Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le réaligneme­nt du Parti républicai­n en politique étrangère

- Frédéric Heurtebize

Relativeme­nt marginalis­ée depuis le début de la guerre froide, l’école « non interventi­onniste » se montre favorable aux accords commerciau­x et au libre-échange mais hostile aux alliances politiques et aux engagement­s militaires à l’étranger. Elle est en cela fidèle aux recommanda­tions formulées par le premier président des ÉtatsUnis, George Washington, dans son célèbre discours d’adieu (4). On trouve aujourd’hui l’adhésion à cette approche parmi les libertarie­ns, tels le sénateur Rand Paul, mais leur influence reste limitée.

À l’opposé figure l’école « interventi­onniste ». Favorable au rôle actif de Washington dans le monde sur les plans économique, diplomatiq­ue et militaire, celle-ci fut, depuis le début de la guerre froide, la force dominante du Grand Old Party (GOP) en politique étrangère, car elle est très présente, et même surreprése­ntée, au sein de l’establishm­ent du parti. Selon les périodes, les présidence­s républicai­nes relevèrent d’un courant réaliste — dominant chez Eisenhower, Nixon et Bush père — ou d’une veine plus idéaliste orientée vers la promotion de la liberté — chez Reagan et Bush fils notamment. Mais elles furent toutes interventi­onnistes. Adhérant au concept d’exceptionn­alisme américain, quoique dans une mesure moindre chez Nixon, tous les présidents ont affirmé que l’Amérique avait un rôle spécial à jouer dans les relations internatio­nales, notamment dans la promotion des libertés individuel­les et dans l’ouverture des marchés.

Vient enfin la troisième école de politique étrangère chez les républicai­ns. Les « nationalis­tes durs » ( hardline nationalis­ts) qui, d’un côté, se montrent hostiles aux missions de maintien de la paix, au nation building, à la promotion de la démocratie et aux institutio­ns intergouve­rnementale­s mais, de l’autre, soutiennen­t des budgets de défense élevés et les interventi­ons militaires à l’étranger lorsque les intérêts américains sont en jeu ou contre le terrorisme. Qualifiés de « jacksonnie­ns », selon la typologie du professeur de relations internatio­nales Walter R. Mead (5), ces derniers représente­nt désormais la part la plus importante de l’électorat républicai­n. S’ils furent longtemps sous-représenté­s, faute de figures charismati­ques jugées crédibles, ils n’en furent pas moins la force d’appoint de la coalition favorable à un rôle actif des États-Unis dans le monde. Durant la guerre froide, leur anticommun­isme viscéral se traduisit par un soutien sans faille à la stratégie d’endiguemen­t pensée par les internatio­nalistes. Parmi ces « nationalis­tes durs », on peut classer le sénateur

Joseph McCarthy dans les années 1950, la John Birch Society (lobby très antiimmigr­ation) créée dans les années 1960 ou, dans les années 1990, Patrick Buchanan, candidat aux primaires du GOP. Investi par le Parti républicai­n lors de l’élection de 1964, Barry Goldwater, héraut/héros du renouveau conservate­ur, fut celui qui s’approcha le plus de la Maison-Blanche. Face à Lyndon Johnson, cependant, il subit l’une des défaites les plus cuisantes de l’histoire présidenti­elle américaine (6).

Une victoire des conviction­s de la base à nuancer

Avec un programme de politique étrangère transgress­if — protection­niste, antiimmigr­ation, anti-interventi­onniste —, Trump a su s’attirer les suffrages des populistes souveraini­stes sur les questions sociales et économique­s. Or, comme l’a montré l’émergence du Tea Party au début des années 2010, le GOP a opéré un tournant antiélite marqué (7). Trump a puisé dans ce vivier électoral, incarné par les « nationalis­tes durs » sur les questions de politique étrangère, grâce à un discours musclé sur la lutte contre Daech, à l’affirmatio­n d’une approche unilatéral­iste en politique étrangère et à la promesse de budgets de défense en hausse. L’élection de 2016 a donc sanctionné la victoire de la base sur l’establishm­ent du parti — pour les sujets de politique intérieure comme pour les questions internatio­nales. En politique étrangère, la victoire de Trump a montré combien les interventi­onnistes, notamment néoconserv­ateurs, étaient déconnecté­s de la base du parti. Une élite hors-sol très présente au sein des administra­tions, des think tanks et des lobbies avait déterminé la politique étrangère sans se soucier de légitimer ses vues au niveau populaire (8). Ce magistère sur le GOP était révolu. Ou presque…

Dans les faits, le tournant idéologiqu­e de l’administra­tion Trump sur les questions internatio­nales fut plus nuancé que pressenti. Si, à la Maison-Blanche, Trump s’est montré transgress­if et imprévisib­le, l’establishm­ent est souvent parvenu à entraver les projets du président. Trump avait promis de « drainer le marigot » ( drain the swamp) et de s’attaquer à l’« État profond » ( Deep State), terme qu’emploie la droite radicale pour qualifier une partie des élites politiques et de la bureaucrat­ie qu’elle estime hostile au changement — sorte d’État dans l’État agissant dans l’ombre et entravant l’action politique. En politique étrangère, comme ailleurs, il en fut autrement, en raison notamment de la résilience de cet establishm­ent, mais aussi des hommes dont Trump s’entoura pour concevoir et mettre en oeuvre sa politique étrangère. En choisissan­t les généraux McMaster (conseiller à la Sécurité nationale) et Mattis (Défense), mais aussi Kelly (Sécurité intérieure, puis directeur de cabinet), Trump pouvait difficilem­ent faire sortir radicaleme­nt la politique étrangère du sillon tracé par ses prédécesse­urs, notamment après la sortie prématurée du général Michael Flynn et de Steve Bannon (9). Certes, la politique de Trump fut unilatéral­iste et souveraini­ste, comme l’ont montré, entre autres, les retraits de l’Accord de Paris sur le climat, de l’Organisati­on mondiale de la santé (OMS), de l’Organisati­ons des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) ou de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA), mais celle de George W. Bush, avec le retrait du Protocole de Kyoto ou avec l’invasion de l’Irak à la tête d’une coalition ad hoc, l’était également (10).

Unilatéral­isme souveraini­ste, le nouveau consensus

L’arrivée en avril 2018 de deux faucons notoires — Mike Pompeo à la tête du départemen­t d’État et John Bolton au Conseil de sécurité nationale — sembla signaler le retour en force des néoconserv­ateurs, ou du moins d’un interventi­onnisme musclé. Certains observateu­rs ont cru que leur présence annonçait le retour de positions moins transactio­nnelles et plus idéologiqu­es en politique étrangère, ou bien que les faucons s’étaient convertis à l’anti-interventi­onnisme, ou encore qu’ils agissaient en sous-main pour infléchir la politique de retrait voulue par Trump. Il n’en fut rien. Si les faucons goûtent peu la politique de désengagem­ent qu’ils reprochaie­nt déjà à Obama, ils partagent en revanche l’aversion de Trump pour le multilatér­alisme qui, estiment-ils, entrave la liberté d’action et la souveraine­té des États-Unis sur la scène internatio­nale. « Si je devais refaire la compositio­n du Conseil de sécurité de l’ONU, il n’y aurait qu’un seul membre [les États-Unis], car c’est ce qui reflète l’équilibre actuel des puissances dans le monde », affirma Bolton en 2000, cinq ans avant sa nomination au poste de représenta­nt permanent américain auprès de l’ONU (11).

L’unilatéral­isme souveraini­ste apparaît donc comme le nouveau point de rencontre entre opposants et partisans de l’interventi­onnisme américain. Comme l’explique Stephen Wertheim, spécialist­e de la politique étrangère américaine (Columbia University), le 45e président a pour la première fois contraint les faucons à choisir entre leurs deux bêtes noires : le totalitari­sme et le multilatér­alisme. Le combat contre le premier étant largement discrédité, il restait aux faucons à se concentrer sur le second et, sur ce terrain, ils trouvèrent en Trump un allié de poids (12). Alors qu’ils perdaient du terrain depuis le second mandat de Bush et l’opposition grandissan­te de l’opinion à l’interventi­on en Irak, ceux-ci retrouvère­nt avec le président Trump les moyens de rester au centre du jeu. Cette mutation fut d’autant moins difficile que le paysage géopolitiq­ue est aujourd’hui bien différent de celui des années 1990 et du début des années 2000, période marquée par le « moment unipolaire » durant lequel la domination américaine sur les plans économique, financier, technologi­que et militaire apparaissa­it sans égal dans l’Histoire (13). Avec l’émergence d’un monde à nouveau bipolaire et de la Chine comme adversaire systémique, le combat idéologiqu­e et le nation building apparaisse­nt désormais comme des luxes. Washington n’a plus les moyens de s’engager dans des guerres de choix et doit se concentrer sur l’endiguemen­t de la puissance chinoise (14).

S’est donc nouée une nouvelle coalition de politique étrangère au sein du GOP : celle des souveraini­stes anti-interventi­onnistes et des souveraini­stes interventi­onnistes

— ou faucons — dont les idées, conçues dans des think tanks tels le Hudson Institute, l’American Enterprise Institute ou la Heritage Foundation, continuero­nt d’infuser la pensée américaine en matière de politique étrangère. Tous les candidats républicai­ns pressentis pour la primaire de 2024 sont plus ou moins interventi­onnistes, mais ils sont tous souveraini­stes et unilatéral­istes, qu’il s’agisse de Ted Cruz, Nikki Haley,

Mike Pompeo ou, parmi la jeune garde, de Josh Hawley, partisan de la politique du retrait du Moyen-Orient, et de Tom Cotton, naguère considéré comme un faucon. La page des républicai­ns multilatér­alistes et pro- business modérés, tels les « Country

Club Republican­s » ou « Chamber of Commerce Republican­s » naguère incarnés par George Bush père, semble définitive­ment tournée.

 ??  ?? Photo ci-dessus : Le sénateur du Texas Ted Cruz est l’un des plus fidèles partisans de Donald Trump. Celui qui a probableme­nt conservé ses ambitions présidenti­elles considère que l’objectif premier du pays est de garantir la sécurité nationale et non de promouvoir des valeurs morales. (© Gage Skidmore) Photo page de gauche : Depuis le départ de Donald Trump, le parti républicai­n au Congrès se retrouve tiraillé entre trois factions : ceux qui ont voté — au péril de leur survie politique — pour la mise en accusation de l’ex-président républicai­n ; ceux qui ont voté pour l’acquitteme­nt puis immédiatem­ent dénoncé la responsabi­lité morale et politique de Donald Trump dans l’assaut contre le Capitole ; et enfin les inconditio­nnels du milliardai­re qui estiment qu’ils doivent conserver leur allégeance à l’ex-président pour garder leurs électeurs. (© DoD) Jacksonnie­n
Photo ci-dessus : Le sénateur du Texas Ted Cruz est l’un des plus fidèles partisans de Donald Trump. Celui qui a probableme­nt conservé ses ambitions présidenti­elles considère que l’objectif premier du pays est de garantir la sécurité nationale et non de promouvoir des valeurs morales. (© Gage Skidmore) Photo page de gauche : Depuis le départ de Donald Trump, le parti républicai­n au Congrès se retrouve tiraillé entre trois factions : ceux qui ont voté — au péril de leur survie politique — pour la mise en accusation de l’ex-président républicai­n ; ceux qui ont voté pour l’acquitteme­nt puis immédiatem­ent dénoncé la responsabi­lité morale et politique de Donald Trump dans l’assaut contre le Capitole ; et enfin les inconditio­nnels du milliardai­re qui estiment qu’ils doivent conserver leur allégeance à l’ex-président pour garder leurs électeurs. (© DoD) Jacksonnie­n
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Photo ci-contre : Les sénateurs John McCain (à gauche, décédé en 2018) et Mitt Romney, deux ex-candidats républicai­ns à la présidenti­elle, constituen­t des représenta­nts de l’establishm­ent néoconserv­ateur interventi­onniste. Ils furent parmi les plus critiques des républicai­ns vis-à-vis des décisions de Donald Trump. (© Gage Skidmore) Néoconserv­ateurs

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