Les Grands Dossiers de Diplomatie
FOCUS Quelle industrie spatiale aux services de quelles ambitions ?
L’industrie spatiale européenne s’est construite sur la base d’investissements visionnaires d’une poignée d’États, et sa compétitivité actuelle est aussi, paradoxalement, le fruit des faiblesses de l’ambition spatiale européenne. Face aux grands boulevers
Depuis ses origines, la conquête spatiale a été l’objet d’une course entre les grandes puissances et, ainsi, une démonstration pacifique de la force et du savoir-faire technico-scientifique, en se positionnant comme une alternative à l’affrontement militaire en période de guerre froide. Cette habitude de compétition a subsisté, quitte à en devenir un peu puérile et, en tout cas, moins immédiate à comprendre qu’il y a quelques décennies : du fait de la diversité croissante des politiques et des capacités spatiales développées par les États, on finit par chercher à tout prix à améliorer son classement, quitte à choisir un prisme particulier, ou à « comparer des pommes et des poires ». Il existe pourtant bien d’autres manières de jauger la puissance militaire, économique ou scientifique des différentes grandes nations. Il reste toutefois au classement des puissances spatiales une pertinence, c’est celle de mesurer l’effort consenti par un État pour sa politique spatiale et de donner une appréciation, certes imparfaite, des performances de son industrie spatiale. Et cette dernière information est particulièrement importante pour le secteur spatial européen qui, bien plus que tout autre, est soumis à la compétition internationale.
Une Europe en perte de vitesse ?
Force est de constater que, si course il y a, l’Europe y perd chaque année du terrain : en 2019, elle était en quatrième position (derrière les États-Unis, la Russie et la Chine) selon le critère du volume de production de satellites et de lancements, mesurés en masse (le critère « masse » est utilisé, car il s’agit d’un indicateur objectif et facilement accessible, là où les critères « budget » ou « valeur financière » sont souvent opaques, voire secrets ; de plus, les différences de coût de la main-d’oeuvre rendent de toute manière les comparaisons peu intéressantes).
Avant de nous lancer dans la réflexion de ce que pourrait devenir l’industrie spatiale européenne demain, arrêtons-nous un instant sur les caractéristiques principales du secteur aujourd’hui. En Europe, le secteur spatial manufacturier (l’industrie qui produit les lanceurs, les satellites et les infrastructures au sol associées) est un secteur que l’on pourrait qualifier d’artisanat high-tech : il n’occupe que 47 000 personnes, en majorité très hautement qualifiées, et dégage un chiffre d’affaires annuel relativement modeste, d’environ 9 milliards d’euros. Sur ces dix dernières années, ses marchés principaux étaient représentés pour 58 %, par des clients institutionnels européens (Agence spatiale européenne — ESA —, Union européenne, agences nationales, ministères de la Défense) et, pour 42 %, par des clients commerciaux et/ou les exportations (c’està-dire les opérateurs privés et des gouvernements non européens).
Là où les secteurs industriels américain, russe, chinois, japonais ou indien répondent de manière quasi exclusive à leurs besoins nationaux respectifs, sur des marchés où la demande est qualifiée de « captive », c’est-à-dire non accessible aux industriels étrangers, les secteurs spatiaux européen et américain sont en concurrence sur les (maigres) marchés ouverts mondiaux. Il y a cependant une différence notable : en Europe, le marché institutionnel captif est 6 à 7 fois inférieur au marché captif américain ! Le secteur spatial européen ne peut donc pas bénéficier des mêmes effets d’échelle, ni du même niveau de soutien pour sa R&D. Cette situation particulière de sous-financement structurel du secteur en Europe est d’ailleurs probablement aussi une des causes de son succès sur les marchés commerciaux : avec si peu de moyens, il a fallu rivaliser d’efficacité pour développer des capacités comparables à celles des États-Unis, et faire des efforts extraordinaires de compétitivité pour maintenir nos positions sur les marchés ouverts. Ainsi, sur ces dix dernières années, avec à peine 4 % de la main-d’oeuvre mondiale, l’industrie spatiale européenne a été capable de lancer 11 % de la masse totale mise en orbite. Ces prouesses européennes tendent malheureusement aujourd’hui à s’éroder, rattrapées à l’ouest par les gains d’efficacité qu’ont apportés le recours à de nouveaux acteurs privés et de nouveaux modes d’approvisionnement (Planet, SpaceX…) et à l’est par les investissements massifs du gouvernement chinois
(et indien demain ?).
Pour en finir ici avec les enseignements que l’on peut tirer d’un classement des puissances spatiales, il faut aussi rappeler l’évidence : « l’Europe spatiale » n’existe pas, en tout cas pas au sens où elle impliquerait un effort collectif concerté à long terme pour définir des ambitions et disposer d’une capacité de décision autonome coordonnée et d’un contrôle politique cohérent sur les moyens mis en oeuvre [voir l’entretien avec P. Baudry p. 54].
L’Europe ne pourra probablement devenir une « puissance spatiale », y compris industrielle, que lorsque ses États membres accepteront qu’elle définisse son rôle politique dans le monde.
Une politique industrielle commune difficile à mettre en place
En effet, en Europe, une poignée d’États (France, Allemagne, Italie, Royaume-Uni, Espagne, Belgique) est responsable de la grande majorité des investissements publics dans le spatial, investissements qui sont consentis soit au niveau national, soit de manière multilatérale au travers des programmes optionnels de l’ESA (qui, pour rappel, est une agence intergouvernementale ne dépendant pas du cadre juridique de l’Union européenne). Ne sont donc « européens » (au sens où ils relèvent d’une intention commune de l’ensemble des États, et encore, si l’on omet l’asymétrie qui existe entre les États adhérant à chacune de ces organisations) que le programme scientifique obligatoire de l’ESA, les programmes obligatoires de météorologie d’Eumetsat et les programmes de service public et de R&D de l’Union européenne (Galileo et Copernicus, et le volet spatial du programme-cadre de R&D).
Bien sûr, cet éclatement des investissements n’a pas empêché d’impressionnants succès scientifiques, techniques et industriels dont chaque Européen peut se réjouir, mais ce qu’on appelle aujourd’hui « l’Europe spatiale » est in fine l’addition d’ambitions peu concertées, voire concurrentes, et de moyens non coordonnés. Des résultats spectaculaires, certes — y compris sur le plan diplomatique ! —, mais qui ne suffisent pas à faire de l’Europe une puissance spatiale. Les États européens, jaloux en effet de leur autonomie en matière spatiale, sont pour la plupart beaucoup plus prompts à circonscrire méticuleusement l’action de l’Union européenne qu’à définir comment leur propre action sur le plan national pourrait concourir à des objectifs communément fixés. Une lueur d’espoir existe tout de même : l’Union européenne et plusieurs États européens (au travers de l’ESA) ont réussi à faire de Copernicus le plus important programme opérationnel d’observation de la Terre au niveau mondial et un exemple de mise en commun de leurs moyens respectifs. La phase de développement des nouvelles capacités de ce programme est en effet menée par les États, et sa phase de déploiement et d’exploitation est à la charge de l’Union. Une caractéristique majeure du secteur spatial européen est donc qu’il s’est construit en l’absence d’une politique industrielle telle qu’en disposent les grandes puissances ; le secteur s’est ainsi bâti sur la base de l’outil d’approvisionnement dont dispose l’ESA, celui du « retour géographique », qui garantit à un État un retour industriel proportionnel à sa contribution à l’agence. Si ce « retour géographique » s’est avéré être un outil formidable pour mobiliser les moyens financiers des États membres de l’ESA et pour atteindre des masses critiques permettant des réalisations ambitieuses, il n’en constitue pas pour autant un moyen suffisant pour répondre à l’ensemble des objectifs d’une politique industrielle. Ce qui veut dire que l’Europe et ses États membres n’ont pas d’approche commune visant à garantir la sécurité d’approvisionnement, la continuité des services opérationnels et l’indépendance concernant les technologies, matériaux ou services jugés stratégiques ; à lutter contre les duplications et les compétitions stériles ; à définir l’effort nécessaire pour soutenir la compétitivité de l’industrie et, in fine, à permettre d’optimiser la somme des efforts nationaux dans une approche structurée à l’échelle de l’Europe.
La situation actuelle, où quasi tout investissement est d’abord et avant tout mesuré par les États européens à l’aune du retour industriel direct attendu, est explicable a contrario si l’on analyse la politique des puissances spatiales que sont les États
Unis, la Russie, la Chine et, bientôt, l’Inde [voir p. 71] : toutes ces puissances ont développé une politique spatiale parce qu’elles se conçoivent comme des puissances mondiales (ou ambitionnent de le devenir), dotées d’une politique étrangère, d’une politique de défense et d’une armée avec une capacité de projection. L’Europe ne s’étant envisagée avant tout que comme une puissance économique et commerciale, ce n’est que très tardivement qu’elle a commencé à se doter d’une compétence légale dans le domaine spatial et d’infrastructures publiques (Galileo et Copernicus) et, plus récemment encore, qu’elle a commencé à réfléchir à ses besoins communs en matière de télécommunications sécurisées par satellite, ou à la nécessité de protéger ses infrastructures spatiales. Il est impossible de ne pas voir dans cette
(lente) évolution en cours, le résultat des timides frémissements politiques au sein de l’UE dans le domaine de la politique étrangère commune, et dans le domaine de la sécurité et de la défense. En résumé, l’Europe ne pourra probablement devenir une « puissance spatiale », y compris industrielle, que lorsque ses États membres accepteront qu’elle définisse son rôle politique dans le monde. Elle pourra alors identifier ses besoins stratégiques, en matière de sécurité et de défense, mais pas seulement : le programme Copernicus est, notamment, un formidable outil de compréhension de l’environnement, et plus personne ne niera le caractère éminemment stratégique qu’a acquis ces dernières années la capacité à comprendre et à anticiper les changements qui affectent les grands systèmes naturels de la planète.
Un secteur toujours tiré par la demande étatique
L’Europe tarde à considérer collectivement le spatial comme un enjeu stratégique, et ses ambitions en ce sens, si elles progressent, restent infiniment modestes. Pourtant, il y a urgence : alors qu’il y a une quinzaine d’années, tout le monde tablait sur un secteur spatial qui serait essentiellement tiré par une demande commerciale, c’est en fait à la croissance de la demande étatique qu’on assiste dans le monde. Dans le même temps, la demande commerciale, alimentée par un unique domaine applicatif (le broadcasting, via des satellites géostationnaires) et dont dépendait fortement le secteur européen, s’est tassée brusquement et la demande publique européenne, si elle est en croissance, ne parvient pas à en compenser les pertes. Un dynamisme a certes été insufflé avec l’émergence de nouveaux opérateurs commerciaux, mais ces acteurs du secteur privé qui sont apparus ces dernières années, essentiellement aux États-Unis d’ailleurs, voient pour la plupart leur marché se définir dans le contexte de la demande publique (en particulier des contrats du Department of Defense, de la DARPA, et de la NASA bien sûr) [voir p. 38]. Ce phénomène, rendu possible par la maturité acquise par le secteur industriel, a été favorisé par de nouveaux modèles de marchés publics libérés des structures administratives et industrielles historiques, devenues lourdes. SpaceX est un bon exemple de cette tendance, et sa croissance est intimement liée à sa participation au Commercial Crew and Cargo Program de la NASA. Quant aux nouveaux marchés des services liés par exemple à l’observation de la Terre, il s’agit là encore de marchés secondaires (dans le domaine des assurances ou de l’exploitation de ressources notamment) qui se sont développés sur les brisées d’une demande étatique forte et stable, et de nouveaux modèles d’approvisionnements publics. Ces tendances peinent à se matérialiser en Europe, tant par manque de moyens au niveau de la demande que, probablement, par conservatisme dans les approches d’approvisionnement.
Quels marchés pour demain ?
Il est possible néanmoins, et nombreux sont ceux qui en font le pari, que des marchés privés autonomes nouveaux se créent et deviennent florissants ; on observe en effet une profusion d’initiatives, en particulier dans les domaines de l’IoT (Internet des objets), du broadband par satellite (Internet haut débit), de l’observation de la Terre, et des services et systèmes de lancement, pour lesquels les investisseurs (principalement privés, parfois avec un coup de pouce du secteur public) ont fait le pari de la profitabilité.
On anticipe donc un foisonnement de l’activité orbitale, notamment porté par la multiplication des constellations [voir p. 47] et une dépendance toujours plus forte aux services fournis par les infrastructures spatiales. Cela va rendre inévitable la mise sur pied d’un système de gestion du trafic spatial dont, en plus du cadre réglementaire qui reste à inventer, on peut aussi attendre qu’il représente un nouveau marché pour l’industrie, non seulement pour la fourniture des radars, télescopes et autres équipements au sol, mais aussi pour de nouveaux capteurs et transpondeurs en orbite, ainsi que, bien entendu, pour les solutions techniques qui permettent de gérer les satellites « en fin de vie ».
Ainsi, on verrait émerger tout un nouveau champ d’activité, lié au développement de services en orbite (ravitaillement en carburant, entretien et réparation de charges utiles, élimination des débris, assemblage et fabrication en orbite…) qui pourraient à terme nécessiter moins de lancements et réduire significativement les coûts du « cycle de vie » d’une mission satellitaire. Il n’échappera à personne que tant le sujet de la gestion du trafic spatial (et donc de son observation fine) que celui des services en orbite
(et donc la capacité d’approcher et manipuler un satellite en orbite) renferment une composante « défense » majeure, ce qui ne favorise certainement pas leur traitement à l’échelon européen, pourtant indispensable.
Parmi les autres marchés futurs potentiels, on peut également citer celui lié à l’exploitation minière des ressources extraterrestres, promu par certains entrepreneurs pour lesquels il est difficile de faire abstraction d’une forme certaine de mégalomanie, outre des dons avérés en matière de levée de fonds ; je ne m’y attarderai pas ici.
Quel avenir pour le secteur industriel spatial européen ?
Concentrons-nous pour finir sur l’Europe ; faisons ici le pari qu’elle se décide à rattraper significativement le retard qu’elle a pris sur les autres puissances et qu’elle poursuive la voie qu’elle a commencé à se tracer, à savoir une politique spatiale essentiellement portée par la volonté de relever les défis sociétaux (transports, environnement, sécurité…) et l’ambition de générer de la croissance économique. Quelles conséquences industrielles en attendre ?
La première conséquence est (comme ce fut le cas pour les télécoms ou la
Le secteur des opérations de satellites, et partant, les besoins techniques nécessaires notamment pour gérer un nombre de plus en plus important de constellations complexes, va prendre de l’ampleur.
météorologie), une importance toujours plus grande accordée à la qualité, la stabilité et la pérennité des services, mais aussi à la traçabilité des données. Rien de tout cela ne se produira en l’absence de « clients référents compétents », c’est-à-dire d’entités assurant l’interface entre les acteurs « amont » chargés de la phase de développement (agences et industrie manufacturière), les prestataires de services « aval » et les utilisateurs finaux, fournissant de manière ininterrompue des données et des services fiables aux utilisateurs et, in fine, assumant la responsabilité des opérations à long terme et l’adaptation de l’infrastructure. Le secteur des opérations de satellites, et partant, les besoins techniques nécessaires notamment pour gérer un nombre de plus en plus important de constellations complexes, va donc prendre de l’ampleur. L’autre étape naturelle est l’interpénétration croissante des secteurs numérique et spatial. Cette numérisation touche déjà l’ensemble des processus industriels et des moyens de production, des phases de test sur des modèles entièrement digitaux aux « usines connectées », permettant de produire mieux (au plus près de la demande), plus vite et moins cher. Mais la numérisation concerne aussi massivement la partie plus aval, avec l’usage de plus en plus fréquent de traitements automatisés et de l’intelligence artificielle pour gérer des quantités de données toujours plus importantes (avant ou après transmission aux stations sol). Le rapprochement entre le spatial et le numérique entraîne enfin, inévitablement, de plus grands besoins dans le domaine de la cybersécurité des systèmes spatiaux, auquel le secteur numérique est confronté depuis longtemps.
Avec la multiplication exponentielle de la quantité de données générées par les systèmes d’observation de la Terre et l’explosion des flux de données liées aux « objets connectés », il y a fort à parier que les détenteurs de plates-formes de gestion de données finiront par prendre naturellement le contrôle de la production et de la distribution des informations critiques (et des informations géospatiales en particulier). L’Europe aura du mal à concurrencer les business models des « GAFAM », mais elle se doit de mettre en place un « écosystème » compétitif, et indépendant.
La raison en est simple : les satellites sont in fine des moyens — la plupart du temps uniques — de collecter et de diffuser des données dans le monde entier.
Les efforts de l’UE pour accélérer la transition vers une économie fondée sur les données ne peuvent se concevoir que si l’Europe exerce un contrôle suffisant sur sa capacité d’accès et de diffusion de l’information. Alors, bien sûr, l’Europe peut compter sur la vitalité de son secteur spatial, et notamment sur la poussée d’innovations en germe aujourd’hui, mais elle ne peut prendre le risque de trop attendre, et de rater une opportunité ; c’est aussi dans ce contexte qu’il faut comprendre les récentes déclarations du commissaire Thierry Breton concernant une constellation européenne « souveraine » pour la connectivité, un domaine dans lequel les enjeux dépassent les simples intérêts du secteur privé, et apportent une légitimité renouvelée à l’action de l’Union.
* Les opinions exprimées ici sont celles de l’auteur et ne doivent pas être considérées comme la position officielle d’Eurospace. L’auteur remercie P. Lionnet, directeur de la recherche d’Eurospace, pour ses commentaires et son apport, notamment sur l’évolution des marchés spatiaux.
** ASD-Eurospace est l’association professionnelle de l’industrie spatiale européenne. Les entreprises membres d’Eurospace représentent aujourd’hui 90 % du chiffre d’affaires total de ce secteur en Europe. Eurospace promeut une meilleure compréhension des questions et problèmes liés à l’industrie spatiale.
L’Europe aura du mal à concurrencer les business models des « GAFAM », mais elle se doit de mettre en place un « écosystème » compétitif, et indépendant.