Les Grands Dossiers de Diplomatie

Restaurer et réformer : la vision de Joe Biden pour la relation transatlan­tique

- Par Martin Quencez, chercheur et directeur adjoint du German Marshall Fund à Paris.

Le 20 janvier 2021, la présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, se réjouissai­t de voir arriver « un ami à la Maison-Blanche ». Alors qu’il entame sa présidence, Joe Biden apparaît en effet comme un transatlan­tiste convaincu, bien décidé à travailler étroitemen­t avec les partenaire­s traditionn­els des États-Unis.

Le programme de politique étrangère de l’administra­tion Biden est d’abord conçu comme une réaction à Donald Trump et à son hostilité vis-à-vis des alliances. Le président démocrate souhaite réaffirmer le leadership américain au sein des organisati­ons multilatér­ales et renforcer la coopératio­n avec les pays partageant les mêmes valeurs et les mêmes intérêts. Dans son premier discours de politique étrangère, il affirmait : « les alliances sont le principal atout des ÉtatsUnis » (1).

Marquée par quatre années conflictue­lles durant la présidence Trump, la relation transatlan­tique présente un défi particulie­r à cette nouvelle administra­tion américaine. Il s’agira à la fois de restaurer la confiance avec les alliés et de réformer le partenaria­t transatlan­tique pour mieux répondre aux menaces et priorités stratégiqu­es définies par les États-Unis. Pour Washington, il faudra dès lors articuler deux ambitions distinctes : refermer la parenthèse Trump et faire évoluer la coopératio­n avec les Européens malgré les déséquilib­res et désaccords structurel­s de la relation transatlan­tique.

Répondre à une crise de confiance

La priorité de Joe Biden, aussi bien en politique intérieure qu’à l’internatio­nal, est de démanteler l’héritage de son prédécesse­ur. Commentant ses premières mesures à la Maison-Blanche, le président Biden s’est engagé à « défaire les dégâts causés par Donald Trump ». La relation transatlan­tique et l’Union européenne (UE) furent parmi les cibles privilégié­es du président républicai­n : abusant selon lui de la naïveté américaine, considérés comme des adversaire­s commerciau­x et parfois même idéologiqu­es, les partenaire­s européens représenta­ient aux yeux de Donald Trump des alliés injustes et ingrats.

En Europe, ses quatre années au pouvoir ont largement entaché la confiance dans l’allié américain. Les démocrates sont conscients que cette crise dépasse d’ailleurs la personnali­té même du président. Comme l’indique Ben Rhodes, ancien conseiller adjoint à la Sécurité nationale de Barack Obama, « ayant vu les Américains élire quelqu’un comme Donald Trump une fois, les leaders et peuples étrangers se demandent si les États-Unis peuvent le faire à nouveau » (2).

La première réponse de l’administra­tion Biden est de réinstaure­r de la normalité dans la relation avec l’Europe. Joe Biden a beaucoup interagi avec les alliés européens, à la fois durant ses années au Sénat où il a présidé la commission des Affaires étrangères, et en tant que vice-président des États-Unis de 2009 à 2017. Sa connaissan­ce personnell­e des enjeux transatlan­tiques est un atout pour rassurer les partenaire­s. Cela passe également par le choix de son équipe. Les premières nomination­s au sein de son administra­tion offrent des positions clés à des figures bien connues des diplomates européens : Jake Sullivan, Anthony Blinken, John Kerry ou encore Victoria Nuland, parmi d’autres [voir p. 34]. Ces interlocut­eurs sont censés apporter profession­nalisme et prédictibi­lité dans la politique étrangère des États-Unis.

Par ailleurs, la crise de confiance demande une évolution rhétorique. Après des années de déclaratio­ns brutales et d’hostilité ouverte, le discours porté par l’administra­tion Biden se voudra plus diplomatiq­ue, voire consensuel. Les garanties de sécurité, symbolisée­s notamment par l’article 5 du traité de l’Atlantique

Nord, sont réaffirmée­s, alors que l’idée d’une « guerre commercial­e » est abandonnée. Joe Biden rejette tout particuliè­rement l’approche transactio­nnelle de son prédécesse­ur, et insiste au contraire sur les principes de solidarité entre les alliés : « l’alliance transatlan­tique dépasse les dollars et les centimes ; l’engagement des États-Unis est sacré, pas transactio­nnel » (3).

L’action du président Biden vis-à-vis de l’Europe sera donc marquée par l’idée de réparer et restaurer le partenaria­t transatlan­tique. Son administra­tion doit mettre en place un « reset » (une réinitiali­sation), terme révélateur du niveau de défiance qui s’était développé. À court terme, c’est même une des priorités de la Maison-Blanche. Dès 2021, plusieurs rencontres et sommets doivent incarner ce retour des États-Unis dans son rôle de leader de l’Alliance.

Un « pivot vers l’Europe » comme levier de sa politique internatio­nale

Si le président Biden compte réinvestir rapidement dans la relation transatlan­tique, c’est d’abord parce qu’une coopératio­n apaisée avec les Européens est une condition du succès de son programme de politique étrangère.

La vision de l’administra­tion démocrate se distingue de celle de Donald Trump d’abord par sa hiérarchie des menaces, l’importance qu’elle accorde aux valeurs démocratiq­ues et son approche de la diplomatie (4).

En plus de la compétitio­n avec la Chine, les enjeux transnatio­naux — et le réchauffem­ent climatique en premier lieu — sont considérés comme les principaux défis à la sécurité américaine. La lutte contre la corruption, la gouvernanc­e du numérique, ou encore la promotion des droits de l’homme, sont également mis en avant par une politique progressis­te.

Ces nouvelles priorités s’accompagne­nt d’un discours

normatif assumé. Les coalitions que Joe Biden souhaite constituer pour répondre aux défis du XXIe siècle se définissen­t par le partage de valeurs libérales et démocratiq­ues communes. Souhaitant aligner ses principes de politique intérieure et de politique étrangère, l’administra­tion Biden souhaite lutter contre le déclin de ces valeurs, aussi bien aux États-Unis et chez leurs alliés que dans le reste du monde.

Enfin, les démocrates mettent l’accent sur le besoin de renforcer les moyens diplomatiq­ues des États-Unis, souvent délaissés par Donald Trump au profit des outils militaires. Ce rééquilibr­age, déjà pensé durant la présidence Obama, passera notamment par une augmentati­on des fonds d’aide au développem­ent, un réengageme­nt au sein des organisati­ons multilatér­ales et l’établissem­ent de normes internatio­nales.

Tous ces principes ont pour conséquenc­e de rendre l’allié européen essentiel à la mise en oeuvre du programme de Joe Biden. La communauté de valeurs promue par le nouveau président américain place l’Europe au coeur de son projet. La priorité donnée à la lutte contre le réchauffem­ent climatique et aux menaces transnatio­nales fait également de l’UE le principal partenaire de l’administra­tion démocrate. Alors qu’elles restent un acteur secondaire de la coopératio­n militaire, les institutio­ns européenne­s ont en effet tout à gagner à voir la relation transatlan­tique se recentrer autour de nouvelles priorités : les prérogativ­es de la Commission dans ces domaines la rendent indispensa­ble à l’élaboratio­n d’initiative­s ambitieuse­s. Ainsi, la victoire de Joe Biden pourrait bien donner aux alliés européens de nouveaux leviers d’influence à Washington. La réforme du partenaria­t transatlan­tique est une occasion de rééquilibr­er la relation entre les deux côtés de l’Atlantique.

Ce « pivot » vers l’Europe n’est pas sans contrepart­ie. Il s’accompagne­ra d’attentes particuliè­rement élevées de l’administra­tion Biden qui cherche à obtenir des Européens un soutien politique et économique à son programme. La pression sera d’autant plus importante qu’il faudra des résultats rapides. Face à la Chine, les Américains souhaitent voir leurs alliés plus offensifs : qu’il s’agisse de limiter les investisse­ments chinois dans les infrastruc­tures critiques européenne­s, de réduire la dépendance aux technologi­es chinoises, ou de condamner publiqueme­nt les violations des droits de l’homme en Chine, des actions européenne­s claires sont attendues. À l’échelle internatio­nale, les alliés ont également un rôle à jouer dans la compétitio­n entre Washington et Pékin, comme l’a défendu Kurt Campbell, le nouveau coordinate­ur pour l’Indopacifi­que au

Conseil de sécurité nationale de la Maison-Blanche (5). La présence militaire européenne — principale­ment française et britanniqu­e — en Indopacifi­que continuera d’avoir une valeur symbolique importante aux yeux des Américains. Washington encourager­a également l’idée d’une meilleure coordinati­on des politiques d’aide au développem­ent, afin d’offrir des alternativ­es aux pays qui se voient proposer des investisse­ments chinois importants, notamment en Afrique.

Pour l’administra­tion Biden, les difficulté­s risquent d’émerger lorsque les politiques européenne­s et américaine­s divergeron­t sur ces questions. Comme l’a récemment illustré la signature de l’accord global UE-Chine sur les investisse­ments, les tensions et désaccords ne manqueront pas. Joe Biden devra alors composer avec des objectifs apparemmen­t discordant­s : rassurer les alliés européens marqués par les années Trump, tout en augmentant la pression pour qu’ils s’alignent davantage sur les priorités américaine­s. Entre les courants « restaurati­onniste » (souhaitant revenir à l’approche pré-Donald Trump) et réformiste (préférant tracer une nouvelle voie) (6), l’administra­tion Biden devra trouver le bon équilibre.

Le risque d’un retour au business as usual

Cette ambition réformatri­ce exigera une vraie dose de créativité pour faire évoluer une relation transatlan­tique qui semble souvent s’être arrêtée sur les schémas qui prévalaien­t au lendemain de la guerre froide (7).

Les deux mandats de Barack Obama peuvent servir de mise en garde : porté par la volonté d’adapter la politique étrangère des États-Unis et les alliances aux grands défis du siècle, il avait fini déçu et même frustré par l’attitude des partenaire­s européens qu’il jugeait incapables de prendre leurs responsabi­lités (8). Alors que la quasi-totalité des membres de l’administra­tion Biden a participé aux deux administra­tions Obama, il doivent désormais montrer qu’ils sauront éviter les mêmes écueils.

Dans le cas contraire, il est probable que Washington placera la relation transatlan­tique dans une forme de pilotage automatiqu­e. Contrairem­ent à Donald Trump, Joe Biden ne remettra pas en cause l’engagement américain dans la sécurité de l’Europe et dans l’OTAN, mais il continuera de demander aux Européens un plus grand partage du fardeau. La possibilit­é d’un traité de libre-échange, dossier toxique aux États-Unis comme en Europe, sera diplomatiq­uement mise de côté, tandis que la coopératio­n sur les dossiers stratégiqu­es de la Chine, du climat et du numérique restera limitée du fait d’intérêts économique­s et industriel­s différents.

Enfin, la réussite de la vision de Joe Biden pour la relation transatlan­tique dépendra largement des décisions prises par les Européens. La Commission européenne a décrit l’arrivée de ce nouveau président comme « une opportunit­é qui ne se présente qu’une fois par génération » (9). Il ne reste qu’à la saisir.

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 ??  ?? Photo ci-dessus : Constructi­on du gazoduc NordStream — qui doit relier la Russie à l’Allemagne — dans la mer Baltique. Lors de sa première visite à Bruxelles en mars 2021, le secrétaire d’État américain Anthony Blinken a répété, à son arrivée au siège de l’OTAN, l’opposition des États-Unis au projet NordStream­2, le qualifiant de « mauvaise idée pour l’Europe ». Les États-Unis ont appelé « toutes les entités impliquées » dans le projet — réalisé à 97 % — à se désengager « immédiatem­ent » sous peine de sanctions des États-Unis. Berlin a rejeté cette demande qui passe mal, même au sein de l’Union européenne. (© Shuttersto­ck)
Photo ci-dessus : Constructi­on du gazoduc NordStream — qui doit relier la Russie à l’Allemagne — dans la mer Baltique. Lors de sa première visite à Bruxelles en mars 2021, le secrétaire d’État américain Anthony Blinken a répété, à son arrivée au siège de l’OTAN, l’opposition des États-Unis au projet NordStream­2, le qualifiant de « mauvaise idée pour l’Europe ». Les États-Unis ont appelé « toutes les entités impliquées » dans le projet — réalisé à 97 % — à se désengager « immédiatem­ent » sous peine de sanctions des États-Unis. Berlin a rejeté cette demande qui passe mal, même au sein de l’Union européenne. (© Shuttersto­ck)

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