Les Grands Dossiers de Diplomatie
La mer Rouge, de la ligne de faille au champ de bataille
Au cours des deux années écoulées, la perception des enjeux géostratégiques autour de la mer Rouge semble avoir évolué de façon radicale et parfois inattendue, en raison de nouveaux défis liés à l’instabilité structurelle de la région.
En 2018, l’intérêt porté à la mer Rouge reposait sur des inquiétudes concernant la sécurité du commerce maritime international, et en particulier du trafic entre l’Asie et l’Europe qui emprunte ce long corridor (1). Le golfe d’Aden qui y donne accès au sud avait été le théâtre, au tournant des années 2000, d’une flambée de piraterie « moderne », mise en oeuvre depuis les côtes de Somalie. La lutte contre cette piraterie avait entraîné l’implantation, sur le territoire de la république de Djibouti, de centres de contrôle et de lutte contre ces menaces, par les puissances maritimes soucieuses de la protection de leurs flottes marchandes. La fin de cette phase avait précédé d’une quinzaine d’années le déclenchement d’une guerre d’une extrême violence au Yémen, à l’issue du « Printemps arabe » .
Aujourd’hui, la stabilité et la sécurité de la région ont pris une tournure différente : de nouveaux défis, de nouveaux conflits apparaissent, qui reflètent l’instabilité structurelle de la région. Mais la mer Rouge elle-même, en tant que voie de passage vitale pour l’économie mondiale, voit son rôle remis en question. Le feu roulant de l’actualité doit ainsi être mis en regard des perspectives à plus long terme : avec ses attentats, ses ruptures et ses réconciliations, il n’est parfois que l’expression de séquelles dépassées ou qu’indice de réajustements, de recherche de points d’équilibre, souvent douloureux, des sociétés et des États de la région. D’autres encore relèvent d’une échelle régionale, voire globale, d’évolution de rapports de force et de centres de gravité à l’échelle globale.
La mer Rouge, une artère au monopole menacé
La stratégie des routes de la soie, qui a pu un temps n’apparaître que comme un slogan « fourre-tout », prend des tours parfois inattendus mais dont la concrétisation menace indiscutablement le rôle de la mer Rouge dans le trafic de marchandises entre l’Extrême-Orient et l’Europe :
• La voie maritime de l’Arctique offre un gain de temps d’une semaine ou plus, et donc de carburant, et sa croissance qui
bénéficie du réchauffement climatique, est exponentielle. De plus, elle est plus sûre que la mer Rouge, car ses rivages sont contrôlés par la Russie, et les pirates n’y disposeraient pas de bases de repli…
• Les nouveaux axes ferroviaires et routiers offrent d’autres alternatives, du Xinjiang vers l’Asie centrale et la Russie, ou vers la Turquie au-delà de la Caspienne, même si leur tracé peut provoquer des résistances ou des conflits (Haut-Karabagh, Kirghizstan, Xinjiang).
• Une voie mixte, terrestre et maritime, avait été la première mise en exergue : elle a pour pivot le port pakistanais de Gwadar, sur le golfe d’Oman, après avoir emprunté la vallée de l’Indus depuis le Pamir, et avant de rejoindre l’océan Indien et la mer Rouge. Mais sa construction est entravée par des troubles internes (ou vice versa), en particulier dans la province du Baloutchistan, frontalière de l’Iran. Elle est d’autre part vulnérable au conflit indo-pakistanais au Cachemire et aux tensions sino-indiennes [voir p. 92] (à moins qu’elle n’en soit, au moins pour partie, la cause…).
Du canal de Suez au projet Neom, des révisions douloureuses ?
Le doublement et l’élargissement du canal de Suez, menés tambour battant par le « maréchal » Al-Sissi, dès son arrivée au pouvoir, anticipaient une hausse de la demande du transit et des perspectives de valorisation du site par l’implantation de zones franches industrielles. Le trafic a en effet augmenté, mais les projets de développement d’activités se font attendre. La faute sans doute au ralentissement de l’économie mondiale, mais aussi à la situation sécuritaire au Sinaï, à la prudence des investisseurs vis-à-vis de la gouvernance égyptienne et au manque de compétitivité de la main-d’oeuvre locale.
Au sud du Sinaï, les projets d’infrastructures et de rapprochement entre l’Égypte et l’Arabie saoudite, comme la construction d’un pont maritime par les îles Tiran et Sanafir, sont au point mort. De façon plus conjoncturelle, l’activité touristique y est réduite par la crise économique et par la pandémie, comme sur la rive égyptienne de la mer Rouge.
Sur la rive saoudienne, le projet futuriste de la cité Neom — vouée aux loisirs et à l’intelligence artificielle et colonne vertébrale de la « Vision 2030 » du prince héritier MBS pour préparer l’après-pétrole — a été impacté par la chute des cours du brut. Il semble aujourd’hui réorienté dans deux directions : la mise en avant d’Al-Ula — cité nabatéenne hier vouée à l’opprobre car préislamique —, érigée en « parc d’attraction » du type « Disneyland » ; tandis qu’un nouveau projet de ville futuriste, « The Line », est lancé (2).
Cette fuite en avant constitue-t-elle autre chose qu’un masque de l’échec annoncé de Neom ? La situation économique et financière de l’Arabie est aujourd’hui préoccupante : la baisse structurelle du cours du brut, tout comme la ruineuse et stérile guerre du Yémen, déséquilibrent les finances. Certes, le budget saoudien peut être abondé par les recettes de la privatisation partielle du géant pétrolier ARAMCO. Mais il est en outre douteux que la localisation de ces sites sur les rives de la mer Rouge, loin des champs pétroliers comme des lieux saints de l’Islam, suffise à attirer les cerveaux et les stars du monde entier, en quête d’une Silicon Valley ou d’un Dubaï-bis. Or la jeunesse saoudienne, peu formée, doit impérativement trouver des emplois à sa portée. Si le pouvoir saoudien perd sa capacité à redistribuer une manne pétrolière en chute libre, et ne réduit pas ses dépenses, en particulier d’armement, il est possible que sa légitimité soit remise en cause. La question posée en filigrane est : quand et comment cette Arabie cessera-t-elle d’être « saoudienne » ?
Enfin, la volonté du pouvoir saoudien de déplacer le centre de gravité économique du pays des rives du Golfe à celles de la mer Rouge, à la fois pour anticiper le recul de l’activité pétrolière mais aussi pour tourner le dos à l’Iran chiite et pour s’affranchir des contraintes d’une mer fermée, est de plus en plus mise à mal. Les attaques navales ou aériennes qui frappent
ses navires ou ses installations en mer Rouge, comme la spectaculaire attaque de drones du 14 septembre 2019 — sur fond de guerre au Yémen — contre les installations pétrolières d’Abqaiq et de Khuwais (3), illustrent l’inanité de ces efforts.
Jeu de go au centre de la mer Rouge
En face du Hedjaz [région ouest de l’Arabie saoudite], source de légitimité du « Gardien des deux lieux saints » de l’Islam, l’éviction de l’implantation turcoqatarienne à Souakin, sur le rivage soudanais, a été obtenue en échange du soutien financier de l’Arabie saoudite à la chute d’Omar el-Béchir. Cette diplomatie du portefeuille a certes évité à Riyad que le président turc ne vienne rappeler la domination de l’Empire ottoman sur ces rivages (du début du XVIe au début du XXe siècle). Mais l’histoire ne s’efface pas si vite, surtout lorsqu’elle est ancrée dans une légitimité religieuse. Or, le wahhabisme n’a été imposé que par la force des armes sur le Hedjaz et les autres périphéries du royaume… Le récent accord entre la Russie et le Soudan pour l’utilisation durant 25 ans de facilités à Port Soudan (4) est porteur lui aussi d’une grande importance symbolique. C’est pour le maître du Kremlin la poursuite de la vieille stratégie d’accès aux mers chaudes, de Catherine II. Il s’agit là du dernier maillon en date après la conquête de la Crimée et des rivages de la mer d’Azov, de l’implantation méditerranéenne à Tartous en Syrie, et de la politique de bon voisinage et d’alliance avec le maréchal Sissi, tant sur le canal de Suez qu’en Libye [voir p. 72]. Mais cet accord n’a aucune portée politique : comme celui signé par le Soudan avec Donald Trump sur la reconnaissance de l’État d’Israël, il a été obtenu d’un pays étranglé financièrement. Il peut en revanche laisser supposer soit un signe de la volonté russe d’apparaître comme un protecteur alternatif de l’Arabie en cas de retrait américain, soit comme un élément de vigilance face à La Mecque et aux foyers de mobilisation de l’islam, considérés par le Kremlin comme une menace au sein de l’« empire » russe.
Un (des ?) Yémen(s) à (re)construire
Les évolutions sur les rives septentrionales et centrales de la mer Rouge suivent le rythme des évolutions technologiques
Si la guerre du Yémen s’épuise, sur fond de désolation, et si son regain appellera d’intenses efforts de reconstruction, ce sont les vertus des vieilles lois tribales qui permettront la réconciliation, une fois que les acteurs extérieurs leur auront rendu les clés.
et économiques planétaires. Le contraste est patent avec celles qui concernent les abords méridionaux, objets de convoitises à long terme, mais qui se déclinent au rythme de l’actualité immédiate (5).
Sur la rive yéménite du détroit de Bab elMandeb, la guerre de l’Arabie saoudite et des Émirats arabes unis contre la « rébellion » houthiste semble perdue : elle l’est sur le terrain comme dans les esprits [voir p. 58]. Elle laisse derrière elle entière la question du devenir de l’État et du peuple yéménites, lequel aspirait à un tout autre changement, lors du printemps arabe de Sanaa. Elle laisse aussi ouverte la question des ambitions et des compétences des deux dirigeants le plus directement impliqués, « MBS » et « MBZ ». Ceux-ci ont entraîné dans leur aventure une coalition de 34 pays, dont la France (6). Elle laisse enfin, sans doute, place à des récriminations entre les perdants, saoudiens et émiriens, dont les objectifs et les moyens ont notoirement divergé. Une alliance dont les Yéménites ont fait les frais, et qui leur laisse la tâche de reconstruire un pays et une nation. Un apaisement, avec des vaincus donc, mais sans vainqueurs — à part l’Iran, qui n’avait rien demandé.
La première question qui vient à l’esprit est : comment se partagera le territoire ? (7) Question la plus évidente, sur la carte, mais pas la plus importante : ce qui compte par-dessus tout, dans cette société tribale, ce sont les liens entre tribus, confédérations, clans, et ces nouveaux acteurs que sont les milices de tout poil, disponibles pour tous les combats et tous les méfaits, sous couvert d’islam ou de prédation.
Le coeur de la montagne, avec la capitale historique Sanaa et sans doute Tarez — son coeur commerçant —, demeurera sous le contrôle des houthistes, qui ont assis leur légalité sur la communauté zaydite. La plaine côtière de la Tihama, avec le poumon maritime de Hodeidah, demeurera-t-elle la fenêtre de la montagne sur la mer, comme Massaouah l’est pour Asmara, sur la rive d’en face ? Ces interfaces entre la mer et la montagne ont de tout temps dépendu soit de puissances extérieures comme l’Empire ottoman, soit d’un pouvoir central fort… Au sud, la résurrection du Yémen du Sud paraît hors d’atteinte, et peut-être peu souhaitable, compte tenu de la diversité humaine et géographique de ce vaste territoire.
Abou Dhabi rêve de faire d’Aden — en prévision de l’après-pétrole — le port en eau profonde et libre qui remplacerait celui du Djebel Ali. Ce dernier constitue le socle de la puissance de Dubaï, enfermé dans le Golfe par le détroit d’Ormuz. Or, depuis la crise des subprimes de 2008, Abou Dhabi n’a de cesse de rogner les ailes de Dubaï, dont le dynamisme
lui a trop longtemps fait de l’ombre. L’après-pétrole est donc la hantise des dirigeants d’Abou Dhabi comme des Saoudiens, bien plus que celle de Dubaï, héritière de siècles de commerce maritime au long cours.
Peut-être la solution serait-elle de faire d’Aden un port franc, comme Tanger le fut au XXe siècle sur le détroit de Gibraltar ? Ce hub desservirait ainsi les ports de la rive somalienne du golfe d’Aden que les Émirats sont en train d’équiper avec en arrière-plan les hauts plateaux d’Abyssinie et leurs 100 millions d’habitants…
Au large, l’île yéménite de Socotra est l’objet de beaucoup d’enjeux et de fantasmes : c’est certes l’entrée de la mer Rouge, même si elle n’a jamais été utilisée comme telle. Les Émirats ont donc fait main basse sur l’île, mais les Saoudiens tentent d’y maintenir une présence. La volonté des habitants est peu sollicitée, même si les Émirats leur ont fait miroiter leur citoyenneté et ses nombreux avantages. Mais l’île pourrait plus logiquement rester liée à Aden, dont elle est un avant-poste.
Si la guerre du Yémen s’épuise, sur fond de désolation, et si son regain appellera d’intenses efforts de reconstruction, ce sont les vertus des vieilles lois tribales qui permettront la réconciliation, une fois que les acteurs extérieurs leur auront rendu les clés (8). C’est ainsi également que les groupes terroristes en quête de havres pourront être réduits à merci.
Corne de l’Afrique : l’heure de vérité ?
En revanche, c’est désormais sur la rive africaine du détroit de Bab el Mandeb que se portent — ou devraient se porter — les préoccupations. En l’espace de quelques mois, l’enthousiasme provoqué par l’arrivée au pouvoir à Addis Abeba d’un Premier ministre conciliateur, Abiy Ahmed Ali, suivie de la réconciliation avec le maître d’Asmara, s’est estompé. Si le bras de fer avec l’Égypte et le Soudan autour du Grand Barrage de la Renaissance a été contenu dans un cadre diplomatique, en évitant des débordements démagogiques tentants, le défi tigréen a plongé l’Éthiopie dans une aventure délétère [voir p. 76]. Le bourbier sanglant qu’est devenue la prétendue « opération de maintien de l’ordre » met en péril toute l’ambition d’Abiy Ahmed de réconcilier les peuples d’Éthiopie autour d’un projet commun. La refonte de la « Fédération ethnique » mise en place par les Tigréens durant les années 1990 pour compenser leur infériorité numérique paraît mal engagée. Non seulement les Tigréens sont désormais tous considérés comme des ennemis de la nation, mais la fragile coalition de circonstance entre les organisations des deux grands peuples Oromo et Amhara, risque de ne pas résister à l’anéantissement du TPLF. Et les conflits locaux se multiplient sans que le pouvoir central soit en mesurer de les apaiser. Une course contre la montre est ainsi engagée entre la montée des conflits et le projet d’Abiy Ahmed d’une grande conférence de refondation du « pacte éthiopien ».
L’internationalisation de la crise éthiopienne est malheureusement engagée. D’un côté, les Émirats ont été les artisans de la prompte victoire d’Addis Abeba, en lançant les drones de la base d’Assab en Érythrée contre les batteries anti-aériennes du TPLF. Les avions et les chars éthiopiens ont ainsi pu se déployer sans résistance jusqu’au coeur de la province. Mais leurs « alliés » érythréens les ont pris de court, engageant toute leur armée en profondeur en territoire éthiopien, en dehors de toute coordination. Tandis que les milices amhara massacrent les civils tigréens dans l’Ouest de la province, les Érythréens pillent villes et villages et exécutent leurs réfugiés parqués sans défense dans leurs camps.
Cette situation chaotique — qui implique même des combattants somaliens — est venue se surimposer sur les tentatives de fonder un nouvel ordre régional dans la Corne de l’Afrique. Deux camps s’y opposent, avec d’un côté les fédérateurs, partisans de la restauration d’États forts, l’Éthiopie et la Somalie, et de l’autre le Kenya et le Somaliland, alliés de circonstance. Cette soudaine déflagration régionale pose plusieurs questions : • celle de la capacité des acteurs de la Péninsule, MBS et MBZ, à intervenir de manière efficace et positive dans les crises de la sous-région, alors même que s’y déploient en nombre bases militaires et ports en eau profonde ;
• celle de la capacité de la « communauté internationale », présente en force dans les multiples bases militaires de Djibouti, à faire prévaloir l’ordre et la paix et à soutenir le président éthiopien qu’elle a adoubé en lui conférant en 2019 un « prix Nobel de la paix ».
Si la mer Rouge devrait demeurer pour longtemps un axe majeur du commerce international, sa stabilité constitue un enjeu qui, au-delà des besoins des nations qui la bordent, importe à la paix et à la prospérité globale. (1) (2) (3)
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