Les Grands Dossiers de Diplomatie
Fluctuatio et continuationem : la politique iranienne des États-Unis
Avant même que Donald Trump n’entre en fonction en 2016, de nombreux observateurs annonçaient une rupture majeure et sans précédent dans les relations irano-américaines (1). À peine Joe Biden élu en 2020, les « bookmakers » pronostiquent un autre virage à 180° (2). Pour le célèbre stratégiste Edward Luttwak, la politique iranienne de Washington est à l’image de la politique étrangère américaine : fondamentalement contradictoire (3). De prime abord, elle peut donner l’impression de naviguer sans boussole sur une route sinueuse et incohérente, changeant de cap tous les quatre ans, tantôt à tribord tantôt à bâbord. Or, en dépit des oscillations de surface qui la caractérisent indéniablement, cette politique iranienne est bien plus constante qu’il n’y paraît. L’analyse des approches adoptées par les différentes administrations qui se sont succédé à Washington entre 1977 et 2020 tend à montrer que, malgré les changements de rythme et l’alternance conjoncturelle de périodes de refroidissement et de rapprochement, la politique de la Maison-Blanche vis-à-vis de la République islamique est, dans une large mesure, caractérisée par une logique pérenne et cohérente d’un point de vue géopolitique.
Quarante ans de « négociation-neutralisation »
Depuis la révolution islamique et le fracassant divorce de 1979, Washington poursuit une stratégie de « récupération » se traduisant par un jeu « à deux vitesses ». D’un côté, il s’agit de réengager la République islamique d’Iran à travers le dialogue et une certaine forme de marchandage économique, diplomatique et militaire. De l’autre, il s’agit de limiter sa capacité de nuisance sur la scène régionale et d’éviter qu’elle ne gravite vers les puissances eurasiatiques. Soufflant alternativement le chaud et le froid, les différentes administrations américaines qui se sont suivies à la MaisonBlanche depuis 42 ans ont toutes composé autour de cette partition géopolitique et sa logique binaire de « négociation-neutralisation » (4). Une partition jouée comme un morceau de free jazz improvisé autour d’un refrain de base et décliné par des changements de tempo et d’orchestration.
L’erreur fréquente consiste à confondre le fond (relativement pérenne) et la forme de la politique américaine vis-à-vis de Téhéran qui, seule, change véritablement au gré des variations de style des différentes administrations. Les démocrates favorisent généralement la manière douce, le dialogue, la concertation et les approches multilatérales — sans toutefois jamais entièrement renoncer à l’usage de la contrainte. Les républicains, eux, privilégient la manière forte, l’intimidation et l’unilatéralisme sans jamais abandonner l’idée de ramener les Iraniens à la table des négociations. Au-delà des changements de ton, toutes les administrations ont pratiqué cette politique de « fermeté-ouverture » et de « négociation-neutralisation » — que l’on retrouve à des degrés divers dans la doctrine Carter, dans la posture plus ou moins intransigeante de Reagan et des Bush (père et fils) ou dans les approches plus
« soft » mais non moins ambiguës de Clinton ou d’Obama. Sous les administrations républicaines, le couple irano-américain s’est adonné à une « valse-hésitation » à quatre temps — deux pas en avant, un pas de côté et un en arrière — qui, au rythme des cycles de crispations et des périodes de fugaces rapprochements, n’en a pas fini de tenir en haleine le reste de la communauté internationale. La présidence Clinton a balancé entre le dual containement de son premier mandat (politique en vigueur de 1993 à 1997, qui visait à contenir simultanément l’Iran et l’Irak, considérés tous les deux comme des menaces pour les intérêts américains) et l’offensive de charme du second (5). Souvent décrite comme un nouveau chapitre dans les relations irano-américaines, l’approche d’Obama alternant la politique de la main tendue et la pression diplomatique s’inscrit, elle aussi, dans la logique transactionnelle « à deux vitesses » des autres présidences (6).
Trump et Biden : des différences de formes plus que de fond
En apparence, la politique de « pression maximale » de Donald Trump peut, à bien des égards, donner le sentiment de rompre avec cette logique binaire poursuivie par Carter, Reagan, Bush ou Obama. C’est d’ailleurs la thèse popularisée par les médias et reprise par nombre de commentateurs (7). De fait, le trumpisme a indéniablement imprimé un ton plus hostile à la relation bilatérale, attesté par la rupture du dialogue avec l’Iran et un rapprochement significatif avec Israël et l’Arabie saoudite. Mais force est de constater que, dans le fond, Trump n’a fait que substituer une technique de vente agressive aux marchandages feutrés de ceux qui l’ont devancé dans le bureau Ovale. Comme le soulignent Peter Dombrowski, professeur de stratégie à l’US Naval War College, et le politologue de l’Université de Newark (New Jersey) Simon Reich, « [a]u point d’être alarmant pour ses partisans et rassurant pour ses détracteurs, tout suggère que Trump […] a lui aussi adopté le “Washington Playbook” [mode
opératoire] » dans sa relation avec l’Iran (8). Les accents de rupture et les inflexions observables au niveau tactique ne doivent pas faire oublier que sa politique iranienne n’a pas fondamentalement dérogé aux principes directeurs qui ont guidé celle de ses prédécesseurs, à savoir diminuer l’influence régionale de la République islamique tout en l’empêchant de tomber dans l’escarcelle des grandes puissances eurasiatiques (9). Quant à Joe Biden, s’il condamne irrévocablement la stratégie de « pression maximale » de Trump, il fait totalement siens les fondements de la politique de « fermeté-transaction » de ses prédécesseurs. « We urgently need to change course »
[Il est urgent de changer de cap], a-t-il notamment déclaré lors d’une interview donnée à CNN avant l’élection présidentielle de 2020. Pourtant, une relecture attentive de ce discours fait apparaître que ces désaccords affichés avec la doctrine Trump se situent davantage au niveau de la forme qu’au niveau du fond. Dans le même entretien, Biden précise : « there is a smart way to be tough on Iran, and
there is Trump’s way » [il y a une manière intelligente d’être dur avec l’Iran, et il y a la manière Trump] (10). S’il préconise de reconsidérer les moyens utilisés au cours des quatre dernières années, il demeure extrêmement conventionnel, voire conservateur, en ce qui concerne les objectifs poursuivis. Il s’agit non seulement d’empêcher l’Iran d’acquérir l’arme atomique, mais aussi de ramener ses dirigeants à la table des négociations pour obtenir un accord plus englobant et plus contraignant que le Joint Comprehensive Plan of Action (JCPOA) signé en juillet 2015, c’est-à-dire un accord élargi à la cessation des « activités déstabilisatrices » des Gardiens de la révolution dans la région et à la suspension de l’ambitieux programme de missiles balistiques iraniens. Autant de clauses tout à fait conformes à la ligne américaine traditionnelle (11).
L’Iran, maillon eurasiatique essentiel pour Washington
Ainsi la politique iranienne de Washington n’obéit-elle pas à des décisions ponctuelles, mais à des impératifs stratégiques dictés par un cadre géopolitique remarquablement stable. À l’échelle régionale, ce cadre impose aux États-Unis de considérer l’Iran comme une case clé de l’échiquier moyen-oriental et, à l’échelle continentale, de le considérer comme un pays charnière du système eurasiatique : autant de raisons pour lesquelles les États-Unis ne peuvent s’offrir le luxe de négliger l’Iran — pas plus qu’ils ne peuvent se permettre de délaisser la région dont ce pays est l’une des plaques tournantes (12). L’histoire récente leur a montré que délaisser l’Iran ou se désengager de la région comporte des risques majeurs qu’ils ne peuvent se permettre de prendre (13) : d’abord, donner une trop grande marge de manoeuvre à la République islamique sur la scène moyen-orientale ; ensuite, laisser se former un vide géopolitique qui ne peut que profiter à ses rivaux du bloc eurasiatique, au premier rang desquels la Russie, la Chine et leurs partenaires de l’Organisation de coopération de Shanghaï (OCS). Comme le notent le journaliste politiste Robert D. Kaplan et la plupart de ceux qui abordent la question à travers ce prisme analytique, l’Iran est l’un des maillons essentiels du grand ensemble eurasiatique qui, à nouveau, reprend sa place au centre du jeu international (14). De ce fait, la vieille Perse est, pour ainsi dire, condamnée à rester au centre des intérêts des grands joueurs de l’arène internationale — incluant la Russie et la Chine — et, par voie de conséquence, au coeur des préoccupations stratégiques des États-Unis.