Les Grands Dossiers de Diplomatie
Une Amérique divisée ?
La couverture médiatique de l’élection américaine de novembre 2020 laisse penser que, du fait de la personnalité volontiers clivante de Donald Trump, la société américaine est irrémédiablement fracturée en deux camps irréconciliables.
En réalité, la présidence Trump a accéléré un processus de polarisation déjà amplement commenté à l’occasion de la réélection de George W. Bush en 2004. Le Tea Party, après l’élection de Barack Obama et dans un contexte de crise économique (double facteur d’exacerbation des tensions), a contribué à la droitisation du Parti républicain. Pourtant, opposer une Amérique bleue et une Amérique rouge au niveau des États est une représentation simpliste qui dissimule plus qu’elle ne montre. Passer au grain plus fin des comtés ainsi qu’à des nuances de bleu et de rouge produit une image nécessairement moins binaire. La polarisation peut, à certains égards, être une illusion d’optique liée à des choix de représentation du réel qui ne sont pas forcément les plus judicieux. Mais la polarisation est également une forme de dramatisation des enjeux qui sert des intérêts médiatiques évidents. C’est ce que dénonce notamment le politologue américain Morris Fiorina. Depuis 2004, il explique que la polarisation à outrance des « deux Amériques » est un mythe, qu’elle ne concerne en fait que les élites politiques et médiatiques, alors que l’opinion, quand on lui pose des questions non binaires, n’est pas polarisée. Selon lui, la majorité silencieuse des
Américains reste centriste et modérée sur les grands débats (1). Il reconnaît néanmoins une polarisation affective croissante : on aime de moins en moins les gens du parti d’en face, que l’on voit de plus en plus négativement.
Son homologue Alan Abramovitz défend pour sa part l’idée que l’opinion américaine est de plus en plus polarisée. Dans The Great Alignment, il analyse le phénomène d’alignement des identifications partisanes et idéologiques : les démocrates conservateurs sont devenus républicains alors que les républicains modérés, voire progressistes, sont devenus démocrates (2). Quant aux indépendants, ce sont souvent des partisans honteux, qui de toute façon n’ont pas d’autre choix qu’un vote binaire : pour l’un des deux partis ou contre l’autre (3). Mais le bipartisme, seul, n’explique pas la polarisation : elle était moindre à une époque pas si lointaine où la politique américaine était organisée de manière tout aussi bipartite.
La tribalisation de l’opinion
La polarisation a des effets qui se vérifient au-delà de l’isoloir. Des visions du monde ( worldviews) différentes se traduisent certes lors des scrutins, mais s’expriment plus quotidienne
ment dans de nombreux domaines : choix des prénoms et éducation des enfants, choix de consommation, alimentation, voiture, musique et, évidemment, cadre de vie (4).
Ce que le journaliste Bill Bishop avait appelé, dès 2008, le « Big Sort », le grand tri : on choisit son quartier en fonction de sa sensibilité politique, qui n’est qu’une manifestation de worldviews différentes (5). Ces choix résidentiels s’effectuent de deux façons : on quitte les endroits où l’on se sent en minorité et on s’installe là où sont nos semblables — notre tribu. Ce qui explique l’homogénéisation culturelle des quartiers « gentrifiés » d’un côté, mais aussi des « gated communities », parfois proches en kilomètres, mais à des années-lumière en matière culturelle. C’est aussi ce qui explique que beaucoup de
Californiens, lassés de vivre dans un État où la mainmise des démocrates est totale, se tournent désormais vers les bastions républicains des Rocheuses (Idaho) et vers le Texas, notamment les banlieues résidentielles prospères de Dallas. Les prix de l’immobilier délirants en Californie contribuent également à ces transferts. Le dynamisme culturel et économique d’Atlanta a quant à lui beaucoup contribué à attirer des Noirs diplômés du supérieur des grandes villes du Nord.
La bifurcation politico-géographique s’opère depuis le début des années 2000 : les démocrates emportent de moins en moins de comtés, mais leur PIB cumulé est toujours croissant, de 45 % en 2000 à 70 % en 2020. Trump emporte 80 % des comtés, mais ils ne pèsent que 30 % du PIB américain (6).
La contre-culture évangélique
Les worldviews reflètent des différences dans la perception des menaces : les républicains sont plus sensibles que les démocrates aux grandes mutations sociétales et démographiques, qu’ils voient comme une forme de déclin, comme une menace existentielle. Ainsi, l’immigration est vécue comme une menace économique et culturelle, de même que la libéralisation des moeurs et les revendications des minorités sexuelles, notamment sanctionnées par la loi et par les arrêts de la Cour suprême.
Malgré une conscience accrue des menaces, les républicains sont nettement moins enclins à voir l’épidémie de COVID19 comme une « menace majeure », et sont plus rétifs à des mesures sanitaires ressenties comme des privations de liberté. Ce qui reflète un rejet de la science et, plus généralement, des élites politiques et intellectuelles, déjà attesté autour de 1800 et dans les années 1920. L’acceptation ou le rejet des changements climatiques comme des discriminations raciales traduisent très bien l’identité partisane.
Le poids d’une croyance considérée comme au moins aussi légitime que la science explique une partie du problème. Religion et religiosité sont conçues comme des refuges, mais, là encore, il convient de préciser : les positions des évangéliques blancs sont en net décalage avec celles du reste du paysage religieux. Contrairement à une idée reçue, l’identité évangélique ne détermine pas le vote républicain — c’est plutôt l’inverse : c’est la politisation conservatrice, exprimée électoralement par le vote républicain (voire un vote républicain plus à droite que la moyenne dans une primaire) qui détermine le choix d’identification évangélique (7). L’identification, voire la pratique, sont donc des formes de résistance culturelle face à une société vue comme en déclin. Il s’agit de protéger une Amérique archétypale menacée de disparaître.
Ce phénomène est limité aux évangéliques blancs : les Noirs sont tout aussi attachés à la place de la Bible et de la foi dans la vie publique, par exemple, mais ils votent démocrate à 80-90 %. La ligne de fracture religieuse est donc surdéterminée par la couleur.
La loyauté intacte des trumpistes
Donald Trump a accentué des divisions préexistantes. L’attaque du Capitole le 6 janvier 2021 a constitué le point d’orgue d’une présidence atypique. Malgré un léger effet repoussoir, l’évènement n’a guère entamé la loyauté des républicains, au-delà de la seule base (8). Si, pour deux tiers des Américains, Trump a eu une attitude irresponsable après l’élection de novembre, deux tiers des républicains pensent le contraire. Environ la moitié des Américains considèrent qu’il porte une forte responsabilité dans les évènements : ils sont très largement démocrates. À l’inverse, 78 % des républicains estiment qu’il n’y est pour rien.
La bifurcation politicogéographique s’opère depuis le début des années 2000 : les démocrates emportent de moins en moins de comtés, mais leur PIB cumulé est toujours croissant, de 45 % en 2000 à 70 % en 2020. Trump emporte 80 % des comtés, mais ils ne pèsent que 30 % du PIB américain.
Les contestations de l’élection de 2020 sont inédites par leur persistance et leur diffusion à la fois dans l’opinion et dans la classe politique.
De même, si 89 % des démocrates sont favorables à la destitution de Trump, 85 % des républicains y sont opposés. Les trumpistes parmi les républicains sont unanimes (92 %) : il doit se représenter en 2024. Les républicains « traditionnels » ne sont que 41 % à être de cet avis. Les mêmes proportions des deux ailes républicaines estiment qu’il a eu raison de contester les résultats de l’élection. Si 6 Américains sur 10 ont confiance dans l’intégrité du système électoral, 6 républicains sur 10 n’ont pas confiance. Parmi les 17 % d’Américains pour qui Trump a « clairement » gagné l’élection, 80 % sont des républicains, et 20 % se disent indépendants. Au total, 34 % des sondés estiment qu’il a remporté l’élection à des degrés divers. Sans surprise, ils sont 32 %, et parmi eux plus de 70 % de républicains, à croire que le résultat de l’élection s’explique par des fraudes « massives ». Le problème politique est profond : près des deux tiers des républicains considèrent toujours Joe Biden comme illégitime, malgré l’échec en justice de tous les recours intentés contre les résultats et l’absence de toute preuve de fraude. Cette situation contraste avec les présidences récentes, mais la tendance apparaît dès 2017. À leur prise de fonction, les présidents Clinton et Bush Jr. avaient respectivement 67 et 65 % d’opinions favorables, comme Biden cette année. Obama était globalement plus populaire (75 %) alors que Trump était historiquement impopulaire (48 %). Le véritable glissement se fait dans le camp adverse : en 1993, 50 % des républicains avaient une opinion favorable de Clinton ; en 2001, 46 % des démocrates laissaient le bénéfice du doute à Bush Jr. Même Obama jouissait de 53 % d’opinions favorables chez les républicains. L’effondrement partisan se vérifie sans surprise sous Trump, avec seulement 17 % d’opinions favorables chez les démocrates lors de son investiture. Biden, lui, ne fait guère mieux : 23 % d’opinions favorables chez les républicains, mais 67 % chez les indépendants, soit plus que Clinton et Bush (64 et 59 %) et moins qu’Obama (75 %) (9). Si la polarisation est indéniable, elle n’est pas généralisée : elle est nettement moindre chez les indépendants, qui représentent un peu plus d’un tiers de l’opinion. Cependant, ils ne sont pas toujours pris en compte, donc pas représentés dans les sondages, ce qui accentue le récit d’une polarisation totale. Ainsi, les cotes d’approbation de Biden comme de Trump sont totalement partisanes. Chaque camp est parfaitement regroupé derrière son champion, malgré le côté peu enthousiasmant de Biden d’un côté et résolument clivant de Trump de l’autre. Les démocrates, qui ne considéraient pas Trump comme légitime (ils sont à l’origine du slogan #NotMyPresident) peuvent difficilement s’attendre à ce que les républicains se montrent plus magnanimes une fois dans l’opposition. La différence fondamentale est que les démocrates n’ont pas contesté le résultat de l’élection de 2016. Ils ont remis en cause l’équité du système du collège électoral et de la représentativité du Sénat, qui avantage les républicains — même si Obama a été élu deux fois et que les démocrates ont réussi à faire élire 59 sénateurs en 2008, malgré les déséquilibres du système. Mais les contestations de l’élection de 2020 sont inédites par leur persistance et leur diffusion à la fois dans l’opinion et dans la classe politique.
La polarisation ne se fait pas seulement entre deux blocs cohérents, démocrates et républicains, mais aussi au sein des partis. Les républicains « traditionnels » ne sont pas réductibles aux trumpistes loyaux [voir l’analyse de F. Heurtebize p. 14]. Une autre ligne de fracture oppose les « Fox News Republicans » (dont la chaîne Fox News est la principale ou seule source d’information) et les « nonFox News Republicans ». L’écosystème médiatique conservateur inclut également les chaînes Newsmax et OANN et les talk-shows radiophoniques, très suivis, auxquels il faut désormais ajouter les réseaux sociaux. Le tout constitue des chambres d’écho où les biais de confirmation sont exacerbés, jusqu’à l’adhésion à des « faits alternatifs » (10).
Les démocrates ne sont pas exempts de divisions [voir le focus de F. Gagnon p. 12]. Les plus audibles pour les médias, sur Twitter, sont un miroir très déformant de l’état de l’opinion démocrate (11). Certains slogans très marqués à gauche (« Defund the Police ») et la revendication
du socialisme passent bien mieux dans les bastions que dans les circonscriptions prises aux républicains en 2018 dans les banlieues de Virginie ou du comté d’Orange en Californie. Selon un sondage NBC de janvier 2021, chaque aile des deux partis (républicains trumpistes et traditionnels, démocrates centristes et de gauche) est à égalité stricte : 17 % des sondés chacun. Aucune faction n’est donc arithmétiquement illégitime (12).
Un système polarisant
Le double impact — sanitaire et économique — du coronavirus a eu un effet de catalyseur, mais il accentue une situation préexistante. La polarisation des appareils, donc de l’offre électorale, est également induite par différentes contraintes du système politique. Le mode de scrutin, majoritaire à un tour, décourage la recomposition du paysage partisan en entités plus petites, mais idéologiquement cohérentes, à gauche comme à droite. Le premier des deux grands partis qui se scinde est condamné à la minorité permanente. Le système des primaires donne aussi une prime aux plus radicaux dans chaque camp, notamment dans leurs bastions. Cette tendance est accentuée par les découpages partisans ( gerrymandering), qui ont précédé la présidence Trump et lui survivront. La conséquence immédiate est une homogénéisation électorale, en écho à l’homogénéisation des lieux de résidence ( Big Sort). Enfin, la médiatisation très binaire des sondages contribue à accentuer la polarisation du climat politique.
La dramatisation à outrance des enjeux par la polarisation affective — on vote pour sauver l’Amérique — a eu une conséquence heureuse en stimulant de façon inédite la participation démocratique, en dépit du contexte sanitaire. En 2018 comme en 2020, la participation a atteint des niveaux records, tant chez les démocrates que chez les républicains. Trump a fait bien mieux en 2020 qu’en 2016 : les démocrates ne doivent pas se laisser griser par le discours d’une large victoire. Par ailleurs, Trump a suscité malgré lui un nombre record de candidatures, notamment de femmes issues des minorités. Là encore, c’est un sursaut démocratique bienvenu, dans l’absolu.
Le principal défi des années Biden est celui d’une réconciliation qui semble très improbable au regard de la radicalisation d’une partie considérable de l’électorat républicain, resté globalement loyal à Trump malgré des défections bruyantes. Le style Trump s’est nourri d’un clivage exacerbé et a catalysé la polarisation affective — la détestation — dans l’opinion. De nombreux élus, soucieux de ne pas insulter l’avenir, vont privilégier une ligne dure à des fins électoralistes. Plus inquiétant, 15 à 20 % des Américains des deux partis estiment que le recours à la violence n’est pas illégitime si leur camp perd une élection nationale (13). Une démocratie peut-elle fonctionner sainement quand une part de la population refuse d’admettre la possibilité même d’une alternance en sa défaveur ?
Le principal défi des années Biden est celui d’une réconciliation qui semble très improbable au regard de la radicalisation d’une partie considérable de l’électorat républicain, resté globalement loyal à Trump malgré des défections bruyantes.