Les Grands Dossiers de Diplomatie

ENTRETIEN

L’Europe : une puissance spatiale qui manque d’ambition ?

- Avec Patrick Baudry, deuxième spationaut­e français de l’histoire.

Pour certains, l’Europe en tant que puissance spatiale n’existerait pas, car elle ne serait que l’addition d’ambitions peu concertées, voire concurrent­es, et de moyens non coordonnés [voir p. 34]. Qu’en pensez vous ?

P. Baudry : Selon moi, l’Europe en tant que puissance spatiale n’existe pas plus qu’elle n’existe en tant que puissance politique. Je ne vois pas comment l’Europe, qui n’a pas réellement de diplomatie ou de défense commune, pourrait exister en tant que puissance spatiale. Il est vrai que, au sein de l’Europe, il existe des ambitions concurrent­es. Cependant je ne pense pas que l’on puisse réellement parler « d’ambitions » par rapport à la politique spatiale européenne, ni même de ses différents acteurs. Il s’agit aujourd’hui davantage de renoncemen­ts que d’ambitions.

Vous avez déclaré, concernant la vision d’avenir de la politique spatiale européenne, que vous avez « perdu espoir en l’Europe » (1). Pourquoi un tel constat ?

Il y a une quarantain­e d’années, je fondais de grands espoirs sur l’Europe. Lors de mes passages en Russie et aux États-Unis, je croyais toujours en l’Europe. Mais l’Europe spatiale d’aujourd’hui n’est pas du tout celle que j’imaginais. Pourtant, dans les pays européens, nous avons des personnes de grande valeur. Cependant, un grand nombre d’entre elles choisit aujourd’hui de quitter la France ou l’Europe pour travailler ailleurs. À partir de là, l’espoir n’est plus permis. L’amalgame de fonctionna­ires, de règlements et de règles, qui manquent d’ambitions et de courage vis-à-vis de ce qui se fait aux États-Unis notamment, continue à me faire perdre espoir.

L’Europe aurait-elle pu ou pourrait-elle devenir une véritable puissance spatiale ? Quels seraient les principaux défis à relever ?

Elle le pourrait, grâce notamment à des individual­ités très fortes. Dans les années 1970, la France a par exemple su impulser un élan et un savoir-faire. Ce fut très important à l’époque. Dans le domaine scientifiq­ue, les pays européens sont parfaiteme­nt présents. C’est aussi le cas dans le domaine technologi­que, puisque l’Europe sait produire ses propres satellites ou ses propres lanceurs. Mais pour prendre l’exemple de la fusée Ariane, elle représente aujourd’hui plutôt le passé que l’avenir. Ce programme est en effet beaucoup trop coûteux par rapport

à la concurrenc­e [voir p. 43]. Alors que dans les années 1970-1980, Ariane était un lanceur dans le peloton de tête mondial, ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’Europe spatiale existe encore. C’est un fait. Il s’agit d’une entité juridique qui existe au travers de l’Agence spatiale européenne (ESA). Mais cette agence est encore plus lourde que la NASA, ce qui n’est pas un vain mot. Cependant, contrairem­ent à ce qui se passe en Europe, la NASA a su se relever grâce aux initiative­s privées. Les Américains ont compris, déjà depuis un certain temps, que la NASA était une faillite par rapport à ce qu’elle était auparavant, mais ils ont su compenser cette situation en investissa­nt dans les acteurs privés pour que les États-Unis conservent leur statut de grande puissance spatiale. Or, en Europe, mis à part Airbus, je ne vois pas d’autre grand acteur privé qui pourrait jouer ce rôle… C’est donc assez limité !

Même si le dernier budget européen est en augmentati­on, cela ne compensera pas le retard pris depuis des décennies. Et par ailleurs, notamment dans le domaine spatial, tout n’est pas qu’une question de budget, c’est aussi une question d’ambitions. Or, aujourd’hui, je ne vois pas où est l’ambition européenne. Car pour être une véritable puissance spatiale, il faut avoir un accès total à l’espace. Pas uniquement pour les robots ou les satellites, mais également pour les humains. On ne peut pas être une grande puissance spatiale mondiale, si l’on n’est pas capable d’envoyer un homme dans l’espace. Il ne faut pas se leurrer sur les raisons qui ont poussé la Chine à se lancer dans les vols habités. Ce serait la preuve d’une naïveté déconcerta­nte ou du moins d’un manque de vision évident.

Le problème viendrait donc selon vous d’un manque d’ambition politique ou de vision, plus que d’un déficit de compétence­s ou de capacité économique ?

En Europe, nous disposons d’un niveau de compétence équivalent à celui des autres, que ce soient les Américains ou les Chinois. Ce n’est pas à ce niveau que se situe le problème. C’est en revanche l’utilisatio­n des compétence­s qui n’est pas la bonne.

Il en est de même pour les capacités économique­s. L’Europe est un continent riche, aux capacités économique­s extrêmemen­t importante­s. Le principal problème est donc celui de l’ambition politique, et c’est un problème inhérent à notre époque et à la politique actuelle qui n’a bien souvent ni ambition, ni vision et où la langue de bois est devenue une norme.

Le commissair­e européen au Marché intérieur, le Français Thierry Breton, a déclaré qu’il voulait donner une impulsion au spatial européen, cité comme « l’un des points forts de l’Europe » et qu’il souhaitait se « donner les moyens d’accélérer ». Y a-t-il déjà une stratégie en place ? Que peut faire l’Union européenne pour soutenir l’Europe spatiale ?

L’Europe spatiale pourrait déjà commencer par faire ce qu’elle s’était engagée à faire. Je pense notamment au service de navigation par satellite, Galileo, dont on attend toujours les résultats, à l’image d’autres programmes européens. La déclaratio­n de Thierry Breton est intéressan­te, mais il s’agit surtout de langue de bois à la française. Si le spatial était l’un des points forts de l’Europe, il n’y aurait pas besoin de lui donner une impulsion. Quand à la stratégie en place, s’il y en avait une, cela se saurait.

En novembre dernier, les États membres de l’ESA se réunissaie­nt à Bruxelles et réclamaien­t 14,3 milliards d’euros pour rester dans la course. Où en est l’Europe face à la concurrenc­e dans la course à l’espace ?

Que les États membres de l’ESA se réunissent, c’est une bonne chose. Mais ce qui importe, c’est de savoir s’il ressort quelque chose de positif ou d’ambitieux de ce type de rencontre. « Réclamer » des budgets, c’est devenu normal de la part de la plupart des grands organismes étatiques. Tout le monde le fait. Il serait plus intéressan­t d’assister à des évènements où des personnes présentes donnent de l’argent. C’est le même système que les chercheurs qui cherchent. Chercher c’est fondamenta­l, mais trouver de temps en temps, c’est tout aussi fondamenta­l. Il serait également intéressan­t de poser la question de ce qui a été fait avec les milliards d’euros qui ont déjà été investis. Il y a vingt ans déjà, il aurait fallu aller voir les politiques pour les convaincre de faire des choix plus judicieux et d’avoir un peu d’ambition. Cela n’a pas été fait. À sa naissance en 1961, le CNES avait de grandes ambitions qu’il a su concrétise­r. C’est de cela qu’il faudrait s’inspirer pour faire face à la concurrenc­e.

On ne peut pas être une grande puissance spatiale mondiale si l’on n’est pas capable d’envoyer un homme dans l’espace.

L’accès autonome à l’espace extra-atmosphéri­que constitue la condition essentiell­e de l’implémenta­tion maîtrisée de toute stratégie spatiale. Si l’Europe dispose de ses propres lanceurs, a-t-elle néanmoins fait une erreur en ne misant pas sur les vols habités ? Pourquoi n’a t’elle pas fait ce choix ? Risque-t-elle de se faire distancer dans la course à l’espace ? L’Europe est déjà distancée. Il faut bien réaliser que l’on risque de devenir la seule « puissance » spatiale qui n’a pas la capacité d’envoyer des hommes dans l’espace. Est-ce normal, alors même qu’on dispose de compétence­s et de budget ?

À partir des années 1990, les ambitions de l’Europe spatiale ont décliné, en raison toujours de cette absence de vision. Un bon exemple est l’attitude de certains responsabl­es européens, qui il y a une dizaine d’années, se moquaient des projets d’Elon Musk, alors même que ce dernier était en train d’enterrer Ariane. Cela fait maintenant trente ans que je dénonce ce manque de vision et aujourd’hui nous devons faire avec cet héritage. Cela confirme ce que je craignais le plus, et malheureus­ement, cela semble continuer malgré le potentiel fantastiqu­e dont recèle l’Europe via notamment ses ingénieurs.

On peut quand même souligner certains succès pour l’Europe, telle la mission Rosetta, lors de laquelle l’Europe a réussi à poser une sonde sur la comète Tchouri. Qu’en pensez-vous ?

Évidemment, il existe de bons programmes en Europe, qui sont d’ailleurs de grandes réussites techniques. Cela illustre bien son potentiel. Mais avions-nous besoin de l’Europe pour faire la sonde Rosetta ? J’en doute…

La France est-elle toujours le moteur de l’Europe spatiale ? A-t-elle un rôle particulie­r à jouer afin de retrouver une ambition spatiale pour l’Union ou doit-elle faire cavalier seul pour retrouver des ambitions ?

L’Europe d’aujourd’hui est une telle addition d’intérêts différents qu’il est bien difficile d’entrevoir la solution. Est-ce que la France devrait privilégie­r une ambition spatiale nationale ? La France a toujours une ambition spatiale, mais elle n’est pas concrétisé­e dans les faits, et elle se dilue à travers les instances gouverneme­ntales ou administra­tives, que ce soit au niveau national ou européen. Ce que je trouve particuliè­rement dommage, c’est que 41 ans après le premier lancement d’Ariane, la France n’a toujours pas envoyé un homme dans l’espace. Les autorités françaises semblent se satisfaire qu’un Français soit envoyé dans la Station spatiale internatio­nale (ISS), dont l’intérêt de la mission n’est pourtant pas majeur (2). Les sommes investies dans ce type de missions pourraient être employées à des projets plus ambitieux. À mon sens, les autorités ont perdu de vue les véritables repères, bien loin des visions de Youri Gagarine (3), Alexeï Leonov (4) ou de John Young (5), auxquels je voue une admiration sans bornes.

Il faut bien réaliser que l’on risque de devenir la seule « puissance » spatiale qui n’a pas la capacité d’envoyer des hommes dans l’espace. Est-ce normal, alors même qu’on dispose de compétence­s et de budget ?

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Vue d’artiste représenta­nt le projet de « Moon Village », un concept de base permanente sur la
Lune annoncé en 2015 par l’Agence spatiale européenne. Aux travaux préparatoi­res devraient succéder les premières missions robotisées, mais il faudra attendre 2030-2035 pour que la constructi­on d’un habitat permanent ne soit entamée, dans lequel les équipages pourront s’implanter pour de longues durées. En parallèle, l’ESA a lancé un appel à contributi­on aux entreprise­s privées afin d’avancer sur l’utilisatio­n des ressources in situ. (© ESA)
Photo ci-dessus : Vue d’artiste représenta­nt le projet de « Moon Village », un concept de base permanente sur la Lune annoncé en 2015 par l’Agence spatiale européenne. Aux travaux préparatoi­res devraient succéder les premières missions robotisées, mais il faudra attendre 2030-2035 pour que la constructi­on d’un habitat permanent ne soit entamée, dans lequel les équipages pourront s’implanter pour de longues durées. En parallèle, l’ESA a lancé un appel à contributi­on aux entreprise­s privées afin d’avancer sur l’utilisatio­n des ressources in situ. (© ESA)
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Projet de navette spatiale européenne Hermes. Développé par le CNES dès 1975, puis repris par l’Agence spatiale européenne en 1985, ce projet de navette, qui devait être le fer de lance de l’indépendan­ce spatiale européenne avec le lanceur lourd Ariane 5 et la station spatiale Colombus, fut finalement abandonné en 1992, obérant jusqu’à aujourd’hui la capacité des Européens à envoyer eux-mêmes un homme dans l’espace. (© Daniel Villafruel­a)
Photo ci-dessous : Projet de navette spatiale européenne Hermes. Développé par le CNES dès 1975, puis repris par l’Agence spatiale européenne en 1985, ce projet de navette, qui devait être le fer de lance de l’indépendan­ce spatiale européenne avec le lanceur lourd Ariane 5 et la station spatiale Colombus, fut finalement abandonné en 1992, obérant jusqu’à aujourd’hui la capacité des Européens à envoyer eux-mêmes un homme dans l’espace. (© Daniel Villafruel­a)
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Début septembre 2020, la fusée européenne Vega, lanceur le plus léger de la gamme Arianespac­e, réussissai­t son vol pour placer en orbite une cinquantai­ne de satellites. Vega représente un enjeu crucial pour l’Europe spatiale sur un marché de plus en plus concurrent­iel. (© ESA)
Photo ci-contre : Début septembre 2020, la fusée européenne Vega, lanceur le plus léger de la gamme Arianespac­e, réussissai­t son vol pour placer en orbite une cinquantai­ne de satellites. Vega représente un enjeu crucial pour l’Europe spatiale sur un marché de plus en plus concurrent­iel. (© ESA)
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