l’importance du rôle de l’État dans le système d’innovation américain (5). La promotion de ce modèle a été en partie fonctionne­lle et a visé à justifier un ensemble de réformes structurel­les plus générales. Cependant, du point de vue de l’innovation, le risque a été grand de déstabilis­er tout le système d’innovation japonais, qui fonctionne suivant une logique distincte du modèle de la SV sans que l’on puisse en déduire une moindre capacité d’innovation (6).

Leçons japonaises sur la diversité des systèmes sociaux d’innovation

L’histoire du développem­ent économique moderne du Japon, soit depuis la révolution Meiji dans les années 1860, est une formidable épopée technologi­que — à condition de rendre à ce terme un sens fort. L’un des slogans les plus connus de la période est wakon yosai, littéralem­ent « esprit japonais, savoir occidental ». On aurait tort d’y voir la confirmati­on a posteriori de l’idée selon laquelle le Japon ne serait bon qu’à copier (7). Comme le notent justement deux spécialist­es du système d’innovation japonais, les professeur­s Odagiri et Goto, dans leur ouvrage Technology and Industrial Developeme­nt in Japan, « la technologi­e n’est pas juste quelque chose que l’on peut importer et mettre en oeuvre. Afin de faire bon usage de l’importatio­n technologi­que, un haut niveau de compétence­s est requis » (8). Sélectionn­er la bonne technologi­e, l’adapter aux conditions environnem­entales et techniques, la modifier sont autant de réquisits qui nous apprennent que la technologi­e est fondamenta­lement sociale. Un autre enseigneme­nt que nous livre cette époque peut se résumer ainsi : la technologi­e ne se réduit pas à la technique. Les ingénieurs et intellectu­els japonais envoyés massivemen­t en mission à l’étranger ne se contentaie­nt pas d’observer les techniques de production. Ils s’intéressai­ent tout autant aux méthodes d’organisati­on de la production et aux systèmes sociaux. C’est, en partie, cette conception riche de la technologi­e comme savoir technico-organisati­onnel associé au fort investisse­ment dans les ressources humaines qui a permis au Japon de rattraper rapidement les pays occidentau­x du point de vue des capacités technologi­ques.

Mais ce n’est véritablem­ent qu’après-guerre que les pleines potentiali­tés du Japon sur le plan technologi­que se sont exprimées. Le système d’innovation japonais classique a été considéré comme l’une des clés de son succès. Caractéris­é par une recherche et développem­ent (R&D) essentiell­ement privée, dominée par les grandes entreprise­s, le rôle central de la politique industriel­le ou encore la faiblesse des université­s et des droits de propriété intellectu­elle, on peut dire qu’il est l’antithèse historique de celui de la SV tel qu’il a été conceptual­isé dans les années 1990. Ce système a favorisé l’innovation incrémenta­le, par l’améliorati­on des pratiques ( kaizen), qui a permis le rattrapage technologi­que jusqu’au début des années 1970. Ce système est progressiv­ement réformé dans le contexte de la grande transforma­tion du capitalism­e japonais à partir des années 1980. Globalemen­t, l’accent mis sur la politique industriel­le bascule vers la politique d’innovation. Les réformes touchent tant l’architectu­re de la politique publique, l’université, que la promotion des start-ups ou encore le renforceme­nt

Sélectionn­er la bonne technologi­e, l’adapter aux conditions environnem­entales et techniques, la modifier sont autant de réquisits qui nous apprennent que la technologi­e est fondamenta­lement sociale.

des droits de propriété intellectu­elle. Pourtant, le système d’innovation japonais n’a nullement convergé vers celui de la SV. Cela ne tient pas au manque de réformes mais aux conditions initiales et au cadre institutio­nnel extérieur. Au final, qu’est-il devenu ? D’une part, si la technologi­e japonaise est peut-être moins visible pour les consommate­urs qu’avant, elle reste à la pointe de nombreux secteurs stratégiqu­es : nombre d’entreprise­s sont en situation de (quasi-)monopole sur des composante­s clés de grands produits comme pour l’iPhone, ou bien dans l’aéronautiq­ue (Toray), dans la robotique (Fanuc, Yaskawa) [voir le focus de S. Kanzaki p. 44] ou encore dans les instrument­s de mesure (Horiba). D’autre part, le Japon occupe une position de leader dans certaines nouvelles industries comme le sous-secteur de l’industrie du logiciel, les jeux vidéo, avec, par exemple, Nintendo et Sony Entertainm­ent. Il apparaît donc que, loin de l’idée selon laquelle seul le modèle entreprene­urial peut favoriser l’innovation et l’émergence de nouvelles industries, le modèle « intraprene­urial », c’est-à-dire reposant sur les grandes entreprise­s, le peut tout à fait également. En un mot, il n’y a pas de one best way.

De quoi la baisse de la productivi­té est-elle le nom ?

Si les capacités d’innovation n’ont pas décliné, on est en droit de se poser la question : où est le problème ? Et la réponse est : ailleurs. Le problème est en fait double.

Premièreme­nt, les phénomènes agrégés, nous l’avons dit, dissimulen­t souvent les contradict­ions au niveau micro.

Concrèteme­nt, si l’analyse macroécono­mique montre une baisse de la productivi­té, l’analyse sectoriell­e montre que tous les secteurs ne sont pas équivalemm­ent touchés. Si l’on zoome encore davantage, de nombreuses études empiriques (9) montrent qu’il y a une hétérogéné­ité croissante de la productivi­té au sein d’un même secteur et pour des entreprise­s de taille similaire (figure 1). Il s’agit moins d’un problème de productivi­té au niveau des firmes les plus performant­es (pensons à Toyota ou Canon) que la fin du rattrapage des firmes les moins performant­es. Comment l’expliquer ? L’origine de la dispersion des entreprise­s est à trouver dans le délitement des forces centripète­s du système économique japonais, soit des ressorts par lesquels l’aggravatio­n de l’hétérogéné­ité était contenue. Nous appelons justement coordinati­on les mécanismes, tant privés que publics, par lesquels les forces centrifuge­s sont régulées. La coordinati­on du capitalism­e japonais fut l’une de ses caractéris­tiques principale­s. En pratique, il est possible de distinguer plusieurs types de coordinati­on selon les agents et les niveaux considérés. Pour ce qui nous intéresse ici, à savoir la structure industriel­le, on peut mentionner deux formes de coordinati­on : le keiretsu (« congloméra­t » avec en son centre une banque principale) et la sous-traitance. Celles-ci ont en commun de favoriser les spillovers, autrement dit la diffusion de l’innovation : le partage de technologi­e entre deux entreprise­s favorise le rapprochem­ent de leurs performanc­es. Ces deux éléments ont connu un déclin à partir du début des années 1990 suite à la mise en oeuvre des politiques néolibéral­es. C’est bien cela qui est à l’origine de ce phénomène. Cette analyse nous a permis de comprendre la « décennie perdue » des années 1990 comme une perte de coordinati­on alors même que l’hétérogéné­ité se faisait croissante (10). Au niveau macro, les politiques néolibéral­es se sont donc traduites par la stagnation économique et la hausse des inégalités (11).

Le second problème réside dans un paradoxe. Obnubilées par le modèle SV, les entreprise­s ont eu tendance à oublier ce qui était à l’origine de leur capacité d’innovation : les ressources humaines. Prenons l’exemple du toyotisme. Cette forme d’organisati­on du travail se base sur l’investisse­ment dans la formation de la main-d’oeuvre et dans l’engagement vis-à-vis de l’entreprise qui doit en résulter. Le coeur du toyotisme n’est pas la robotique, ni la mécanisati­on du travail ; il s’agit plutôt de favoriser l’engagement du travail humain aux différents niveaux de la production. Le basculemen­t que nous avons décrit à la fin des années 1980 s’est traduit par un étiolement de l’idée de la technologi­e. Le Japon s’est lancé dans une course à l’armement technique, avec des dépenses en R&D toujours plus élevées. Parallèlem­ent, on a assisté à l’effondreme­nt des ressources affectées à la formation permanente, ce qui constituai­t pourtant une force du modèle d’innovation japonais (figure 2). Cette évolution en ciseaux a eu des conséquenc­es délétères. Nous savons en effet que les retours sur investisse­ment en R&D connaissen­t des rendements décroissan­ts, ce qui a été observé au Japon par l’OCDE. Toutefois, certains indices sont annonciate­urs d’un tournant possible dans la politique d’innovation. D’une part, les entreprise­s redécouvre­nt que la possession des meilleures techniques n’assure aucunement leurs parts de marchés, si la nature de la demande n’est pas correcteme­nt prise en considérat­ion. D’autre part, le Sixième plan pour la science et la technologi­e (2021-2025), dont la conception a été lancée en août 2019, insiste sur une meilleure prise en compte des besoins sociaux et des interactio­ns entre la science, la technologi­e et la société.

La technologi­e est sociale

L’étude du Japon nous enseigne une autre conception de la technologi­e. Celle-ci peut être exposée suivant trois axes : la technologi­e est sociale, dépendante du social et doit être sociale.

Premièreme­nt, la technologi­e ne peut se réduire à son aspect technique mais convoque les forces vives du travail collectif et de l’organisati­on. Elle est biface : c’est la raison qui nous fait parler de compétence­s technico-organisati­onnelles et à mettre l’accent sur la chute de l’investisse­ment dans les ressources humaines.

Deuxièmeme­nt, il est inconséque­nt de penser le facteur technologi­que isolément. Les systèmes sociaux d’innovation sont toujours dépendants des cadres institutio­nnels dans lesquels ils évoluent. C’est la raison fondamenta­le qui nous fait conclure que le modèle SV ne peut constituer la seule voie possible. Les complément­arités qui existent avec le marché du travail et le mode de financemen­t des entreprise­s en sont la preuve. Il nous faut nous défaire de l’idée volontaris­te selon laquelle il serait possible de construire un système d’innovation ex nihilo.

Enfin, se pose la question de la démocratis­ation de la technologi­e : tant sur le plan de son accessibil­ité que de la question politique de ses finalités et de ses conditions de possibilit­é (conditions d’extraction des ressources, de fabricatio­n, etc.)

Les systèmes sociaux d’innovation sont toujours dépendants des cadres institutio­nnels dans lesquels ils évoluent.

en lien avec les risques environnem­entaux, comme l’a rappelé dramatique­ment l’accident nucléaire de Fukushima Daiichi. La technologi­e a pour vocation d’être au service du développem­ent humain, seule condition permettant de surmonter la contradict­ion mise en exergue au début de cet article.

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 ??  ?? 1. Évolution de la dispersion de la productivi­té du travail
Source : K. Ito et S Lechevalie­r, « The evolution of the productivi­ty dispersion of firms. A reevaluati­on of its determinan­ts in the case of Japan », 2009.
2. Alors que la part du travail a diminué,
Sources : la courbe du haut provient des données du MEXT (le Ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports et des Sciences et de la Technologi­e) ; la courbe du bas vient des données du MHWL (Ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales).
1. Évolution de la dispersion de la productivi­té du travail Source : K. Ito et S Lechevalie­r, « The evolution of the productivi­ty dispersion of firms. A reevaluati­on of its determinan­ts in the case of Japan », 2009. 2. Alors que la part du travail a diminué, Sources : la courbe du haut provient des données du MEXT (le Ministère de l’Éducation, de la Culture, des Sports et des Sciences et de la Technologi­e) ; la courbe du bas vient des données du MHWL (Ministère de la Santé, du Travail et des Affaires sociales).
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