Les Grands Dossiers de Diplomatie

Quelles perspectiv­es pour les relations entre Washington et Moscou ?

- Par Emmanuel Dreyfus, chercheur Russie à l’Institut de recherche stratégiqu­e de l’École militaire (IRSEM).

Parmi les nombreux dossiers internatio­naux de la nouvelle administra­tion Biden, la gestion des rapports avec la Russie et l’éventuelle définition d’une nouvelle relation avec celle-ci constituen­t un enjeu de taille. Doit-on s’attendre à une dégradatio­n ou à une améliorati­on des relations bilatérale­s ?

Déjà fortement fragilisée­s sous le deuxième mandat de Barack Obama, les relations entre Washington et Moscou atteignent, sous l’administra­tion Trump, leur plus bas niveau depuis le début des années 1980. C’est donc dans un contexte américano-russe très dégradé que l’administra­tion Biden fait ses débuts, et rien ne permet pour l’heure d’envisager une quelconque améliorati­on. Du côté américain, plusieurs éléments tenant tant du legs des années précédente­s, les sanctions notamment, que des positions très fermes à l’égard de la Russie prises durant la campagne par le candidat Biden suggèrent que la mise en oeuvre d’une politique d’ouverture n’est aucunement à l’ordre du jour. Du côté russe, le durcisseme­nt du régime sur la scène intérieure et le maintien d’une politique assertive dans l’espace postsoviét­ique et au-delà montrent que Moscou continue de privilégie­r ce qui lui semble être ses intérêts aux dépens d’une nouvelle dynamique avec les pays occidentau­x en général, et les États-Unis en particulie­r. Dans ce contexte, envisager un « reset » semblable à celui mis en place durant le premier mandat du président Barack Obama paraît foncièreme­nt illusoire. Toutefois, plusieurs importants axes de coopératio­n existent, et c’est autour de ces axes qu’une nouvelle dynamique pourrait être insufflée.

Une politique étrangère russe jugée agressive

Trois grands ensembles de raisons permettent d’appréhende­r la dégradatio­n de la relation américano-russe survenue ces dernières années. Elle est la conséquenc­e d’une politique étrangère russe perçue comme étant de plus en plus agressive, de l’ingérence de Moscou dans la campagne présidenti­elle de 2016 — jugée à Washington comme une attaque directe contre

la démocratie américaine — et, de façon corollaire, la prise en otage de la question russe dans l’antagonism­e opposant l’administra­tion Trump et le camp démocrate.

Le retour à une politique de puissance par la Russie ne date pas de 2014. Annoncée par Vladimir Poutine dès son arrivée au pouvoir en 1999, elle s’était notamment illustrée, au cours des années 2000, par une multiplica­tion des initiative­s visant à renforcer l’influence russe dans l’espace postsoviét­ique, le conflit russo-géorgien de l’été 2008, et le lancement d’une ambitieuse réforme des forces armées à la fin des années 2000, afin que Moscou dispose d’un outil militaire à la hauteur de ses ambitions. Pour autant, la crise ukrainienn­e, ouverte en mars 2014 par l’annexion de la Crimée puis par la déstabilis­ation du Donbass, amorce la plus grave crise dans les relations entre la Russie et l’Occident depuis la fin de la guerre froide.

Contenue jusqu’alors à l’espace postsoviét­ique, la politique de puissance de la Russie s’étend désormais à des théâtres plus lointains : à la faveur de son interventi­on en Syrie, celle-ci renforce ses relations avec plusieurs pays du Moyen-Orient, et conteste politiquem­ent, diplomatiq­uement et militairem­ent ce qui était jusqu’alors la suprématie américaine dans la région. Elle parvient également à reprendre pied dans plusieurs pays d’Afrique subsaharie­nne grâce à sa « diplomatie de défense », vente d’armes et sociétés militaires privées notamment. Au plus fort de la crise opposant Caracas et Washington à la suite de l’élection présidenti­elle vénézuélie­nne de 2018, elle a multiplié les démonstrat­ions de soutien au régime Maduro, y compris en dépêchant des bombardier­s stratégiqu­es au large du Vénézuéla. Ces dernières années, elle est également parvenue à fragiliser les alliances existant entre les États-Unis et certains de ses partenaire­s historique­s, comme la Turquie, en développan­t avec Ankara une importante coopératio­n politique et opérationn­elle sur le terrain syrien ainsi qu’une relation d’armement, portant notamment sur la vente de systèmes de défense antiaérien­ne S-400. Cette mise en oeuvre d’une politique de puissance entrant en contradict­ion avec les intérêts américains dans plusieurs régions du monde, associée à un renforceme­nt de la convergenc­e entre Moscou et Pékin, dans le domaine de la défense notamment, explique pourquoi Washington désigne désormais Moscou, dans sa dernière Stratégie de défense nationale publiée en 2018, comme un « compétiteu­r stratégiqu­e » (1).

L’ingérence russe au coeur des débats

Avec les allégation­s d’ingérence russe dans l’élection présidenti­elle américaine de 2016, l’antagonism­e change de dimension, puisque Moscou est désormais accusé d’intrusion directe dans les affaires intérieure­s américaine­s. Au-delà de la réalité de cette ingérence, que le rapport du procureur spécial Robert Mueller (2), publié au printemps 2019, établit formelleme­nt, c’est peut-être davantage sa portée considérab­le dans le débat public américain que l’histoire retiendra. Comme l’indiquait déjà en 2017 Antony Blinken, nouveau secrétaire d’État de l’administra­tion Biden, « nous sommes désormais obnubilés par ce que la Russie a fait ou n’a pas fait durant les élections, par les collusions avec Moscou qui ont eu lieu ou pas durant la campagne. C’est devenu le principal sujet de discussion dans notre pays, à tel point qu’il devient difficile d’avancer sur d’autres sujets qui ont aussi leur importance (3) ».

En dépit de cette omniprésen­ce sous la présidence Trump, l’une des caractéris­tiques de la question russe est que, plus qu’un objet de politique étrangère, elle devient plutôt l’un des principaux terrains d’affronteme­nt entre le camp démocrate et le président Trump, les premiers critiquant le second tant pour ses réfutation­s régulières de l’ingérence russe que, plus généraleme­nt, pour l’ambivalenc­e de son positionne­ment vis-à-vis de la Russie. C’est essentiell­ement cette prise en otage de la question russe qui explique la surenchère des sanctions américaine­s prises à l’égard de la Russie, et principale­ment votées par le Congrès (4).

Aucune concession, mais des points de convergenc­e

Quelques semaines après l’alternance à la Maison-Blanche, rien ne permet d’escompter un nouveau départ dans les relations américano-russes. Du côté américain tout d’abord, si Joe Biden, avait joué, en tant que vice-président de Barack Obama, un rôle majeur dans le « reset », il s’est montré, sous la présidence Trump, comme l’un des dirigeants démocrates les plus virulents à l’égard de Moscou et, en comparaiso­n du programme des autres candidats, le sien était de loin le plus ferme

Au-delà de la réalité de l’ingérence russe dans l’élection présidenti­elle américaine de 2016, que le rapport du procureur spécial Robert Mueller établit formelleme­nt, c’est peut-être davantage sa portée considérab­le dans le débat public américain que l’histoire retiendra.

vis-à-vis de la Russie, appelant notamment à un renforceme­nt du rôle de l’OTAN sur le flanc est et, plus généraleme­nt, du lien transatlan­tique. Les récentes déclaratio­ns du président Biden, consécutiv­es à sa première discussion, depuis son arrivée à la Maison-Blanche, avec son homologue russe, laissent peu de doutes quant aux intentions de son administra­tion vis-à-vis de la Russie : « J’ai clairement indiqué au président Poutine que contrairem­ent à la situation prévalant sous mon prédécesse­ur, la période où les États-Unis demeuraien­t silencieux face aux actions agressives de la Russie, aux ingérences dans nos élections, aux attaques cyber et à l’empoisonne­ment de nos citoyens était révolue. (5) »

Ainsi, les propos tenus fin janvier par Richard Mills, chargé d’affaires américain à l’ONU, et appelant à un retrait des mercenaire­s russes de Libye, tranchent singulière­ment avec le silence de l’administra­tion Trump sur la présence russe en Libye, et illustrent ce changement de posture. Du côté de Moscou, l’actualité de ces derniers mois — soutien au régime Loukachenk­o fragilisé par une contestati­on sans précédent, renforceme­nt significat­if de l’influence russe dans le Caucase du Sud suite à l’accord de cessez-le-feu au Haut-Karabagh signé en novembre dernier, vague de répression­s ayant suivi le retour d’Alexeï Navalny à Moscou en janvier —, constitue autant d’éléments confirmant que le régime russe n’a pour l’heure en rien renoncé à sa politique, répressive sur plan domestique et assertive à l’étranger.

Si la relance de la relation politique entre Washington et Moscou n’est pas d’actualité, c’est autour de plusieurs dossiers techniques que celle-ci pourrait être alimentée, et éventuelle­ment reconstrui­te dans les temps à venir. On rappellera tout d’abord que l’établissem­ent de coopératio­ns sur des sujets d’intérêts communs entre Moscou et Washington dans un contexte pourtant marqué par une très nette hostilité entre les deux s’est déjà vu dans le passé, par exemple l’ouverture de négociatio­ns, sous Brejnev et Reagan, ayant finalement abouti à la signature du Traité sur les forces nucléaires intermédia­ires (traité FNI) en 1987. Le « reset » de 2010-2012 avait pour sa part également permis de nombreuses avancées sur plusieurs sujets d’intérêt majeur pour les deux pays, comme le traité New Start, le lancement des négociatio­ns sur le nucléaire iranien ayant abouti à la signature du Joint Comprehens­ive Plan of Action (JCPOA) en 2015, ou encore des accords bilatéraux pour faciliter le retrait américain d’Afghanista­n. À l’instar des coopératio­ns engagées à la fin des années 1970 à la suite de la crise des euromissil­es, et de celles développée­s dans le cadre du « reset », c’est bien dans le domaine de la maîtrise des armements que la coopératio­n entre la nouvelle administra­tion Biden et Moscou pourrait s’avérer fructueuse. La reconducti­on — in extremis — du traité New Start pour une période de cinq ans, fin janvier, constitue un élément positif et propice à une relance du dialogue bilatéral en la matière, dont tant Moscou et Washington s’accordent à dire qu’elle est indispensa­ble, particuliè­rement après que le traité FNI est devenu caduc en 2019. La relance du JCPOA, mise à mal par les sanctions imposées par l’administra­tion Trump au régime iranien et, en réponse, la reprise du programme d’enrichisse­ment d’uranium par Téhéran, constitue une autre opportunit­é majeure de coopératio­n entre Moscou et Washington.

À l’heure actuelle, les perspectiv­es d’un nouveau départ dans la relation bilatérale sont limitées et, au vu des nombreux sujets de dissension existant entre Moscou et Washington, qu’ils concernent la dénonciati­on par les États-Unis des actions du Kremlin sur la scène intérieure russe ou le renforceme­nt de l’influence russe dans son étranger proche et au-delà, et de la posture affichée de l’administra­tion Biden — après tout, celle-ci est composée de très nombreux « staffers » démocrates considéran­t que la Russie est à l’origine de l’échec de leur candidat en 2016 —, c’est plutôt à une dégradatio­n de la relation que l’on pourrait s’attendre. On peut toutefois escompter une politique américaine vis-à-vis de la Russie plus cohérente, car procédant désormais d’un consensus, et non plus d’une opposition, entre les branches exécutive et législativ­e du pouvoir américain. Pour reprendre les mots de William Burns, nouveau directeur de la CIA nommé par le président Biden et fin connaisseu­r du dossier russe dans la mesure où il fut ambassadeu­r des ÉtatsUnis à Moscou entre 2005 et 2008, « le chemin vers la Russie sera semé d’embûches avant de devenir plus praticable. Nous devons le prendre sans illusions, en ayant conscience des intérêts et des sensibilit­és russes et en ne faisant aucune concession sur nos valeurs et sur ce qui fait notre force (6) ».

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En partenaria­t avec l’Institut de recherche stratégiqu­e de l’École militaire
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