Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le Japon, premier allié ou vassal des États-Unis ?

- Benoit Hardy-Chartrand

Le 19 janvier 2020, le traité de coopératio­n mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon fêtait ses 60 ans. Dans son discours soulignant l’anniversai­re de la signature de l’entente, le Premier ministre japonais Shinzo Abe décrivait l’alliance comme « un pilier indestruct­ible, un pilier inébranlab­le protégeant la paix en Asie, dans la région Indo-Pacifique, et dans le monde ». Rappelant les nouveaux défis auxquels les deux pays sont confrontés, le président américain Donald Trump appelait pour sa part à « continuer à renforcer et approfondi­r » l’alliance.

Derrière les discours teintés de triomphali­sme, l’alliance Japon-USA fait toutefois l’objet de plusieurs questions, alimentées entre autres par l’approche peu orthodoxe adoptée par Trump face à Tokyo. Le président américain a appelé à plusieurs reprises le Japon à jouer un plus grand rôle dans l’alliance, lui reprochant notamment de ne pas contribuer suffisamme­nt au maintien des bases américaine­s sur son territoire. Les doléances de Trump sont-elles justifiées ? Accusé pendant des décennies de profiter de la protection américaine sans payer sa juste part, le Japon joue-t-il aujourd’hui un rôle correspond­ant à ses capacités matérielle­s ? Dans une

Asie secouée par une Chine aux ambitions grandissan­tes et une Corée du Nord toujours menaçante, la direction que prendra l’alliance entre les États-Unis et le Japon aura des effets importants sur la stabilité régionale.

La naissance de l’alliance

Après la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis visent la démilitari­sation durable du Japon, et lui imposent en 1947 une Constituti­on pacifiste qui lui interdira la possession de tout « potentiel de guerre ». Toutefois, en lever de rideau de la guerre froide, l’administra­tion Truman perçoit de plus en plus le

Japon comme un partenaire stratégiqu­e dans son opposition au communisme en Asie et change son approche face à son ancien adversaire. Un peu plus de six ans après sa capitulati­on à la fin de la Deuxième Guerre mondiale, le Japon signe, le 8 septembre 1951, un premier traité de sécurité avec les États-Unis. Alors que ces derniers occupent déjà l’archipel nippon depuis 1945, l’entente donne aux États-Unis le droit d’établir sans restrictio­ns une présence militaire partout au pays. Rappelant que le Japon, maintenant « désarmé », ne pourra pas exercer son droit à l’autodéfens­e, l’accord stipule qu’il reviendra aux États-Unis d’empêcher toute attaque armée contre lui, mais que Tokyo devra graduellem­ent assumer une plus grande part pour la défense du pays. Dans son fondement même, cet arrangemen­t se veut donc asymétriqu­e.

Le traité s’accorde parfaiteme­nt à la vision du Premier ministre Shigeru Yoshida, dont les politiques visent à consacrer les ressources du Japon à sa reconstruc­tion et son développem­ent économique, tout en laissant aux États-Unis la responsabi­lité de sa défense. Ces politiques, qui seront connues plus tard comme la « doctrine Yoshida », formeront la base de la stratégie d’après-guerre du Japon et expliquero­nt le profond déséquilib­re de l’alliance durant ses premières décennies.

L’accord de 1951 est finalement révisé et remplacé en 1960 par le traité de coopératio­n mutuelle et de sécurité entre les États-Unis et le Japon, qui définit davantage la nature de la relation entre les alliés. Le traité rappelle que le Japon devra continuer à maintenir et à développer, dans les limites de sa Constituti­on, « ses capacités à résister à une attaque armée ». Cette stipulatio­n, contenue dans l’article trois, est à la base des demandes américaine­s de longue date visant un meilleur équilibre des rôles. En effet, depuis les tout débuts de l’alliance, Washington fait pression sur Tokyo pour qu’elle effectue un réarmement rapide, voyant dans son allié un partenaire essentiel dans sa stratégie asiatique. Le Premier ministre Yoshida résiste cependant aux appels américains, et est appuyé par une bonne partie de la population japonaise, qui prend part à des manifestat­ions à grande échelle en opposition à la révision du traité de sécurité.

L’évolution du rôle du Japon

Dès les premières années suivant la signature du traité de sécurité, la question de l’équilibre entre les alliés et de leurs rôles respectifs pose problème. Au départ, le statut — non-officiel — du Japon comme partenaire inférieur dans une relation asymétriqu­e ne fait aucun doute. La Seconde Guerre mondiale lui aura été dévastatri­ce, alors que les États-Unis sortent du conflit gonflés par leur victoire et la forte croissance économique qui s’ensuivra. En outre, l’occupation américaine et la nouvelle Constituti­on japonaise imposent au pays des strictes limites sur sa capacité d’effectuer un retour en force, alors que les Forces d’autodéfens­e ne seront fondées qu’en 1954.

Grâce à la prise en charge de sa sécurité par les États-Unis, le Japon s’affaire à reconstrui­re son économie, tout en forgeant une politique étrangère visant à rétablir son statut en tant que partenaire fiable et pacifiste. La stratégie du Japon lui aura souri. Alors qu’il augmente graduellem­ent sa contributi­on à l’alliance depuis les années 1970, le pays aura réussi à faire de son économie l’une des plus dynamiques au monde, jusqu’à l’éclatement de la bulle spéculativ­e en 1991.

Les débats politiques entourant le renforceme­nt des capacités des forces d’autodéfens­e et leur rôle au sein de l’alliance atteignent leur apogée lors de l’éclatement de la guerre du Golfe, en août 1990, alors qu’une coalition de 35 pays dirigée par les États-Unis attaque l’Irak en réponse à son invasion du Koweït. Le Japon sera sévèrement critiqué pour sa « diplomatie du chéquier », qui consiste à offrir un appui financier sans fournir de troupes pour soutenir l’effort de guerre. L’épisode laisse un goût amer à la bouche des politicien­s japonais, et mènera à l’adoption d’une loi qui lui permettra de participer à des opérations de maintien de la paix sous l’égide des Nations Unies. Sous l’administra­tion de Junichiro Koizumi (2001-2006), le Japon continue d’évoluer vers une défense plus active. Le Premier ministre déploie des pétroliers dans l’océan Indien en appui aux opérations américaine­s en Afghanista­n. Puis, dans une décision historique, il envoie des troupes en Irak en 2004 pour une mission humanitair­e — le premier déploiemen­t dans un pays en guerre depuis 1945. De plus, signe de l’importance grandissan­te des questions de sécurité, son administra­tion prend la décision de transforme­r l’Agence de Défense en ministère de la Défense, rehaussant son statut au sein du gouverneme­nt.

Shinzo Abe et la renaissanc­e du Japon

Si l’évolution du rôle du Japon dans l’alliance est remarquabl­e, aucun dirigeant de l’après-guerre n’aura fait autant pour normaliser la politique étrangère du Japon et renforcer ses capacités militaires que l’actuel Premier ministre Shinzo Abe. Désirant affranchir le Japon des contrainte­s constituti­onnelles pesant sur des forces d’autodéfens­e, et du poids de la défaite de 1945, Abe opère depuis sa seconde élection en 2012 — son premier mandat en 2006 et 2007 s’était soldé par un échec — une véritable renaissanc­e du Japon sur le plan de la sécurité [voir p. 82].

À son arrivée en poste, le Premier ministre met en avant le concept de « contributi­on proactive à la paix », visant à renforcer les efforts du Japon en matière de sécurité et en faire un acteur incontourn­able sur le plan de la coopératio­n internatio­nale. La transforma­tion de la stratégie de défense japonaise est due non seulement aux tendances idéologiqu­es propres à Abe, mais aussi à la perception, largement partagée au sein de la classe politique, que l’environnem­ent de sécurité du Japon est de plus en plus précaire. Dans ce contexte, le Japon doit d’une part coopérer plus étroitemen­t avec les États-Unis, et d’autre part prendre des mesures pour faire face à l’insécurité grandissan­te.

L’une des premières réformes de Abe est la mise sur pied en 2013 du Conseil de sécurité nationale, un organe du Cabinet visant à mieux coordonner les politiques de sécurité et de défense, similaire au Conseil de sécurité nationale aux ÉtatsUnis. Un an plus tard, Abe met fin au moratoire sur l’exportatio­n d’armes, une mesure qui à terme pourrait permettre

Depuis son retour au pouvoir, Abe avait fait de l’amendement de la Constituti­on japonaise son principal cheval de bataille.

aux fabricants d’armes japonais d’être plus compétitif­s sur le marché internatio­nal. Afin de financer ses ambitions, le gouverneme­nt japonais approuvait en décembre 2019 une huitième augmentati­on consécutiv­e de son budget militaire, atteignant un montant record de 48,5 milliards de dollars américains (1), qui lui permettra notamment d’acheter neuf avions F-35 du fabricant américain Lockheed Martin.

La réforme la plus controvers­ée du Premier ministre est cependant la réinterpré­tation de la Constituti­on japonaise en 2014. Depuis son retour au pouvoir, Abe avait fait de l’amendement de la Constituti­on japonaise son principal cheval de bataille. Son objectif est de modifier l’article 9, interdisan­t au Japon de maintenir des forces armées, afin de rendre les forces d’autodéfens­e conformes à la Constituti­on et de lever les contrainte­s pesant sur elles. Compte tenu des obstacles se dressant devant lui, incluant les sondages montrant une majorité de la population opposée à ses plans, le gouverneme­nt décide plutôt de réinterpré­ter la Constituti­on. Ceci permet au Japon, pour la première fois depuis la Seconde Guerre mondiale, d’utiliser ses troupes hors du Japon pour venir en aide aux États-Unis en vertu du droit à l’autodéfens­e collective. Bien que les activités des forces d’autodéfens­e japonaises fassent toujours l’objet de limites constituti­onnelles, le changement est accueilli positiveme­nt à Washington, puisqu’il ouvre la porte à une coopératio­n plus poussée avec Tokyo. Plus flexible, l’alliance est mieux à même de répondre aux menaces régionales.

Les réformes de sécurité du Japon ne sont pas que théoriques. Depuis quelques années, le Japon renforce sa présence notamment en mer de Chine méridional­e, au grand dam de la Chine, qui revendique la quasi-totalité des eaux et des territoire­s qui s’y trouvent (2). En février 2020, l’administra­tion Abe déploie également un destroyer pour une mission de surveillan­ce dans la mer d’Arabie. Dans un contexte de hautes tensions entre les États-Unis et l’Iran, la présence d’un navire de la marine japonaise, même s’il ne se joint pas aux opérations américaine­s, souligne de la part du Japon le désir d’être plus proactif dans les questions de sécurité et de forger une alliance plus équilibrée.

La place des États-Unis dans la stratégie de défense japonaise

Malgré la contributi­on croissante du Japon à l’alliance, les États-Unis continuent aujourd’hui d’occuper une place prépondéra­nte dans sa stratégie de défense. Cette place s’appuie avant tout sur une forte présence militaire, comprenant 57 000 soldats — plus que dans tout autre pays. Le Japon accueille également la VIIe Flotte de la marine américaine, la plus importante de ses flottes numérotées. Pour Tokyo, les bases américaine­s sont « nécessaire­s pour une réponse rapide du Japon et des États-Unis (…) en cas d’attaque armée contre le Japon » (3). Afin d’être prête à toute crise, l’alliance nippo-américaine s’appuie sur une coordinati­on très institutio­nnalisée, avec de nombreux comités, forums et plateforme­s permettant aux militaires et civils des deux pays de se côtoyer sur une base quotidienn­e. En cas de conflit armé impliquant le Japon, les forces américaine­s seraient indispensa­bles à sa défense. Deux menaces potentiell­es occupent principale­ment les stratèges japonais et américains : la Chine et la Corée du Nord. Bien que l’on assiste depuis 2018 à un rapprochem­ent entre Tokyo et Pékin, les relations entre les deux géants asiatiques demeurent fragiles en raison d’un différend territoria­l autour des îles Senkaku, en mer de Chine orientale, et de visions divergente­s de l’histoire impériale du Japon. Un conflit autour des Senkaku pourrait mettre à mal la marine japonaise, au vu de la montée en puissance récente de la marine chinoise. En 2014, cherchant à rassurer Tokyo, le président Obama avait assuré que l’alliance de sécurité couvrait les îles contestées. L’implicatio­n possible des États-Unis dans un conflit en mer de Chine orientale permet de restreindr­e les ambitions chinoises.

Dans le cas nord-coréen, bien que le régime de Kim Jong-un ne puisse compter sur la même force de frappe que son voisin chinois, son arsenal de missiles pose une menace directe sur le Japon. Le Japon et les États-Unis coopèrent étroitemen­t en matière de défense antimissil­e et opèrent un système hautement intégré. Les systèmes antimissil­e japonais ne peuvent fonctionne­r sans les capacités militaires américaine­s, et Tokyo vise une intégratio­n encore plus poussée. En plus de ses destroyers équipés de systèmes Aegis de conception américaine, le Japon prévoit de déployer des systèmes Aegis Ashore directemen­t sur le territoire japonais pour mieux faire face à une potentiell­e attaque nord-coréenne.

Des fissures dans l’alliance ?

L’élection de Donald Trump en décembre 2016 ébranle les certitudes chez les alliés des États-Unis. Durant sa campagne présidenti­elle, Trump avait accusé le Japon de « profiter » des États-Unis et de ne pas payer suffisamme­nt pour le maintien des troupes américaine­s, mettant en doute son engagement envers la défense du Japon. Une fois élu, son traitement du Japon continue à faire sourciller. En 2019, décriant le déséquilib­re commercial des États-Unis avec le Japon, Trump menace d’imposer des tarifs punitifs sur le Japon si celui-ci ne réduit pas le déficit américain, après avoir déjà imposé en mars 2018 des tarifs sur l’aluminium et l’acier japonais. Un premier cycle de négociatio­ns commercial­es mène en décembre 2019 à la conclusion d’une entente limitée, avec d’autres pourparler­s difficiles à suivre [voir p. 35].

Sur le plan militaire, Trump demande que le Japon quadruple ses paiements annuels pour le déploiemen­t des troupes américaine­s sur son territoire, de 2 à 8 milliards de dollars. Une demande semblable est faite à la Corée du Sud, où sont déployés 28 500 soldats américains. Sans surprise, les exigences de Washington font face à une forte résistance chez l’administra­tion Abe et pourraient donner lieu à des négociatio­ns tendues.

En outre, bien que les objectifs du Japon et des États-Unis en matière de sécurité régionale soient généraleme­nt convergent­s, la désinvoltu­re du président américain dans la façon dont il traite certains dossiers n’a rien pour rassurer Tokyo. En 2019, face à la recrudesce­nce des tensions avec la Corée du Nord, Trump a à plusieurs reprises minimisé l’importance des tests de missiles à courte et moyenne portée, alors que ceux-ci constituen­t une préoccupat­ion grandissan­te de Tokyo. L’administra­tion Abe craint de plus en plus que dans des négociatio­ns futures entre Washington et Pyongyang, les États-Unis ne prennent pas en compte les intérêts de son allié.

Si les fondements de la relation bilatérale sont stables, pour rester viable, l’alliance devra tendre encore davantage vers un équilibre des rôles.

L’avenir de l’alliance

Les désaccords évoqués sont-ils passagers ou plutôt des signes avant-coureurs de problèmes à venir entre les alliés ? Les reproches de l’administra­tion Trump quant à la contributi­on du Japon à l’alliance ne collent pas complèteme­nt aux faits. La politique étrangère du Japon, longtemps qualifiée de réactive, est aujourd’hui beaucoup plus proactive et affirmée, en grande partie grâce aux réformes de sécurité effectuées par Abe. L’alliance nippo-américaine repose sur des bases solides. Au sein de la classe politique américaine, le traité de sécurité avec le Japon jouit depuis longtemps d’un fort appui bipartisan. Pour les États-Unis, l’alliance constitue en effet la base de sa stratégie régionale, et a contribué depuis plus de six décennies à la stabilité de l’Asie. Du côté japonais, bien que les partis d’opposition aient tendance à s’opposer à la volonté de Abe de s’affirmer davantage sur le plan de la sécurité, l’appui à l’alliance est élevé, tant dans la classe politique que dans la population générale. S’il existe des craintes d’un abandon des États-Unis à long terme, étant donné les contrainte­s imposées par sa Constituti­on pacifiste, le pays n’a aujourd’hui d’autre option viable pour assurer sa sécurité. Au-delà des questions stratégiqu­es, les deux pays partagent les valeurs libérales de démocratie et de liberté et cherchent à promouvoir leur vision d’une région « Indo-Pacifique libre et ouverte » [voir p. 91]. Ils voient en la Chine un rival commun et en la Corée du Nord une menace à leur sécurité, même si leurs approches respective­s diffèrent parfois. Si les fondements de la relation bilatérale sont stables, pour rester viable, l’alliance devra tendre encore davantage vers un équilibre des rôles et faire preuve d’une flexibilit­é toujours plus grande pour répondre aux nombreux défis qui l’attendent.

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