Les Grands Dossiers de Diplomatie
Vulnérabilités alimentaires et malaise agricole : vers un Japon de plus en plus dépendant ?
Ouvert très tardivement au commerce international — à partir de l’ère Meiji (1868-1912) —, le Japon a longtemps été un pays entièrement autosuffisant sur le plan alimentaire, jusqu’à ce que le développement économique et les changements alimentaires le rendent dépendant de l’extérieur. Le pays est aujourd’hui capable de produire moins de 40 % de la nourriture dont la population a besoin.
Jusqu’en 1945, le pays assurait ses approvisionnements alimentaires grâce aux productions locales telles que le riz, les légumes et les produits de la mer. Avec le décollage économique des années 1960, le régime alimentaire des Japonais commence à changer. L’alimentation devient plus riche en calories avec une consommation accrue de viande, de blé, d’oeufs et de produits laitiers. D’autres facteurs vont réduire l’autosuffisance alimentaire du pays, à commencer par la raréfaction de la main-d’oeuvre agricole qui découle de l’exode rural. De plus, l’augmentation de la démographie, couplée à l’industrialisation massive, réduit les terres cultivables, ce qui provoque une forte augmentation de leur prix. Les agriculteurs n’ont alors pas les moyens d’investir et de s’agrandir, les exploitations restant de petite taille et spécialisées dans les productions traditionnelles. Ainsi, en 1960, le taux d’autosuffisance en base calorique était de 79 % et il n’était plus que de 37 % en 2018. La question de la dépendance alimentaire du Japon doit toutefois être nuancée car les taux d’autosuffisance ne sont pas les mêmes selon les produits. Les productions « traditionnelles » affichent des taux d’autosuffisance relativement élevés : 99 % pour le riz, 76 % pour les légumes et 62 % pour les poissons et crustacés. A contrario, le Japon est
dépendant de l’extérieur pour ses approvisionnements en produits introduits après l’ouverture du pays comme ceux à base animale dont le taux d’autosuffisance est de 16 %. En outre, la balance commerciale de l’agroalimentaire japonais est aujourd’hui déficitaire de 50 milliards de dollars.
Pour couvrir ses besoins alimentaires, le Japon importe la majorité de ses denrées. En 2018, les importations de produits agricoles se sont élevées à 50 milliards de dollars (Md$) faisant du pays le 5e importateur mondial. Les produits les plus importés sont les produits de la mer (10,6 Md$, malgré sa position de 6e pêcheur mondial en volume), les viandes (10,5 Md$), les produits horticoles (7,4 Md$) et les céréales (5,8 Md$, principalement du maïs et du blé). Les États-Unis (12,7 Md$), la Chine (5,3 Md$), l’Australie (3,7 Md$) et le Canada (3,6 Md$) sont les principaux pays fournisseurs du Japon. Cette situation met à mal la sécurité alimentaire du pays, qui se retrouve dépendant de l’approvisionnement extérieur et sensible aux chocs conjoncturels. Ses relations avec les autres puissances s’en trouvent également affectées, notamment avec les États-Unis alors que Tokyo dépend de son alliance militaire avec Washington pour sa sécurité. Il en va de même pour la Chine, que le Japon doit ménager sur le plan diplomatique pour garantir ses approvisionnements alimentaires. Enfin, la question alimentaire occupe une place importante dans la diplomatie japonaise, notamment dans ses relations avec l’Union européenne (UE) ou les puissances indo-pacifiques (Australie, Indonésie, etc.) avec lesquelles ont été signés des traités de libre-échange (TPP, APE UE-Japon) démantelant partiellement et progressivement les droits de douanes sur les produits agricoles.
Morcellement foncier, vieillissement et contraintes physiques : les faiblesses structurelles de l’agriculture japonaise
Quatrième puissance économique mondiale (1), le Japon n’est que la neuvième puissance agricole. Contrainte par une géographie peu favorable, son agriculture se trouve également limitée par les héritages politiques et sociaux de l’après-guerre. Alors que depuis les années 1960 le « miracle japonais » a transformé un pays occupé et dévasté en puissance industrielle de rang mondial, l’agriculture japonaise n’a pas connu la même modernisation et est caractérisée par de petites exploitations gérées par une population vieillissante dont ce n’est souvent pas l’activité principale.
La première contrainte fondamentale de l’agriculture japonaise demeure sa géographie. Les terres arables représentent seulement 12 % du territoire (54 % en France), en raison de l’urbanisation mais aussi et surtout à cause du relief et des nombreuses pentes. C’est sur l’île d’Hokkaido, dans le Nord de l’archipel, que se trouvent les plus grandes exploitations (13,1 fois plus grandes en moyenne qu’au niveau national). Sur le reste du territoire, les terres arables existantes sont extrêmement morcelées. Seules
La balance commerciale de l’agroalimentaire japonais est aujourd’hui déficitaire de 50 milliards de dollars.
2 % des exploitations japonaises ont une superficie supérieure à 2 hectares (60 hectares en France en moyenne). Les effets négatifs de ce morcellement sont multiples. En effet, les gains de productivité obtenus par l’agriculture moderne nécessitent de lourds investissements — matériel, intrants — qui ne sont rentables que sur une exploitation d’une taille suffisante. De même, la gestion d’une exploitation agricole nécessitera de plus en plus de compétences spécialisées or, au Japon, seuls 20 % des agriculteurs exercent cette activité à temps plein, ce qui risque de limiter d’autant plus leur compétitivité dans le futur. Cette parcellisation aux nombreux effets négatifs a pourtant été activement encouragée par les politiques publiques japonaises. Cela tient en partie à l’histoire du Japon agricole, dominé du Shogunat jusqu’à la Seconde Guerre mondiale par de grands propriétaires terriens faisant face à des révoltes régulières de petits paysans. Ainsi, alors que les conglomérats japonais ( zaibatsu) faisaient partie des principaux propriétaires terriens avant-guerre, la réforme agraire de 1946 interdit à des entreprises privées de posséder des exploitations. Ce n’est qu’en 2009 que la loi a été assouplie, ce qui a mené à une multiplication par cinq des acquisitions de terrains agricoles.
Aujourd’hui, face aux défis agricoles du pays, le gouvernement souhaite favoriser la concentration des exploitations. L’agriculture japonaise fait face à un autre double problème : le vieillissement et la diminution du nombre d’agriculteurs. Si la question du remplacement d’une population agricole vieillissante se pose dans de nombreux pays développés, au Japon la situation est d’ores et déjà critique à l’image de la « bombe démographique » qui guette l’archipel [voir l’analyse de S. Kanzaki p. 8]. Plus de 60 % des agriculteurs japonais ont plus de 65 ans (dans certaines préfectures comme Hiroshima ou Yamaguchi, ce taux monte à 75 %), et au niveau national, l’âge moyen des agriculteurs est de 67 ans (contre 49 en France).
Quelles tentatives de réformes ?
Les autorités japonaises sont conscientes du risque que représente la dépendance à l’approvisionnement extérieur, particulièrement dans une économie mondialisée. Leur objectif principal est d’augmenter l’autosuffisance japonaise, ce qui n’est possible que par une augmentation de la production domestique. Les plans gouvernementaux adoptés dans la seconde moitié du XXe siècle pour soutenir l’agriculture japonaise n’ont cependant pas porté leurs fruits. Depuis 2008, Tokyo finance de nombreuses initiatives via le programme Food Action Nippon, afin d’accroître l’autosuffisance alimentaire en promouvant la consommation de produits d’origine japonaise. Les productions japonaises « traditionnelles » que sont le riz, les légumes et les produits de la mer sont mises en avant dans les campagnes de sensibilisation, devenant, en quelque sorte, des étendards de l’identité japonaise. Porté par des associations et des coopératives agricoles, le programme encourage également la mise en place de circuits de vente directe. À l’heure actuelle, les résultats sont mitigés, le programme n’ayant pas eu d’impact positif visible sur l’autosuffisance alimentaire. L’augmentation de la consommation de produits locaux connaît en effet plusieurs freins, dont le premier est démographique. Il existe ainsi un fossé important parmi les générations, les personnes âgées étant plus enclines à consommer des produits traditionnels que les jeunes générations, aux habitudes alimentaires plus diverses. Ainsi, la consommation de produits locaux devrait diminuer avec le temps. De plus, la consommation de produits d’origine japonaise se heurte à une certaine réticence des citoyens japonais à consommer local, du fait de différents scandales sanitaires. Les Japonais accordent en effet une importance primordiale à leur alimentation, qui doit être saine et sûre. Cette réticence s’est d’autant plus renforcée depuis l’accident nucléaire de Fukushima en 2011.
Depuis décembre 2012 et l’élection du Premier ministre Shinzo Abe, le gouvernement a mis en place de nouvelles
La concentration des terres apparaît comme la première voie pour le Japon vers la modernisation agricole et la baisse de sa dépendance alimentaire à l’extérieur.
réformes qui s’inscrivent dans le programme plus large de la politique économique appelée « Abenomics » [voir l’analyse d’É. Boulanger p. 30]. En matière agricole, la réforme met l’accent sur la compétitivité du secteur par la libéralisation des pratiques et la baisse des subventions, notamment sur le riz (clés des politiques agricoles antérieures et parmi les plus élevées au monde), un assouplissement des contraintes sur le marché du foncier (avec aussi la mise en place de banques de gestion des parcelles agricoles pour optimiser l’utilisation des surfaces agricoles) et la diversification des exploitations agricoles. Cette réforme est ambitieuse et inédite dans l’histoire japonaise récente. Toutefois, elle se heurte à plusieurs obstacles. L’agriculture japonaise est en effet coincée dans une forme d’immobilisme du fait d’un lobbying parlementaire rural fort, soutenu par des organisations socioprofessionnelles dont la plus importante est la puissante coopérative JA-Zenshu. Cette organisation, employant 240 000 personnes dans l’ensemble du pays, est à la fois un rassemblement de coopératives, de services d’assurances et de banques, de syndicats agricoles et possède même le principal journal d’agriculture japonais, le Japan Agricultural News. Cette mainmise sur le monde rural confère à l’organisation un réel poids politique. JA a fortement contribué au maintien au pouvoir du Parti LibéralDémocrate (LDP) du Premier ministre Shinzo Abe, mais possède aussi un fort pouvoir d’opposition, comme sur le sujet du Transpacific Partnership (TPP), où l’opposition de JA aurait coûté au LDP ses sièges de sénateurs dans la région agricole du Tohoku. Or, de par son système de gouvernance, « une personne, une voix », JA est résolument le défenseur des petits exploitants et des exploitants à temps partiel. La coopérative a ainsi récemment empêché la mise en place d’un seuil d’éligibilité aux subventions de 20 hectares, le faisant passer à 4 hectares.
La technologie sauvera-t-elle l’agriculture japonaise ?
La concentration des terres apparaît comme la première voie pour le Japon vers la modernisation agricole et la baisse de sa dépendance alimentaire à l’extérieur. Outre les économies d’échelles et les investissements permis, la diminution du nombre d’agriculteurs qu’elle entraînera nécessairement s’accorde bien avec les tendances démographiques de la population japonaise — même si elle ne sera sans doute pas une mesure suffisante, au vu de l’ampleur du vieillissement. Aussi, il est probable qu’à l’instar de nombreux autres secteurs, comme les services ou la santé, l’agriculture japonaise doive envisager d’accueillir des travailleurs étrangers et donc prendre part au débat public que cette politique ne pourra manquer de susciter dans ce pays toujours très fermé à l’immigration [voir l’analyse de S. Kanzaki p. 8].
Pourtant, à l’heure actuelle, et là encore à l’instar des autres secteurs de l’économie, les solutions envisagées sont d’abord technologiques — non sans raisonnement parfois un peu « horssol ». Ainsi, les solutions « d’agriculture de précision » utilisant des technologies comme le big data, les drones et l’Internet des objets ( IoT) ont effectivement le potentiel de produire plus pour moins de main-d’oeuvre et d’intrants. Cependant la rentabilité, l’investissement initial autant que la capacité à l’utiliser semblent bien hors de portée d’une exploitation de moins de 2 hectares, cultivée à temps partiel par une personne souvent âgée de plus de 60 ans.
Une solution complètement différente est celle des fermesusines ou fermes hydroponiques. Celles-ci présentent, selon les entreprises qui en font des tests (Mirai, Spread, Fujitsu), de nombreux avantages, permettant de produire avec moins d’eau et moins de main-d’oeuvre, en bien plus grande quantité (de 50 à 100 fois plus selon Mirai) des aliments de meilleure qualité nutritive et garantis sans aucun pesticide. Ces entreprises avancent également que la régularité de la production permettrait d’atténuer les fluctuations de prix, argument particulièrement sensible au Japon où les produits frais coûtent très cher. Les techniques de l’agriculture de précision citées précédemment y sont également utilisées. Si ces technologies sont prometteuses, leur viabilité économique est encore en question. Seules 40 % des fermes hydroponiques sont actuellement rentables, grâce à des subventions publiques et presque exclusivement sur les laitues vendues comme des produits de haute qualité, de 20 à 30 % plus chères que leurs équivalents classiques. Enfin, il n’existe pour l’instant aucune technologie qui permettrait au Japon de faire l’économie d’une réforme sociale de son secteur agricole.
La sécurité alimentaire du Japon face aux risques naturels et nucléaires : le cas de Fukushima
Séismes, tsunamis, typhons : on sait le Japon très exposé aux risques naturels [voir l’entretien avec P. Pelletier p. 20]. Les tsunamis notamment peuvent avoir un impact à long terme sur la capacité de production, en polluant et en augmentant la salinisation des terres, et ce d’autant plus que la riziculture, très demandeuse en eau, est souvent pratiquée sur le littoral. La pêche et l’aquaculture ont également enregistré une baisse d’environ 20 % dans l’année qui a suivi le séisme du 11 mars 2011 au large des côtes du Japon. Les tsunamis impactent par ailleurs la capacité de résilience alimentaire d’une région en détruisant les infrastructures portuaires nécessaires au flux d’import-export.
L’accident nucléaire de Fukushima survenu à la suite de ce séisme a néanmoins causé un bouleversement d’une tout autre magnitude puisque 80 % des zones touchées par la radioactivité étaient des terres agricoles. Neuf ans plus tard, la situation économique semble stabilisée. La production et les ventes de la région de Fukushima ont ré-augmenté et ont même dépassé leur niveau de 2010. Seuls 12,5 % des Japonais affirment encore hésiter à acheter des produits venant de cette région. Selon le ministère de la Santé japonais, aucun produit n’a été contrôlé au-dessus des normes de radioactivité (1000 becquerels par kilo) depuis 2013. Mais ce résultat a été obtenu au prix d’efforts colossaux, le programme de décontamination, toujours en cours, ayant coûté 24 milliards d’euros. Il s’est par ailleurs doublé d’une campagne d’information et de formation auprès des agriculteurs, afin d’adopter un ensemble de bonnes pratiques pour limiter la contamination de leurs exploitations vers les écosystèmes et inversement. Cependant la confiance des Japonais dans les produits de cette zone agricole importante pour le pays reste fragile. En février 2020, la question ressurgissait dans le débat public à l’occasion de rejet d’eau « contaminée » au large de Fukushima, et ce malgré l’annonce faite par l’Agence internationale de l’énergie atomique de l’innocuité complète des doses rejetées.
Derrière l’ascension fulgurante du Japon comme grande puissance économique mondiale demeure la question de la sécurisation de ses approvisionnements alimentaires. Son secteur agricole est en déclin et il est confronté au vieillissement des exploitants et à des contraintes structurelles. Tout indique que le pays ne disposera pas des ressources, des politiques ou des moyens nécessaires pour répondre aux attentes des 126 millions de Japonais, ce qui le pousse à signer des accords commerciaux pour garantir ses importations à moindre coût. Une situation d’autant plus paradoxale que face à l’occidentalisation du régime alimentaire japonais, la Japan Food, elle, n’a jamais eu autant de succès qu’en dehors de l’Archipel !