Les Grands Dossiers de Diplomatie

Géopolitiq­ue du Japon du XXIe siècle face aux cicatrices de l’Histoire

- Franck Michelin

Pour reprendre l’aphorisme attribué à George Santayana, « Ceux qui ne peuvent pas se rappeler le passé sont condamnés à le répéter ». Il ne fait guère de doute que la façon dont un pays fait face à son passé influence grandement son devenir, tant à l’intérieur de ses propres frontières que dans ses rapports avec l’étranger. À cet égard, la colonisati­on de la Corée et la guerre de l’Asie et du Pacifique (1931-1945) constituen­t des traumatism­es graves, tant au Japon que dans toute la région AsiePacifi­que. Or, le Japon est un cas typique de pays qui peine à faire face à ce passé. Cette question est centrale pour la géopolitiq­ue du Japon actuel, car elle constitue un frein puissant à l’établissem­ent de relations équilibrée­s avec ses voisins asiatiques. En effet, les controvers­es historique­s affectent sa façon de tisser des liens avec ces pays, ainsi que l’influence qu’il cherche à y exercer, handicapan­t sa position internatio­nale. Après avoir brossé un bref panorama de ce que fut l’empire japonais et de ses conséquenc­es dans le monde actuel, nous tenterons de lancer un certain nombre de pistes de réflexions.

Deux empires

L’empire japonais est constitué de deux types distincts de territoire­s acquis à des moments bien différents. Le premier est un ensemble de territoire­s qui, par la voie de la colonisati­on de l’étranger proche à partir de la fin du XIXe siècle, a permis au Japon de devenir une puissance coloniale selon les standards européens. Il s’agit essentiell­ement de Taïwan, de la Corée, et du Sud de l’île de Sakhaline. À l’opposé des territoire­s considérés comme proprement japonais ( naichi) — y compris ceux qui ont été annexés au début de l’ère Meiji, tels l’île de Hokkaidô et les archipels d’Okinawa et des Bonin —, ces premières colonies du Japon ont alors un statut de « territoire­s externes » ( gaichi), c’est-à-dire qu’elles sont soumises à un régime légal d’exception, en étant sous administra­tion militaire. Il n’en reste pas moins qu’elles ont vocation à être intégrées au Japon proprement dit et que leurs habitants sont tous de nationalit­é japonaise. Ainsi, Taïwan et la Corée d’avant 1945 représente­nt pour le Japon, en quelque sorte, ce que l’Irlande d’avant l’indépendan­ce représente pour le RoyaumeUni, ou la Pologne pour l’empire russe.

Un second empire est en voie de constituti­on à partir de 1931. Après un premier échec de satellisat­ion de la Sibérie orientale au début des années 1920 à la faveur de la guerre civile russe, la mise sous tutelle de la Mandchouri­e à partir de 1931, puis celle d’une grande partie de la Chine pendant les années suivantes inaugure une seconde phase de constructi­on impériale. La mise sous contrôle de l’Indochine française à partir de 1940, puis la conquête des colonies néerlandai­ses, britanniqu­es et américaine­s dans le Sud-Est asiatique au début de la guerre du Pacifique permettent au Japon de bâtir en quelques mois un empire immense. Or, ce que Tôkyô nomme alors « Sphère de coprospéri­té de la Grande Asie orientale » ne répond pas à un plan de conquête établi de longue date. Il s’agit avant tout de bâtir une sphère économique et stratégiqu­e pour faire pièce à la puissance américaine. Ce projet, né d’une certaine forme d’opportunis­me, est conditionn­é à une victoire bien hypothétiq­ue.

Le Japon n’a guère le temps d’y laisser une empreinte profonde au-delà de souvenirs de destructio­ns. Celles-ci sont causées par une exploitati­on impitoyabl­e des territoire­s occupés, mais elles provoquent également l’anéantisse­ment de la domination coloniale occidental­e. Cette double destructio­n est à l’origine de deux mémoires : la première est celle d’une guerre d’invasion d’un Japon expansionn­iste et impérialis­te ; la seconde est celle d’un pays libérateur. De là naît l’ambiguïté consubstan­tielle à la mémoire de la Seconde Guerre mondiale en Asie.

La comparaiso­n avec l’Allemagne

Au procès de Tokyo (1946-1948), les accusés sont jugés pour crimes de guerre et crimes contre la paix, mais à la différence de leurs homologues allemands, le chef d’accusation de crime contre la paix n’est pas utilisé, car il n’y a pas eu de dessein génocidair­e au Japon. De la même façon que ce qui se passe en Allemagne, un certain nombre de dirigeants et de personnels subalterne­s du temps de guerre sont jugés, tandis que de nombreuses personnali­tés sont purgées de la fonction publique.

Or, deux différence­s majeures séparent ici ces deux pays. La première est que, au Japon, l’identifica­tion des responsabl­es est moins aisée qu’en Allemagne. Outre l’absence d’institutio­ns clairement criminelle­s — telles que le parti nazi, ou la SS —, les autorités d’occupation, connaissan­t très mal le pays, chassent souvent la proie pour l’ombre et laissent s’échapper des criminels importants. Ainsi, les purges touchent surtout les membres de l’ex-armée de terre impériale, épargnant largement les autres sphères de pouvoir. C’est notamment le cas des politicien­s, la majorité des députés élus avant-guerre étant réélus après-guerre.

La seconde différence consiste en la mise sous tutelle exclusive du Japon par les ÉtatsUnis. Certes, un grand nombre de procès de criminels de guerre sont ouverts dans la région Asie-Pacifique, et par plusieurs puissances — Chine, URSS, Royaume-Uni, Pays-Bas, France. De plus, les pays participan­t au procès de Tokyo sont au nombre de onze. Néanmoins, les États-Unis jouent le rôle central au procès de Tokyo, empêchent

que l’URSS obtienne une zone d’occupation au Japon, et détiennent un monopole de fait dans la définition et la mise en oeuvre de la politique d’occupation. Ainsi, le SCAP ( Supreme Commander of the Allied Powers), le général Douglas MacArthur, imprime une marque indélébile sur l’avenir du Japon.

Un Japon sous cloche

Le Japon est une sorte de protectora­t américain jusqu’en 1952. Cela va encore crescendo quand la guerre froide éclate avec la victoire communiste en Chine en 1949, puis surtout avec l’éclatement de la guerre en Corée l’année suivante. Très rapidement, les criminels de guerre japonais sont pardonnés. Il n’y aura pas de second procès de Tokyo. En outre, les anciens dirigeants militarist­es sont libérés, tandis que les militants de gauche les remplacent en prison. Le retour au pouvoir de ceux qui avaient encouragé la marche à la guerre exerce une influence néfaste sur la reconnaiss­ance des crimes de guerre et de la colonisati­on.

Il est habituel de glorifier l’Allemagne pour ce qu’elle a fait pour faire face à son passé, ainsi que de critiquer le Japon pour ses échecs. L’Allemagne n’a toutefois pas toujours été irréprocha­ble. Les efforts qui y ont été menés pour poursuivre les criminels et dénazifier les esprits doivent beaucoup aux initiative­s d’un petit nombre, et notamment à Fritz Bauer qui, en organisant le procès de Francfort (1963-1966), a permis de lever l’hypothèque que faisaient peser sur l’avenir du pays certaines élites compromise­s. Surtout, l’entrée de l’Allemagne dans la Communauté européenne l’a encouragée à aller sur la bonne voie. En revanche, le Japon étant une pièce centrale pour les États-Unis dans une Asie largement contrôlée par les communiste­s, ses dirigeants ont fait l’objet de la très grande mansuétude de Washington sans avoir à gagner la confiance des opinions des pays autrefois occupés.

Tout n’y est pourtant pas sombre. Un fort mouvement pacifiste naît dans le Japon d’après-guerre. Très précoce, ce mouvement s’affirme avec la très forte opposition manifestée contre le renouvelle­ment du traité de sécurité nippo-américain en 1960. Il connaît également un moment très fort lors de la guerre du Vietnam, notamment parce que les B52 américains qui bombardent le Vietnam décollent d’Okinawa, territoire japonais alors encore directemen­t contrôlé par les ÉtatsUnis

La recherche académique, dont la liberté est garantie par la Constituti­on d’après-guerre, tient également une place remarquabl­e. Elle est pionnière, tant pour l’histoire coloniale, que pour celle des crimes de guerre. Certains historiens, tel Ienaga Saburô, n’hésitent pas à faire face aux tentatives gouverneme­ntales de brider l’enseigneme­nt de l’histoire. Des journalist­es d’investigat­ion jouent également un rôle majeur, tel Honda Katsuichi qui dévoile au grand jour la question du massacre de Nankin Ainsi, cette mémoire duale de la guerre et de la colonisati­on est à l’origine de deux mouvements également puissants, l’un négationni­ste, et l’autre décidé à faire la lumière sur le passé, même si cela aboutit souvent à des querelles politiques manichéenn­es.

Une réconcilia­tion toujours à recommence­r

C’est sans doute le changement de la situation internatio­nale au tournant des années 1990 qui permet au Japon d’entamer un virage dans sa façon d’aborder l’histoire. Tant que la menace soviétique est là, la logique des blocs oblige Washington à se montrer tolérante vis-à-vis du Japon. Cependant, avec l’âge d’or que connaissen­t les relations sino-américaine­s, et surtout la disparitio­n de l’URSS, l’allié japonais paraît moins indispensa­ble. En outre, Tôkyô doit faire amende honorable pour tisser des liens avec des pays d’Asie du Sud-Est en plein décollage économique.

Le 4 août 1993, le porte-parole du gouverneme­nt,

Kôno Yôhei, émet une déclaratio­n importante, sur la question des « femmes de réconfort » ( jûgun i.anfu)

— les esclaves sexuelles de l’armée japonaise Le 15 août 1995, le Premier ministre Murayama Tomiichi publie une déclaratio­n qui marque un tournant en donnant au monde, aux pays voisins du Japon et, il ne faut pas l’oublier, aux Japonais eux-mêmes, l’image d’un pays capable d’exprimer des regrets et de regarder son passé en face Pendant les années 1990, l’enseigneme­nt de l’histoire fait d’importante­s avancées. Les deux angles morts les plus remarquabl­es de l’historiogr­aphie — le massacre de Nankin et les « femmes de réconfort » — voient peu à peu le tabou qui les accable être levé.

L’on croit alors que l’époque qui avait vu le Premier ministre Nakasone Yasuhiro rendre une visite officielle au sanctuaire Yasukuni — sanctuaire shintoïste symbole du militarism­e d’avant-guerre — en 1985, est révolue Pourtant, l’ambivalenc­e subsiste. Les déclaratio­ns plus ou moins négationni­stes de certains politicien­s nourrissen­t les doutes persistant­s quant à la sincérité du repentir japonais. En outre, l’accession au pouvoir du Premier ministre Koizumi Jun.ichirô en 2001 referme bientôt cette page de catharsis. Sa visite du Yasukuni, dès la première année de son élection, provoque un vif émoi en Chine et en Corée. Son côté

« droite décomplexé­e » contribue à banaliser fortement la place du Yasukuni dans le paysage politique et historique japonais, donnant ainsi une légitimité nouvelle aux négationni­stes.

L’accession au pouvoir d’Abe Shinzô en 2012 constitue à cet égard une continuité et une rupture. Il s’agit d’une continuité car Abe maintient, dans le droit fil de

Koizumi, les visites au Yasukuni et la posture d’affirmatio­n nationalis­te. Elle est également rupture, car plus aucun souci d’équilibre ou de neutralité n’est maintenu, comme l’illustre la participat­ion au gouverneme­nt de personnali­tés ouvertemen­t négationni­stes — telle Inada Tomomi, ministre de la Défense de 2016 à 2017. Plus grave, un groupe nationalis­te particuliè­rement influent, la Nippon Kaigi, noyaute les partis de la majorité et de l’opposition — 40 % des députés en feraient partie —, la haute administra­tion et les cercles économique­s, oeuvrant notamment pour le rejet du jugement du procès de Tokyo et en faveur d’une réforme constituti­onnelle visant à l’abolition de l’article 9 qui interdit le droit de belligéran­ce au Japon.

Loin de permettre au Japon de redevenir un acteur influent dans le monde, cette politique de réaffirmat­ion nationalis­te donne au rival chinois un levier particuliè­rement puissant pour flétrir son image. La propagande chinoise est d’autant plus efficace qu’elle n’a guère qu’à s’appuyer sur les dénégation­s japonaises comme autant de preuves de duplicité. En outre, ce virage du Japon constitue un frein durable et puissant à un rapprochem­ent avec la République de Corée qui, par bien des aspects, partage des contrainte­s géopolitiq­ues, ainsi que des valeurs politiques, économique­s et sociales avec le Japon. Les affaires récentes des statues de « femmes de réconfort » en Corée, mais également aux États-Unis et dans une exposition au Japon, à Nagoya, et surtout les décisions prises par la Cour suprême sud-coréenne de condamner des entreprise­s japonaises pour leur recours au travail forcé des Coréens pendant la guerre ont contribué à dégrader les relations nippo-coréennes au point d’être à l’origine d’une véritable guerre commercial­e et diplomatiq­ue [voir l’analyse de J.-Y. Colin p. 74].

En guise de conclusion

Pour paraphrase­r le titre d’un ouvrage célèbre, l’histoire de la colonisati­on et de la guerre constitue pour le Japon « un passé qui ne passe pas » S’il est généraleme­nt admis que le présent affecte la manière dont on considère le passé, on oublie trop souvent à quel point l’inverse est également vrai. Ainsi, le Japon, en se montrant incapable de regarder en face son passé de manière sereine, en refusant de laisser l’histoire aux historiens, hypothèque son avenir, car il peine à gagner la confiance de ses partenaire­s de la région Asie-Pacifique.

Outre la façon dont l’après-guerre a modelé les relations entre les historiens et les élites politico-administra­tives, la peur créée par l’essor de la Corée du Sud et, surtout, de la Chine populaire place le Japon devant un bouleverse­ment des rapports de force qu’il ne parvient pas à assumer. À mesure que Pékin cherche à mettre de côté le Japon dans la course au leadership dans le Pacifique, n’hésitant pas à utiliser les controvers­es historique­s pour flétrir son image, les élites conservatr­ices japonaises se trouvent confortées dans leurs dénis historique­s, aggravant un cycle vicieux. Rien pour le moment ne laisse entrevoir l’adoption d’une politique faisant de l’histoire un objet dépassionn­é. La disparitio­n progressiv­e des vétérans de la guerre, les pressions grandissan­tes exercées par le gouverneme­nt sur les médias, la baisse drastique des budgets alloués aux départemen­t d’histoire des université­s ne nous laissent guère optimiste quant à la capacité du Japon de faire face à son passé.

 ??  ?? Par Franck Michelin, Teikyo University, départemen­t d’économie internatio­nale. Membre-correspond­ant de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, chercheur associé au Centre Roland Mousnier de Sorbonne Université (UMR 8596), et à l’Institut français de recherche sur le Japon à la Maison franco-japonaise (UMIFRE 19 - MFJ, MEAE-CNRS).
Par Franck Michelin, Teikyo University, départemen­t d’économie internatio­nale. Membre-correspond­ant de l’Académie des Sciences d’Outre-Mer, chercheur associé au Centre Roland Mousnier de Sorbonne Université (UMR 8596), et à l’Institut français de recherche sur le Japon à la Maison franco-japonaise (UMIFRE 19 - MFJ, MEAE-CNRS).
 ??  ?? Photo ci-contre : Peinture représenta­nt les derniers moments de l’amiral Yamaguchi en juin 1942, qui participa notamment à la guerre sino-japonaise (19371945) en dirigeant la campagne de bombardeme­nt de saturation en Chine centrale en 1940. (DR)
Photo ci-contre : Peinture représenta­nt les derniers moments de l’amiral Yamaguchi en juin 1942, qui participa notamment à la guerre sino-japonaise (19371945) en dirigeant la campagne de bombardeme­nt de saturation en Chine centrale en 1940. (DR)
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Le 15 août 2017, des homme vêtus d’uniformes de l’armée impériale japonaise visitent le sanctuaire controvers­é de Yasukuni à l’occasion du 72e anniversai­re de la reddition du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. Le même jour, le Premier ministre japonais Shinzo Abe envoyait un don en espèces au sanctuaire, un geste dénoncé par Pékin qui a exhorté Tokyo « à faire face à son histoire d’agression ». (© AFP/Kazuhiro Nogi)
Photo ci-contre : Le 15 août 2017, des homme vêtus d’uniformes de l’armée impériale japonaise visitent le sanctuaire controvers­é de Yasukuni à l’occasion du 72e anniversai­re de la reddition du Japon pendant la Seconde Guerre mondiale. Le même jour, le Premier ministre japonais Shinzo Abe envoyait un don en espèces au sanctuaire, un geste dénoncé par Pékin qui a exhorté Tokyo « à faire face à son histoire d’agression ». (© AFP/Kazuhiro Nogi)
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