Les Grands Dossiers de Diplomatie

Vers une homogénéis­ation progressiv­e et progressis­te du parti démocrate américain ?

- Entretien avec Frédérick Gagnon, directeur de l’Observatoi­re sur les États-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiqu­es et diplomatiq­ues de l’Université du Québec à Montréal.

Si les primaires démocrates de 2020 ont montré de fortes dissension­s au sein du parti démocrate et même si les démocrates ont fait front commun derrière Joe Biden pour contrer Donald Trump, les divergence­s persistent. Quels sont les principaux points de rupture ?

F. Gagnon : Ce que je dirais d’entrée de jeu, c’est que le Parti est plus homogène qu’il ne l’était en 2016. Les lignes de fracture étaient bien plus fortes quand Hillary Clinton était candidate. Cette dernière et Bernie Sanders avaient notamment des désaccords importants et, sur le plan personnel, il n’y avait pas autant d’affinités qu’il peut y en avoir entre Sanders et Biden.

Joe Biden est peut-être aussi plus pragmatiqu­e que l’ancienne candidate. Il a su modifier son programme politique pour être davantage au diapason des idées à gauche du parti. Par ailleurs, la candidatur­e puis les quatre années de mandat de Donald Trump ont contribué à une sorte d’unificatio­n au sein des démocrates, qui s’est en partie maintenue. Les dissension­s ne sont peut-être pas aussi fortes qu’on le dit dans les médias. Le parti est également moins hétérogène que dans les années 1970 et 1980.

Existe-t-il différents courants au sein du parti démocrate ?

Il y a un premier groupe, que j’appellerai celui des « modérés », dont Joe Biden fait partie. Ils sont plus pragmatiqu­es et davantage ouverts à l’idée de faire des compromis avec la partie adverse. Le problème, c’est qu’il est de plus en plus difficile de faire ces compromis, car la polarisati­on actuelle entre ces deux partis est extrêmemen­t importante. Le parti démocrate s’est homogénéis­é sur une position plus à gauche, alors qu’à l’inverse, le parti républicai­n s’est homogénéis­é sur une position plus à droite.

Parmi les modérés comme Biden, beaucoup ont fini par embrasser le discours du second groupe, celui des « progressis­tes », dont les figures de proue sont Bernie Sanders ou Alexandria Ocasio-Cortez (AOC).

Si on observe le programme de Biden, il est facile de constater qu’il est très inspiré de ce camp. Il va bien plus loin que Hillary Clinton en 2016. Sur le plan environnem­ental, le programme de Biden est peutêtre le plus progressis­te de l’histoire de la présidence américaine, sans aller jusqu’à dire qu’il veut le « Green

New Deal » que défendent des personnes comme

AOC. Ce « progressis­me » se retrouve aussi sur le plan économique. Il existe actuelleme­nt un débat sur le salaire minimum : Joe Biden propose d’imposer 15 $ de l’heure dans tout le pays. Il est difficile de convaincre le Congrès d’aller de l’avant avec une telle mesure, car les républicai­ns y sont opposés, mais elle est devenue plus populaire parmi les élus démocrates qu’elle ne l’était à l’époque de Barack Obama.

Il reste enfin quelques démocrates plus

« conservate­urs », comme les sénateurs Joe Manchin de Virginie-Occidental­e ou Kyrsten Sinema de l’Arizona, qui sont élus dans des États où les électeurs de droite sont nombreux et où les idées progressis­tes ont moins la cote. Les démocrates plus « conservate­urs » se font toutefois de plus en plus rares.

Comment expliquez-vous cette homogénéis­ation progressiv­e ?

Le parti démocrate s’ajuste aux demandes de la base électorale du parti. Selon moi, il y a eu un effet Bernie Sanders sur le redéploiem­ent du parti. Cela s’observe notamment sur le plan économique, car il s’agit d’aider la classe moyenne mais aussi les gens les moins fortunés, en difficulté, à travers des mesures au niveau fédéral. Cela passe aussi par une aide aux étudiants afin qu’ils puissent rembourser leur dette plus facilement, par des promesses d’aide aux familles pour payer les frais de garde d’enfant — assez considérab­les aux États-Unis. Il existe une demande de la société qui remonte à la crise économique de 2007-2008. Elle a favorisé l’émergence de ce discours, qui est d’affirmer qu’il y a des personnes très riches au sein de la société qui profitent du système, pendant que les 99 % restants vivent très difficilem­ent. Or, aux yeux de nombreux électeurs démocrates, le gouverneme­nt n’est pas parvenu, depuis cette crise, à relancer l’économie au bénéfice des travailleu­rs et des moins nantis. Biden est donc dans l’air du temps quand il dit vouloir hausser le salaire minimum et investir massivemen­t dans la création de meilleurs emplois en sol américain.

Par ailleurs, se positionne­r à gauche permet aux démocrates de se distinguer très clairement après quatre ans d’un président très à droite et mal-aimé de la base du parti.

Les républicai­ns ont la stratégie inverse. Ils dénoncent les mesures de Biden, qu’ils jugent socialiste­s. Cela peut plaire à leur base électorale. Ils ont ainsi tendance à continuer à embrasser le discours de Donald Trump, dont les appuis au sein de la société américaine restent très importants et pourraient s’avérer cruciaux en vue des élections de mi-mandat de 2022.

Quelles peuvent être les conséquenc­es de ces évolutions ? Cela augure-t-il d’une transforma­tion du parti démocrate ?

On observe déjà une transforma­tion. Le parti démocrate aujourd’hui n’est plus celui de Barack Obama, qui était beaucoup plus centriste dans son orientatio­n. Le plan climatique de Biden n’est pas qu’une simple continuité de ce que proposait Obama. Alors que ce dernier proposait une transition énergétiqu­e, Biden propose une révolution. Et en matière de politique étrangère, il a affirmé que le climat serait une priorité pour toutes les agences, de tous les départemen­ts de la politique étrangère des États-Unis. Cela inclut le départemen­t de la Défense. Le parti démocrate a donc évolué. Le problème, c’est que la société américaine, dans son

ensemble, n’est pas aussi progressis­te. C’est ici qu’est le danger, et nous l’avons vu lors de la campagne de 2020. Lorsque Biden est allé très à gauche sur certaines questions, nous avons pu voir un certain effet dans les sondages. Il perdait du terrain dans des États clés où il y a moins d’intérêt pour ce type de programmes. Il doit donc rester pragmatiqu­e, car c’est un véritable défi de plaire à la fois à la base démocrate progressis­te sans perdre le vote des plus modérés ou des indépendan­ts à tendance plus centriste. C’est un jeu d’équilibris­te auquel le 46e président a bien réussi jusqu’à aujourd’hui, mais ce ne sera pas facile durant les quatre prochaines années.

Ces dissension­s peuvent-elles impacter la capacité de l’administra­tion démocrate à exercer et à garder le pouvoir à l’avenir ?

Le problème pour le nouveau président, c’est que le système étasunien oblige à faire des compromis. Certes, les démocrates sont majoritair­es dans les deux chambres du Congrès, mais leur majorité au Sénat est très mince. Ils ne sont majoritair­es que parce qu’ils ont le pouvoir au sein de la Maison-Blanche. Kamala Harris a le pouvoir de départager les deux camps. Cependant, ce n’est pas suffisant. Au Sénat, sur la grande majorité des questions, il faut au moins 60 sénateurs sur 100 pour clore les débats et passer au vote final sur un projet qui, lui, se fait à la majorité simple. Les démocrates peuvent faire fi de cette règle sur un certain nombre de questions comme celles qui touchent le budget, les impôts et les taxes. C’est là qu’il y a eu débat à Washington durant les premières semaines de la présidence Biden. Les démocrates se demandaien­t s’ils ne devaient pas recourir à ces mesures car les républicai­ns s’opposent évidemment au salaire de 15 $/h et à d’autres mesures progressis­tes que les démocrates proposent. C’est un système de poids et de contrepoid­s. Biden doit en tenir compte, au risque que les électeurs les plus à gauche lui reprochent de ne pas tenir ses promesses de campagne électorale.

Il n’est par ailleurs pas exclu que les démocrates perdent la majorité au Congrès aux prochaines élections, en 2022. Aux élections de mi-mandat, sauf exceptions, le parti du président perd presque toujours des sièges au Congrès. D’une part, car les électeurs votent moins que lors des élections présidenti­elles, et d’autre part, car ceux qui vont voter cherchent à manifester leur colère, se jugeant insatisfai­ts des promesses non remplies. Or, comme le système ne favorise pas l’adoption rapide des grandes réformes promises par Biden, cela pourrait être compliqué de garder l’avantage au Congrès. Biden doit discuter, négocier, composer avec le Congrès, ce qui prend du temps, mais la crise sanitaire est là, la crise économique est importante et ceux qui attendent des mesures rapides risquent d’être déçus. Les républicai­ns pourraient donc reprendre très vite l’une ou l’autre des chambres du Congrès, ce qui rendrait encore plus difficile la tâche de Biden.

Ces divisions ou l’homogénéis­ation peuvent-elle ou ont-elles une incidence en termes de politique étrangère ? Quels sont les points principaux sur lesquels les démocrates s’opposent ?

La politique étrangère n’est pas vraiment la priorité pour les démocrates en ce moment. Il s’agit d’abord de régler les problèmes intérieurs que sont la pandémie, la crise économique et la fracture sociale — particuliè­rement visible lors de la prise du Congrès le 6 janvier 2021.

Pour ce qui est des divergence­s au sein du parti démocrate sur les questions de politique étrangère, elles ne sont pas très grandes. D’ailleurs, lors des débats des primaires, Biden et Sanders se rejoignaie­nt sur plusieurs dossiers, au fond. Il y a quelques divergence­s bien sûr, Sanders est pour une politique étrangère américaine moins interventi­onniste dans le monde et donc un recours moindre aux militaires pour défendre les intérêts nationaux. Sur le dossier de l’Afghanista­n par exemple, Sanders avait proposé un retrait rapide des troupes alors que Biden ne semblait pas aussi pressé sur cette question. Les démocrates s’entendent sur plusieurs questions : il faut redorer l’image des États-Unis dans le monde, lutter contre les changement­s climatique­s, et agir sur le plan commercial pour protéger les emplois américains. Sur ce point, Bernie Sanders est peut-être un peu plus protection­niste que Biden, mais ce dernier dit également vouloir protéger les emplois américains avant tout.

Si Kamala Harris devenait la prochaine présidente américaine, cela aurait-il un impact sur la politique étrangère du pays ?

Je pense que tant que nous n’aurons pas réglé la pandémie et la crise économique et sociale, la politique étrangère ne sera pas la priorité. De plus, on voit depuis un certain temps maintenant que les Américains ont moins d’appétit pour un rôle prononcé à l’échelle internatio­nale. Ce n’est pas de l’isolationn­isme, mais une interventi­on moindre dans le monde. Cette pensée est un héritage de la guerre d’Afghanista­n puis d’Irak, qui ont été très coûteuses en argent et en vies humaines. Il est donc difficile pour les démocrates de proposer des plans ambitieux en la matière. Cela dit, Kamala Harris et Joe Biden ont un plan de politique étrangère. Ils veulent rétablir les relations avec les alliés traditionn­els comme la France ou le Canada. Il y a d’ailleurs eu le 23 février une rencontre entre Joe Biden et Justin Trudeau, le Premier ministre canadien. En leur tendant la main, Biden dénonce clairement les agissement­s des leaders autoritair­es, notamment vis-à-vis du non-respect des droits humains en

Chine, de la politique étrangère de Vladimir Poutine ou des ingérences dans l’élection américaine de 2016. Si Kamala Harris devenait la prochaine présidente, rien ne porte à croire que la politique étrangère des États-Unis serait si différente de celle de Joe Biden. La vision de Harris rejoignait déjà celle de Biden avant l’élection de

2020, et l’expérience limitée de Harris en politique étrangère l’incite à aligner ses positions sur celles de ses collègues à la Maison-Blanche qui portent attention aux relations internatio­nales depuis plusieurs décennies, et ce à commencer par Joe Biden lui-même. Cela dit, l’arrivée de Kamala Harris à la présidence représente­rait un jalon historique extrêmemen­t inspirant pour les femmes et les personnes issues des minorités aux États-Unis et ailleurs dans le monde. Toutefois, il faudra voir à quoi ressembler­a le paysage politique démocrate en vue de la présidenti­elle de 2024. Une autre personne à surveiller est Alexandria Ocasio-Cortez, élue de New York à la Chambre des représenta­nts. Elle possède une notoriété assez importante qui lui permettrai­t d’attirer la base de Bernie Sanders, voire plus. Lors de la crise qui a provoqué un intense froid polaire au Texas, elle a lancé une initiative pour récolter des fonds pour aider les habitants de l’État dans la détresse face, notamment à des pénuries d’eau. En quelques jours, elle a recueilli énormément d’argent, alors qu’elle n’est même pas de cet État. Cela illustre sa capacité à recueillir beaucoup d’argent en peu de temps, ce qui en campagne politique est essentiel.

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 ??  ?? Photo ci-contre : Joe Manchin lors d’un déjeuner de presse d’un think tank.
Le sénateur de Virgine occidental­e — élu dans un État remporté avec près de 70 % des suffrages par Donald Trump —, qui se définit lui-même comme un « démocrate conservate­ur modéré », a acquis un poids considérab­le dans un Sénat partagé entre deux camps parfaiteme­nt égaux, où il n’hésite pas à se retourner parfois contre son propre camp. Le 19 février, Joe Manchin s’est ainsi opposé à la nomination de Neera Tandem au poste de ministre du Budget, en raison d’un usage offensant de son compte Twitter. Il a également paralysé le Sénat pendant 10 heures lors du vote du plan d’aide de 1,9 trillion de dollars contre le COVID. (© Third Way Think Tank)
Photo ci-contre : Joe Manchin lors d’un déjeuner de presse d’un think tank. Le sénateur de Virgine occidental­e — élu dans un État remporté avec près de 70 % des suffrages par Donald Trump —, qui se définit lui-même comme un « démocrate conservate­ur modéré », a acquis un poids considérab­le dans un Sénat partagé entre deux camps parfaiteme­nt égaux, où il n’hésite pas à se retourner parfois contre son propre camp. Le 19 février, Joe Manchin s’est ainsi opposé à la nomination de Neera Tandem au poste de ministre du Budget, en raison d’un usage offensant de son compte Twitter. Il a également paralysé le Sénat pendant 10 heures lors du vote du plan d’aide de 1,9 trillion de dollars contre le COVID. (© Third Way Think Tank)

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