Les Grands Dossiers de Diplomatie
Les alliances mises à mal : après le choc Trump, l’administration Biden saura-t-elle faire converger les intérêts alliés ?
Par ses déclarations tonitruantes et ses décisions à l’emporte-pièce, Donald Trump a mis à rude épreuve le lien de confiance qui unit Washington à ses alliés européens et de l’Indopacifique. L’administration Biden saura-t-elle redevenir digne de confiance et pourra-t-elle créer une cohésion entre ses alliés qui ont n’ont pas attendu pour entamer un repositionnement stratégique ?
L’administration Trump a privilégié une approche marchande des relations, au détriment du principe de sécurité collective, pourtant inscrit au coeur du dispositif interallié. À cela se sont ajoutées les attaques verbales du président Trump, notamment à l’endroit de l’Allemagne et de la France, et l’imposition unilatérale de tarifs douaniers. Ce choc ressenti par les alliés a eu pour effet d’éroder leur confiance et de les contraindre à se détourner progressivement de Washington. Il fut exacerbé par le fait que l’imprévisibilité de Trump s’est accompagnée d’une affirmation croissante de la Chine et, dans une moindre mesure, de la Russie. Les États-Unis et leurs alliés démocratiques parviendront-ils à surmonter les difficultés qui minent leur cohésion maintenant que Joe Biden est à la Maison-Blanche ? Plus que jamais, cette question se pose avec acuité.
L’impact de la doctrine « America First »
Les alliés formels de Washington, ceux de l’OTAN, de l’ANZUS, en passant par les alliés de l’Asie de l’Est regroupés sous l’appellation « Hub and Spokes* », ont été les cibles de prédilection des attaques répétées de Donald Trump. Ces alliances furent tour à tour jugées comme étant obsolètes, coûteuses et à l’avantage des alliés des États-Unis. Si la rhétorique du président Trump a choqué, elle n’a pas véritablement surpris. En effet, par sa doctrine de l’America First, Trump s’est inscrit en faux contre l’internationalisme libéral, cette idée selon laquelle les États-Unis doivent
Les alliés formels de Washington ont été les cibles de prédilection des attaques répétées de Donald Trump.
assurer leur omniprésence à l’étranger (le « deep engagement ») afin de garantir un ordre international régi par le droit et les normes libérales, et ce, de manière multilatérale au sein des organisations internationales. En mettant l’accent sur le nationalisme économique et en justifiant le retrait relatif de la gestion des affaires du monde au nom d’une conception étroite de l’intérêt national, ce changement de paradigme opéré par Donald Trump allait inévitablement se faire au détriment des intérêts des alliés de l’Amérique. Faut-il rappeler que le réseau d’alliances développé par Washington au sortir de la Seconde Guerre mondiale fut le fruit de la stratégie du « deep engagement » ? Ces alliances sont en quelque sorte le dispositif militaire de l’ordre international libéral, comme l’OMC en est le dispositif commercial. C’est ainsi que les alliés ont été perçus bien plus comme une source de problème pour Trump que comme des partenaires utiles, voire indispensables, à la projection internationale des États-Unis dans le monde. Trump considérait par exemple que le traité de sécurité mutuelle signé avec le Japon en 1952 était à sens unique et qu’il était désavantageux pour les États-Unis puisque très coûteux. Pour leur part, la majorité des membres de l’OTAN étaient perçus comme des profiteurs exploitant les ressources matérielles et financières des États-Unis pour assurer leur sécurité. C’est peu dire que le mandat de Donald Trump a érodé la confiance des alliés. Bien que ceuxci aient poussé un soupir de soulagement lors de l’élection de Joe Biden, ils doutent désormais de la fidélité et de l’engagement du partenaire américain. Cette crainte de l’abandon n’est pas nouvelle, mais elle fut certainement vécue avec plus d’intensité sous Trump qu’à n’importe quel autre moment depuis 1945. Elle est d’ailleurs en bonne partie responsable du repositionnement stratégique des alliés au cours des dernières années.
Le repositionnement des alliés de Washington
Pour bien comprendre la magnitude des changements stratégiques qui se sont opérés, il est important de faire un bref retour en arrière. Au cours des dernières décennies, les alliés de Washington avaient un positionnement stratégique relativement simple, marqué par un alignement plus ou moins ferme sur Washington, lequel était parfois entrecoupé d’épisodes de « soft balancing » qui consistaient à faire contrepoids à la puissance américaine par des moyens non militaires. Ce soft balancing était généralement employé pour contrecarrer les excès de Washington, et l’opposition de la France et de l’Allemagne à la guerre en Irak de George W. Bush en demeure à ce jour le plus bel exemple.
Mais le déclin relatif de la puissance américaine, perçu et documenté depuis une quinzaine d’années, et la polycentricité croissante du système international, marqué notamment par l’ascension fulgurante de la Chine, ont poussé les alliés de Washington à repenser leur positionnement stratégique. Cette réflexion s’est ensuite accélérée sous l’impulsion de l’America First de Donald Trump. Tant et si bien que le jeu stratégique des alliés s’est considérablement complexifié au cours des dernières années.
Trois principaux comportements stratégiques semblent avoir rythmé les relations interalliées. Bien qu’ils ne soient pas mutuellement exclusifs, ces comportements font ressortir des logiques d’action distinctes. Le renforcement de l’engagement envers les États-Unis est une première tendance. Bien qu’elle semble contre-intuitive au regard de la réalité décrite précédemment, cette stratégie fut épousée à des degrés divers par les alliés de Washington aux prises avec une menace réelle mais ne disposant pas d’alternative stratégique valable. C’est notamment le cas de la Pologne et dans une certaine mesure du Japon qui ont maintenu, voire approfondi, leurs relations de sécurité sous l’administration Trump en renforçant leur capacité de défense. Leur objectif fut double : d’abord, démontrer leur fidélité à l’égard de Washington et accroître leur crédibilité en défense afin de réduire le risque d’abandon américain. Ensuite, disposer des moyens défensifs nécessaires en cas de retrait de l’engagement des États-Unis. La Pologne s’est notamment illustrée à ce titre en se munissant d’un système antimissile américain Patriot destiné à renforcer sa défense antiaérienne, au coût de 5 milliards de dollars américains en plus de faire l’acquisition de 32 chasseurs F-35 produits par l’entreprise américaine Lockheed Martin. Le président polonais Andrzej Duda a aussi soumis une requête à l’administration Trump pour que les États-Unis aient une présence permanente
dans le pays afin d’accroître la force dissuasive contre la Russie. Le président Duda est même allé jusqu’à jouer sur le narcissisme de Donald Trump en nommant « Fort Trump » ce projet de base militaire. Bien que ce dernier n’ait jamais vu le jour pour des raisons financières et stratégiques, la Pologne a néanmoins obtenu de Washington l’envoi de soldats additionnels sur son territoire. Le Japon, pour sa part, a accru substantiellement son budget de la défense et a fait l’acquisition de nouveaux équipements militaires américains, dont 105 avions de combat F-35 qui représentent pour Washington la deuxième plus importante vente d’équipement militaire autorisée à un pays étranger. Bien qu’elle soit controversée au sein de la société japonaise, la croissance du budget militaire se traduit également par des fonds destinés au domaine spatial et à la recherche, notamment sur un missile de croisière hypersonique, ainsi que par la modification des deux porte-hélicoptères de classe Izumo afin d’être en mesure de transporter les F-35. L’objectif étant en fin de compte d’accroître la projection de puissance et la force dissuasive japonaise face à la Chine.
La deuxième tendance observée est celle de l’autonomie stratégique. Celle-ci se décline de différentes manières et ne s’exprime pas toujours avec la même intensité. Elle consiste à réduire le risque stratégique associé à l’imprévisibilité et aux réflexes isolationnistes grandissants des États-Unis. Les tenants de cette stratégie développent les moyens nécessaires pour assurer leur sécurité et maximiser leurs intérêts de manière autonome, sans pour autant perdre le lien privilégié avec Washington. C’est la voie qu’a choisie l’Australie qui, s’il faut en croire son Premier ministre Scott Morrison, opère actuellement sa plus importante redéfinition stratégique des 75 dernières années. Canberra envisage de construire une armée plus importante tout en se déclarant attaché à l’alliance qui l’unit aux États-Unis depuis 1951. Son budget de la défense est en nette progression et s’établit actuellement à 30 milliards de dollars américains (2 % de son PIB). Sans compter des investissements additionnels de près de 210 milliards sur la prochaine décade pour renforcer ses capacités militaires. Ces moyens accrus permettront à l’Australie de jouer un rôle plus actif en Indopacifique et d’exercer une force dissuasive face aux menaces régionales. La France est un autre exemple d’État misant sur l’autonomie stratégique, d’autant qu’elle semble porter cette posture au nom de l’Europe. Pour le président Macron, il est nécessaire de construire une défense européenne pleinement autonome dans les domaines technologiques et stratégiques afin que le continent s’impose comme le troisième joueur entre les États-Unis et la Chine au XXIe siècle. Enfin une troisième tendance se dégage, celle de l’éloignement. Celle-ci peut éventuellement conduire à un changement d’alliance au profit de puissances concurrentes. La Turquie illustre bien cette stratégie. Elle a pris ses distances vis-à-vis de Washington en se rapprochant de Moscou et de Pékin, et elle oeuvre à mettre sur pied une industrie de la défense pleinement indépendante. Cette posture s’explique par le fait qu’Ankara accumule les griefs à l’endroit de ses partenaires de l’OTAN et, en conséquence, se montre de plus en plus hostile à leur égard. Le ministre turc de l’Intérieur accusait récemment les États-Unis d’avoir orchestré le coup d’État manqué contre le régime turc en 2016, ce qui fut catégoriquement démenti par le Département d’État. Chose certaine, l’achat des systèmes de défense S-400 à la Russie et l’engagement militaire turc en Syrie, en Irak ou en Libye montrent bien que le président Erdogan s’éloigne de l’orbite américaine. Sans compter qu’avec la conclusion de dix accords depuis 2016, la Chine est devenue le second partenaire commercial d’Ankara après la Russie. Enfin, comment ne pas mentionner les Philippines de Rodrigo Duterte, qui ont su exploiter les tensions sino-américaines pour obtenir plus de considération et de concessions de la part de Washington après avoir menacé publiquement de rompre l’alliance avec les États-Unis au profit d’un réalignement vers la Chine et la Russie.
En somme, les nombreuses divergences qui découlent des comportements stratégiques illustrés ci-dessus complexifient la coordination interalliée et minent la cohésion des alliances américaines. Il devient difficile par conséquent de forger des consensus sur les objectifs stratégiques et sur les moyens à adopter pour les atteindre. L’administration Biden sera-t-elle en mesure de renforcer cette cohésion et de ralentir la tendance du « chacun pour soi » stratégique ?
L’administration Biden peut-elle atténuer les divisions ?
Joe Biden semble déterminé à accroître l’engagement des États-Unis à l’égard de leurs alliés traditionnels. Il affiche en effet une loyauté indéfectible envers l’OTAN et il appelle de tous ses voeux à une plus grande cohésion transatlantique. Il s’est également empressé de rassurer ses principaux alliés de l’Indopacifique, à savoir le Japon, la Corée et l’Australie, sur la détermination de son administration à maintenir, voire à renforcer, l’engagement américain à leur égard. À ce propos, Biden s’est notamment engagé à ce que le traité de défense mutuel avec le Japon s’applique aux îles Senkaku, lesquelles sont revendiquées par la Chine. À cela, il faut ajouter la nomination d’Anthony Blinken au poste de secrétaire d’État, qui envoie un signal clair quant à l’importance que Biden accorde au multilatéralisme et à la défense de l’ordre international libéral. Internationaliste convaincu, Blinken porte une conception de la politique étrangère à l’opposé de l’America First : il place les alliés au coeur de la stratégie des États-Unis.
Mais cela sera-t-il suffisant pour surmonter le choc des années Trump et pour ralentir la perception du déclin relatif de l’Amérique ? Rien n’est moins sûr. En effet, force est de reconnaître qu’il n’y a plus de consensus à Washington sur les fondamentaux de la politique étrangère américaine. Alors que les présidents, de Truman à Obama, démocrates comme républicains, s’entendaient sur l’importance de l’engagement américain à l’étranger et sur la défense de l’ordre international libéral, ce consensus s’est progressivement érodé jusqu’à voler en éclats sous la mouvance jacksonienne* incarnée par le président Trump. Tant et si bien que l’Amérique est devenue imprévisible et incohérente sur la scène internationale. Elle était source de stabilité, elle est maintenant source de risque pour ses alliés. Aux prises avec une hyperpartisanerie qui gangrène son tissu social et politique [voir l’analyse de L. Henneton p. 8], l’Amérique est maintenant dirigée par des présidents qui gouvernent à coup de décrets, faute de pouvoir s’appuyer sur des consensus bipartisans au Congrès. Cela engendre des fluctuations spectaculaires dans la conduite de sa politique étrangère, comme l’ont démontré les passations de pouvoir de 2017 et de 2021. À cela, il faut ajouter le fait que le système électoral américain actuel est tel que ce sont les électeurs de quelques États pivots, notamment ceux du Wisconsin, du Michigan et de la Pennsylvanie, qui font et défont les présidences américaines et donc, ultimement, qui décident des grandes orientations de la politique étrangère américaine. Dans un tel contexte, il serait hasardeux, pour ne pas dire irresponsable, de la part des alliés de Washington de remettre leur sort entre les mains d’une poignée d’électeurs américains, notamment du Mid-West, dont l’humeur est pour le moins changeante. À ceux et celles qui croient que Trump n’a fait qu’incarner une colère passagère et que Joe Biden pourra rétablir la trajectoire « normale » des ÉtatsUnis, les 74 millions d’électeurs américains qui ont voté pour Donald Trump en novembre dernier confirment, au contraire, que le trumpisme n’est pas une erreur de parcours, mais une force politique avec laquelle les alliés de Washington devront composer à l’avenir. De Tokyo à Canberra, en passant par Paris et Berlin, les alliés de l’Amérique ne peuvent plus se projeter à moyen et long terme dans leurs relations avec Washington. Après tout, il est tout à fait possible qu’un trumpiste, voire que Donald Trump lui-même, occupe la Maison-Blanche en janvier 2025 et qu’il détruise des pans de l’héritage de Joe Biden à coup de décrets présidentiels.
Bien sûr, Trump n’explique pas tout. La diversification des liens économiques et stratégiques qui anime les alliés de Washington ainsi que la recherche d’une plus grande autonomie pour certains ont précédé l’arrivée de Trump au pouvoir. Elles s’inscrivent dans une tendance lourde vers un système international polycentrique. Ainsi, malgré les bonnes intentions de l’administration Biden, il est peu probable que les États-Unis et leurs alliés réussissent à surmonter les différends qui minent leur cohésion. Alors que le président Biden répète sur toutes les tribunes que l’Amérique est de retour, ses alliés pour leur part sont pour le moins dubitatifs et ont raison de l’être.
L’Amérique est devenue imprévisible et incohérente sur la scène internationale. Elle était source de stabilité, elle est maintenant source de risque pour ses alliés.