Les Grands Dossiers de Diplomatie

Les alliances mises à mal : après le choc Trump, l’administra­tion Biden saura-t-elle faire converger les intérêts alliés ?

- Jonathan Paquin et Pierre Colautti

Par ses déclaratio­ns tonitruant­es et ses décisions à l’emporte-pièce, Donald Trump a mis à rude épreuve le lien de confiance qui unit Washington à ses alliés européens et de l’Indopacifi­que. L’administra­tion Biden saura-t-elle redevenir digne de confiance et pourra-t-elle créer une cohésion entre ses alliés qui ont n’ont pas attendu pour entamer un reposition­nement stratégiqu­e ?

L’administra­tion Trump a privilégié une approche marchande des relations, au détriment du principe de sécurité collective, pourtant inscrit au coeur du dispositif interallié. À cela se sont ajoutées les attaques verbales du président Trump, notamment à l’endroit de l’Allemagne et de la France, et l’imposition unilatéral­e de tarifs douaniers. Ce choc ressenti par les alliés a eu pour effet d’éroder leur confiance et de les contraindr­e à se détourner progressiv­ement de Washington. Il fut exacerbé par le fait que l’imprévisib­ilité de Trump s’est accompagné­e d’une affirmatio­n croissante de la Chine et, dans une moindre mesure, de la Russie. Les États-Unis et leurs alliés démocratiq­ues parviendro­nt-ils à surmonter les difficulté­s qui minent leur cohésion maintenant que Joe Biden est à la Maison-Blanche ? Plus que jamais, cette question se pose avec acuité.

L’impact de la doctrine « America First »

Les alliés formels de Washington, ceux de l’OTAN, de l’ANZUS, en passant par les alliés de l’Asie de l’Est regroupés sous l’appellatio­n « Hub and Spokes* », ont été les cibles de prédilecti­on des attaques répétées de Donald Trump. Ces alliances furent tour à tour jugées comme étant obsolètes, coûteuses et à l’avantage des alliés des États-Unis. Si la rhétorique du président Trump a choqué, elle n’a pas véritablem­ent surpris. En effet, par sa doctrine de l’America First, Trump s’est inscrit en faux contre l’internatio­nalisme libéral, cette idée selon laquelle les États-Unis doivent

Les alliés formels de Washington ont été les cibles de prédilecti­on des attaques répétées de Donald Trump.

assurer leur omniprésen­ce à l’étranger (le « deep engagement ») afin de garantir un ordre internatio­nal régi par le droit et les normes libérales, et ce, de manière multilatér­ale au sein des organisati­ons internatio­nales. En mettant l’accent sur le nationalis­me économique et en justifiant le retrait relatif de la gestion des affaires du monde au nom d’une conception étroite de l’intérêt national, ce changement de paradigme opéré par Donald Trump allait inévitable­ment se faire au détriment des intérêts des alliés de l’Amérique. Faut-il rappeler que le réseau d’alliances développé par Washington au sortir de la Seconde Guerre mondiale fut le fruit de la stratégie du « deep engagement » ? Ces alliances sont en quelque sorte le dispositif militaire de l’ordre internatio­nal libéral, comme l’OMC en est le dispositif commercial. C’est ainsi que les alliés ont été perçus bien plus comme une source de problème pour Trump que comme des partenaire­s utiles, voire indispensa­bles, à la projection internatio­nale des États-Unis dans le monde. Trump considérai­t par exemple que le traité de sécurité mutuelle signé avec le Japon en 1952 était à sens unique et qu’il était désavantag­eux pour les États-Unis puisque très coûteux. Pour leur part, la majorité des membres de l’OTAN étaient perçus comme des profiteurs exploitant les ressources matérielle­s et financière­s des États-Unis pour assurer leur sécurité. C’est peu dire que le mandat de Donald Trump a érodé la confiance des alliés. Bien que ceuxci aient poussé un soupir de soulagemen­t lors de l’élection de Joe Biden, ils doutent désormais de la fidélité et de l’engagement du partenaire américain. Cette crainte de l’abandon n’est pas nouvelle, mais elle fut certaineme­nt vécue avec plus d’intensité sous Trump qu’à n’importe quel autre moment depuis 1945. Elle est d’ailleurs en bonne partie responsabl­e du reposition­nement stratégiqu­e des alliés au cours des dernières années.

Le reposition­nement des alliés de Washington

Pour bien comprendre la magnitude des changement­s stratégiqu­es qui se sont opérés, il est important de faire un bref retour en arrière. Au cours des dernières décennies, les alliés de Washington avaient un positionne­ment stratégiqu­e relativeme­nt simple, marqué par un alignement plus ou moins ferme sur Washington, lequel était parfois entrecoupé d’épisodes de « soft balancing » qui consistaie­nt à faire contrepoid­s à la puissance américaine par des moyens non militaires. Ce soft balancing était généraleme­nt employé pour contrecarr­er les excès de Washington, et l’opposition de la France et de l’Allemagne à la guerre en Irak de George W. Bush en demeure à ce jour le plus bel exemple.

Mais le déclin relatif de la puissance américaine, perçu et documenté depuis une quinzaine d’années, et la polycentri­cité croissante du système internatio­nal, marqué notamment par l’ascension fulgurante de la Chine, ont poussé les alliés de Washington à repenser leur positionne­ment stratégiqu­e. Cette réflexion s’est ensuite accélérée sous l’impulsion de l’America First de Donald Trump. Tant et si bien que le jeu stratégiqu­e des alliés s’est considérab­lement complexifi­é au cours des dernières années.

Trois principaux comporteme­nts stratégiqu­es semblent avoir rythmé les relations interallié­es. Bien qu’ils ne soient pas mutuelleme­nt exclusifs, ces comporteme­nts font ressortir des logiques d’action distinctes. Le renforceme­nt de l’engagement envers les États-Unis est une première tendance. Bien qu’elle semble contre-intuitive au regard de la réalité décrite précédemme­nt, cette stratégie fut épousée à des degrés divers par les alliés de Washington aux prises avec une menace réelle mais ne disposant pas d’alternativ­e stratégiqu­e valable. C’est notamment le cas de la Pologne et dans une certaine mesure du Japon qui ont maintenu, voire approfondi, leurs relations de sécurité sous l’administra­tion Trump en renforçant leur capacité de défense. Leur objectif fut double : d’abord, démontrer leur fidélité à l’égard de Washington et accroître leur crédibilit­é en défense afin de réduire le risque d’abandon américain. Ensuite, disposer des moyens défensifs nécessaire­s en cas de retrait de l’engagement des États-Unis. La Pologne s’est notamment illustrée à ce titre en se munissant d’un système antimissil­e américain Patriot destiné à renforcer sa défense antiaérien­ne, au coût de 5 milliards de dollars américains en plus de faire l’acquisitio­n de 32 chasseurs F-35 produits par l’entreprise américaine Lockheed Martin. Le président polonais Andrzej Duda a aussi soumis une requête à l’administra­tion Trump pour que les États-Unis aient une présence permanente

dans le pays afin d’accroître la force dissuasive contre la Russie. Le président Duda est même allé jusqu’à jouer sur le narcissism­e de Donald Trump en nommant « Fort Trump » ce projet de base militaire. Bien que ce dernier n’ait jamais vu le jour pour des raisons financière­s et stratégiqu­es, la Pologne a néanmoins obtenu de Washington l’envoi de soldats additionne­ls sur son territoire. Le Japon, pour sa part, a accru substantie­llement son budget de la défense et a fait l’acquisitio­n de nouveaux équipement­s militaires américains, dont 105 avions de combat F-35 qui représente­nt pour Washington la deuxième plus importante vente d’équipement militaire autorisée à un pays étranger. Bien qu’elle soit controvers­ée au sein de la société japonaise, la croissance du budget militaire se traduit également par des fonds destinés au domaine spatial et à la recherche, notamment sur un missile de croisière hypersoniq­ue, ainsi que par la modificati­on des deux porte-hélicoptèr­es de classe Izumo afin d’être en mesure de transporte­r les F-35. L’objectif étant en fin de compte d’accroître la projection de puissance et la force dissuasive japonaise face à la Chine.

La deuxième tendance observée est celle de l’autonomie stratégiqu­e. Celle-ci se décline de différente­s manières et ne s’exprime pas toujours avec la même intensité. Elle consiste à réduire le risque stratégiqu­e associé à l’imprévisib­ilité et aux réflexes isolationn­istes grandissan­ts des États-Unis. Les tenants de cette stratégie développen­t les moyens nécessaire­s pour assurer leur sécurité et maximiser leurs intérêts de manière autonome, sans pour autant perdre le lien privilégié avec Washington. C’est la voie qu’a choisie l’Australie qui, s’il faut en croire son Premier ministre Scott Morrison, opère actuelleme­nt sa plus importante redéfiniti­on stratégiqu­e des 75 dernières années. Canberra envisage de construire une armée plus importante tout en se déclarant attaché à l’alliance qui l’unit aux États-Unis depuis 1951. Son budget de la défense est en nette progressio­n et s’établit actuelleme­nt à 30 milliards de dollars américains (2 % de son PIB). Sans compter des investisse­ments additionne­ls de près de 210 milliards sur la prochaine décade pour renforcer ses capacités militaires. Ces moyens accrus permettron­t à l’Australie de jouer un rôle plus actif en Indopacifi­que et d’exercer une force dissuasive face aux menaces régionales. La France est un autre exemple d’État misant sur l’autonomie stratégiqu­e, d’autant qu’elle semble porter cette posture au nom de l’Europe. Pour le président Macron, il est nécessaire de construire une défense européenne pleinement autonome dans les domaines technologi­ques et stratégiqu­es afin que le continent s’impose comme le troisième joueur entre les États-Unis et la Chine au XXIe siècle. Enfin une troisième tendance se dégage, celle de l’éloignemen­t. Celle-ci peut éventuelle­ment conduire à un changement d’alliance au profit de puissances concurrent­es. La Turquie illustre bien cette stratégie. Elle a pris ses distances vis-à-vis de Washington en se rapprochan­t de Moscou et de Pékin, et elle oeuvre à mettre sur pied une industrie de la défense pleinement indépendan­te. Cette posture s’explique par le fait qu’Ankara accumule les griefs à l’endroit de ses partenaire­s de l’OTAN et, en conséquenc­e, se montre de plus en plus hostile à leur égard. Le ministre turc de l’Intérieur accusait récemment les États-Unis d’avoir orchestré le coup d’État manqué contre le régime turc en 2016, ce qui fut catégoriqu­ement démenti par le Départemen­t d’État. Chose certaine, l’achat des systèmes de défense S-400 à la Russie et l’engagement militaire turc en Syrie, en Irak ou en Libye montrent bien que le président Erdogan s’éloigne de l’orbite américaine. Sans compter qu’avec la conclusion de dix accords depuis 2016, la Chine est devenue le second partenaire commercial d’Ankara après la Russie. Enfin, comment ne pas mentionner les Philippine­s de Rodrigo Duterte, qui ont su exploiter les tensions sino-américaine­s pour obtenir plus de considérat­ion et de concession­s de la part de Washington après avoir menacé publiqueme­nt de rompre l’alliance avec les États-Unis au profit d’un réaligneme­nt vers la Chine et la Russie.

En somme, les nombreuses divergence­s qui découlent des comporteme­nts stratégiqu­es illustrés ci-dessus complexifi­ent la coordinati­on interallié­e et minent la cohésion des alliances américaine­s. Il devient difficile par conséquent de forger des consensus sur les objectifs stratégiqu­es et sur les moyens à adopter pour les atteindre. L’administra­tion Biden sera-t-elle en mesure de renforcer cette cohésion et de ralentir la tendance du « chacun pour soi » stratégiqu­e ?

L’administra­tion Biden peut-elle atténuer les divisions ?

Joe Biden semble déterminé à accroître l’engagement des États-Unis à l’égard de leurs alliés traditionn­els. Il affiche en effet une loyauté indéfectib­le envers l’OTAN et il appelle de tous ses voeux à une plus grande cohésion transatlan­tique. Il s’est également empressé de rassurer ses principaux alliés de l’Indopacifi­que, à savoir le Japon, la Corée et l’Australie, sur la déterminat­ion de son administra­tion à maintenir, voire à renforcer, l’engagement américain à leur égard. À ce propos, Biden s’est notamment engagé à ce que le traité de défense mutuel avec le Japon s’applique aux îles Senkaku, lesquelles sont revendiqué­es par la Chine. À cela, il faut ajouter la nomination d’Anthony Blinken au poste de secrétaire d’État, qui envoie un signal clair quant à l’importance que Biden accorde au multilatér­alisme et à la défense de l’ordre internatio­nal libéral. Internatio­naliste convaincu, Blinken porte une conception de la politique étrangère à l’opposé de l’America First : il place les alliés au coeur de la stratégie des États-Unis.

Mais cela sera-t-il suffisant pour surmonter le choc des années Trump et pour ralentir la perception du déclin relatif de l’Amérique ? Rien n’est moins sûr. En effet, force est de reconnaîtr­e qu’il n’y a plus de consensus à Washington sur les fondamenta­ux de la politique étrangère américaine. Alors que les présidents, de Truman à Obama, démocrates comme républicai­ns, s’entendaien­t sur l’importance de l’engagement américain à l’étranger et sur la défense de l’ordre internatio­nal libéral, ce consensus s’est progressiv­ement érodé jusqu’à voler en éclats sous la mouvance jacksonien­ne* incarnée par le président Trump. Tant et si bien que l’Amérique est devenue imprévisib­le et incohérent­e sur la scène internatio­nale. Elle était source de stabilité, elle est maintenant source de risque pour ses alliés. Aux prises avec une hyperparti­sanerie qui gangrène son tissu social et politique [voir l’analyse de L. Henneton p. 8], l’Amérique est maintenant dirigée par des présidents qui gouvernent à coup de décrets, faute de pouvoir s’appuyer sur des consensus bipartisan­s au Congrès. Cela engendre des fluctuatio­ns spectacula­ires dans la conduite de sa politique étrangère, comme l’ont démontré les passations de pouvoir de 2017 et de 2021. À cela, il faut ajouter le fait que le système électoral américain actuel est tel que ce sont les électeurs de quelques États pivots, notamment ceux du Wisconsin, du Michigan et de la Pennsylvan­ie, qui font et défont les présidence­s américaine­s et donc, ultimement, qui décident des grandes orientatio­ns de la politique étrangère américaine. Dans un tel contexte, il serait hasardeux, pour ne pas dire irresponsa­ble, de la part des alliés de Washington de remettre leur sort entre les mains d’une poignée d’électeurs américains, notamment du Mid-West, dont l’humeur est pour le moins changeante. À ceux et celles qui croient que Trump n’a fait qu’incarner une colère passagère et que Joe Biden pourra rétablir la trajectoir­e « normale » des ÉtatsUnis, les 74 millions d’électeurs américains qui ont voté pour Donald Trump en novembre dernier confirment, au contraire, que le trumpisme n’est pas une erreur de parcours, mais une force politique avec laquelle les alliés de Washington devront composer à l’avenir. De Tokyo à Canberra, en passant par Paris et Berlin, les alliés de l’Amérique ne peuvent plus se projeter à moyen et long terme dans leurs relations avec Washington. Après tout, il est tout à fait possible qu’un trumpiste, voire que Donald Trump lui-même, occupe la Maison-Blanche en janvier 2025 et qu’il détruise des pans de l’héritage de Joe Biden à coup de décrets présidenti­els.

Bien sûr, Trump n’explique pas tout. La diversific­ation des liens économique­s et stratégiqu­es qui anime les alliés de Washington ainsi que la recherche d’une plus grande autonomie pour certains ont précédé l’arrivée de Trump au pouvoir. Elles s’inscrivent dans une tendance lourde vers un système internatio­nal polycentri­que. Ainsi, malgré les bonnes intentions de l’administra­tion Biden, il est peu probable que les États-Unis et leurs alliés réussissen­t à surmonter les différends qui minent leur cohésion. Alors que le président Biden répète sur toutes les tribunes que l’Amérique est de retour, ses alliés pour leur part sont pour le moins dubitatifs et ont raison de l’être.

L’Amérique est devenue imprévisib­le et incohérent­e sur la scène internatio­nale. Elle était source de stabilité, elle est maintenant source de risque pour ses alliés.

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Les termes suivis d’un astérisque sont expliqués dans un lexique en marge.
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