Les Grands Dossiers de Diplomatie
Le réalignement du Parti républicain en politique étrangère
Relativement marginalisée depuis le début de la guerre froide, l’école « non interventionniste » se montre favorable aux accords commerciaux et au libre-échange mais hostile aux alliances politiques et aux engagements militaires à l’étranger. Elle est en cela fidèle aux recommandations formulées par le premier président des ÉtatsUnis, George Washington, dans son célèbre discours d’adieu (4). On trouve aujourd’hui l’adhésion à cette approche parmi les libertariens, tels le sénateur Rand Paul, mais leur influence reste limitée.
À l’opposé figure l’école « interventionniste ». Favorable au rôle actif de Washington dans le monde sur les plans économique, diplomatique et militaire, celle-ci fut, depuis le début de la guerre froide, la force dominante du Grand Old Party (GOP) en politique étrangère, car elle est très présente, et même surreprésentée, au sein de l’establishment du parti. Selon les périodes, les présidences républicaines relevèrent d’un courant réaliste — dominant chez Eisenhower, Nixon et Bush père — ou d’une veine plus idéaliste orientée vers la promotion de la liberté — chez Reagan et Bush fils notamment. Mais elles furent toutes interventionnistes. Adhérant au concept d’exceptionnalisme américain, quoique dans une mesure moindre chez Nixon, tous les présidents ont affirmé que l’Amérique avait un rôle spécial à jouer dans les relations internationales, notamment dans la promotion des libertés individuelles et dans l’ouverture des marchés.
Vient enfin la troisième école de politique étrangère chez les républicains. Les « nationalistes durs » ( hardline nationalists) qui, d’un côté, se montrent hostiles aux missions de maintien de la paix, au nation building, à la promotion de la démocratie et aux institutions intergouvernementales mais, de l’autre, soutiennent des budgets de défense élevés et les interventions militaires à l’étranger lorsque les intérêts américains sont en jeu ou contre le terrorisme. Qualifiés de « jacksonniens », selon la typologie du professeur de relations internationales Walter R. Mead (5), ces derniers représentent désormais la part la plus importante de l’électorat républicain. S’ils furent longtemps sous-représentés, faute de figures charismatiques jugées crédibles, ils n’en furent pas moins la force d’appoint de la coalition favorable à un rôle actif des États-Unis dans le monde. Durant la guerre froide, leur anticommunisme viscéral se traduisit par un soutien sans faille à la stratégie d’endiguement pensée par les internationalistes. Parmi ces « nationalistes durs », on peut classer le sénateur
Joseph McCarthy dans les années 1950, la John Birch Society (lobby très antiimmigration) créée dans les années 1960 ou, dans les années 1990, Patrick Buchanan, candidat aux primaires du GOP. Investi par le Parti républicain lors de l’élection de 1964, Barry Goldwater, héraut/héros du renouveau conservateur, fut celui qui s’approcha le plus de la Maison-Blanche. Face à Lyndon Johnson, cependant, il subit l’une des défaites les plus cuisantes de l’histoire présidentielle américaine (6).
Une victoire des convictions de la base à nuancer
Avec un programme de politique étrangère transgressif — protectionniste, antiimmigration, anti-interventionniste —, Trump a su s’attirer les suffrages des populistes souverainistes sur les questions sociales et économiques. Or, comme l’a montré l’émergence du Tea Party au début des années 2010, le GOP a opéré un tournant antiélite marqué (7). Trump a puisé dans ce vivier électoral, incarné par les « nationalistes durs » sur les questions de politique étrangère, grâce à un discours musclé sur la lutte contre Daech, à l’affirmation d’une approche unilatéraliste en politique étrangère et à la promesse de budgets de défense en hausse. L’élection de 2016 a donc sanctionné la victoire de la base sur l’establishment du parti — pour les sujets de politique intérieure comme pour les questions internationales. En politique étrangère, la victoire de Trump a montré combien les interventionnistes, notamment néoconservateurs, étaient déconnectés de la base du parti. Une élite hors-sol très présente au sein des administrations, des think tanks et des lobbies avait déterminé la politique étrangère sans se soucier de légitimer ses vues au niveau populaire (8). Ce magistère sur le GOP était révolu. Ou presque…
Dans les faits, le tournant idéologique de l’administration Trump sur les questions internationales fut plus nuancé que pressenti. Si, à la Maison-Blanche, Trump s’est montré transgressif et imprévisible, l’establishment est souvent parvenu à entraver les projets du président. Trump avait promis de « drainer le marigot » ( drain the swamp) et de s’attaquer à l’« État profond » ( Deep State), terme qu’emploie la droite radicale pour qualifier une partie des élites politiques et de la bureaucratie qu’elle estime hostile au changement — sorte d’État dans l’État agissant dans l’ombre et entravant l’action politique. En politique étrangère, comme ailleurs, il en fut autrement, en raison notamment de la résilience de cet establishment, mais aussi des hommes dont Trump s’entoura pour concevoir et mettre en oeuvre sa politique étrangère. En choisissant les généraux McMaster (conseiller à la Sécurité nationale) et Mattis (Défense), mais aussi Kelly (Sécurité intérieure, puis directeur de cabinet), Trump pouvait difficilement faire sortir radicalement la politique étrangère du sillon tracé par ses prédécesseurs, notamment après la sortie prématurée du général Michael Flynn et de Steve Bannon (9). Certes, la politique de Trump fut unilatéraliste et souverainiste, comme l’ont montré, entre autres, les retraits de l’Accord de Paris sur le climat, de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), de l’Organisations des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture (Unesco) ou de l’accord sur le nucléaire iranien (JCPOA), mais celle de George W. Bush, avec le retrait du Protocole de Kyoto ou avec l’invasion de l’Irak à la tête d’une coalition ad hoc, l’était également (10).
Unilatéralisme souverainiste, le nouveau consensus
L’arrivée en avril 2018 de deux faucons notoires — Mike Pompeo à la tête du département d’État et John Bolton au Conseil de sécurité nationale — sembla signaler le retour en force des néoconservateurs, ou du moins d’un interventionnisme musclé. Certains observateurs ont cru que leur présence annonçait le retour de positions moins transactionnelles et plus idéologiques en politique étrangère, ou bien que les faucons s’étaient convertis à l’anti-interventionnisme, ou encore qu’ils agissaient en sous-main pour infléchir la politique de retrait voulue par Trump. Il n’en fut rien. Si les faucons goûtent peu la politique de désengagement qu’ils reprochaient déjà à Obama, ils partagent en revanche l’aversion de Trump pour le multilatéralisme qui, estiment-ils, entrave la liberté d’action et la souveraineté des États-Unis sur la scène internationale. « Si je devais refaire la composition du Conseil de sécurité de l’ONU, il n’y aurait qu’un seul membre [les États-Unis], car c’est ce qui reflète l’équilibre actuel des puissances dans le monde », affirma Bolton en 2000, cinq ans avant sa nomination au poste de représentant permanent américain auprès de l’ONU (11).
L’unilatéralisme souverainiste apparaît donc comme le nouveau point de rencontre entre opposants et partisans de l’interventionnisme américain. Comme l’explique Stephen Wertheim, spécialiste de la politique étrangère américaine (Columbia University), le 45e président a pour la première fois contraint les faucons à choisir entre leurs deux bêtes noires : le totalitarisme et le multilatéralisme. Le combat contre le premier étant largement discrédité, il restait aux faucons à se concentrer sur le second et, sur ce terrain, ils trouvèrent en Trump un allié de poids (12). Alors qu’ils perdaient du terrain depuis le second mandat de Bush et l’opposition grandissante de l’opinion à l’intervention en Irak, ceux-ci retrouvèrent avec le président Trump les moyens de rester au centre du jeu. Cette mutation fut d’autant moins difficile que le paysage géopolitique est aujourd’hui bien différent de celui des années 1990 et du début des années 2000, période marquée par le « moment unipolaire » durant lequel la domination américaine sur les plans économique, financier, technologique et militaire apparaissait sans égal dans l’Histoire (13). Avec l’émergence d’un monde à nouveau bipolaire et de la Chine comme adversaire systémique, le combat idéologique et le nation building apparaissent désormais comme des luxes. Washington n’a plus les moyens de s’engager dans des guerres de choix et doit se concentrer sur l’endiguement de la puissance chinoise (14).
S’est donc nouée une nouvelle coalition de politique étrangère au sein du GOP : celle des souverainistes anti-interventionnistes et des souverainistes interventionnistes
— ou faucons — dont les idées, conçues dans des think tanks tels le Hudson Institute, l’American Enterprise Institute ou la Heritage Foundation, continueront d’infuser la pensée américaine en matière de politique étrangère. Tous les candidats républicains pressentis pour la primaire de 2024 sont plus ou moins interventionnistes, mais ils sont tous souverainistes et unilatéralistes, qu’il s’agisse de Ted Cruz, Nikki Haley,
Mike Pompeo ou, parmi la jeune garde, de Josh Hawley, partisan de la politique du retrait du Moyen-Orient, et de Tom Cotton, naguère considéré comme un faucon. La page des républicains multilatéralistes et pro- business modérés, tels les « Country
Club Republicans » ou « Chamber of Commerce Republicans » naguère incarnés par George Bush père, semble définitivement tournée.