Les Grands Dossiers de Diplomatie
Washington/New Delhi : une relation complexe
Deux images récentes, aussi américaines que contradictoires, sont venues symboliser la complexité de la relation entre l’Inde et les États-Unis au moment charnière d’un changement de majorité.
La première est l’élection d’une femme d’origine indienne à la vice-présidence des États-Unis d’Amérique. Elle donne une visibilité à la communauté indo-américaine, qui croît en importance depuis une quinzaine d’années. Kamala Harris s’est exprimée sur les atteintes aux droits de l’homme au Cachemire — d’où le gouvernement a chassé la presse et où l’Internet est ralenti ou coupé depuis maintenant deux ans — comme sur le Citizenship Amendment Act, cette loi de décembre 2019 qui exclut les réfugiés musulmans des pays voisins de l’accès à la nationalité indienne, et qui a provoqué des manifestations d’ampleur dans la société civile indienne. Ces interventions dans le débat public ont soulevé un espoir, par exemple au Cachemire, d’une implication américaine en faveur des droits civiques en Inde. Cet espoir est sans doute exagéré, même si ces éléments pourraient introduire des frictions dans les relations entre les deux pays. La seconde image, c’est celle de drapeaux indiens déployés par des émeutiers lors de l’invasion du Capitole le 6 janvier 2021. Le Bharatya Janata Party (BJP) — parti hindou nationaliste au pouvoir en Inde — s’est distingué par des discriminations institutionnelles de plus en plus flagrantes envers les musulmans, et par un affaiblissement systématique de l’État de droit en Inde. L’Inde de Modi, pour reprendre les termes de Christophe Jaffrelot (2019), est devenue au cours des dernières années une « démocratie ethnique ».
Les observateurs ont régulièrement rapproché les populismes de Donald Trump et de Narendra Modi, et les deux politiciens se sont appuyés l’un l’autre, Narendra Modi déclarant son soutien avec le slogan en hindi « Ab ki baar Trump ki sarkar » (« Cette fois, ce sera le gouvernement de Trump »). Si la communauté indienne aux États-Unis vote encore très largement démocrate, le vote républicain y progresse régulièrement, passant de 7 % pour l’élection de Barack Obama à 22 % lors du dernier scrutin présidentiel. Les deux partis de droite populiste partagent une vision du monde qui a facilité les échanges entre l’Inde et l’Amérique au cours des quatre dernières années. La convergence idéologique entre l’Inde de Modi et l’Amérique de Trump, tempérée par des désaccords sur l’organisation du commerce, a tout de même grandement facilité les relations et donné à l’Inde une place qu’elle n’avait pas dans le dispositif géostratégique américain. Il reste donc à savoir si l’Inde pourra conserver cette place dans la nouvelle administration.
Une alliance qui se forge…
Dans le domaine de la politique étrangère, la relation entre l’Inde et les États-Unis s’est forgée sur la durée. En 2008, les deux États ont signé l’« Indo-US Nuclear
Deal ». L’Inde accepte de séparer ses activités nucléaires militaires et civiles et de placer ces dernières sous la responsabilité de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), en échange d’une coopération pleine dans le domaine de l’énergie nucléaire. L’accord a été entériné dans la douleur dans les deux pays. En Inde, l’opposition à ce texte est venue de la droite comme de la gauche, cependant il n’a pas été remis en question au changement de majorité. Cet accord a ouvert une nouvelle aire de collaboration entre les deux pays. Depuis, ce sont les accords de type militaire qui ont occupé le devant de la scène, et en particulier au cours du dernier mandat présidentiel américain, et dans un contexte de tensions croissantes dans l’Indopacifique. Dès 2016, l’Inde et les États-Unis signent un protocole d’accord sur les échanges d’appuis logistiques et industriels (LEMOA — Logistics Exchange Memorandum of Agreement), qui autorise l’accès à certaines infrastructures militaires aux armées de l’autre pays. Les bâtiments des deux pays pourront être approvisionnés et réparés dans le pays de l’autre. La même année, l’Inde est reconnue par les États-Unis comme un partenaire privilégié de défense, ce qui l’autorise à importer du matériel de défense exporté par les ÉtatsUnis avec moins de restrictions qu’auparavant.
Cet accord est renforcé par la signature de l’accord sur la sécurité et la compatibilité des communications en 2018 (COMCASA — Communications Compatibility and Security Agreement), lors du premier sommet « 2+2 ». Ces sommets mettent en relation les dirigeants de la défense et de la diplomatie des deux pays. L’accord permet à l’Inde d’utiliser des fréquences et moyens de communication du Pentagone et de ses alliés, ce qui renforce l’interopérabilité des armées, en particulier lors des exercices. L’Inde a désormais accès aux données partagées par les États-Unis dans les domaines naval et aérien.
En 2019, à l’occasion d’un nouveau sommet « 2+2 », les deux pays signent l’ISA ( Industrial Security Annex), qui est pour l’essentiel une extension de l’accord sur la sécurité générale des informations militaires (GSOMIA
— General Security of Military Information Agreement)
signé lui en 2002. Cette annexe étend aux industries de défense américaine et indienne la possibilité d’échanger des informations classifiées secret défense. Enfin en 2020, un autre sommet « 2+2 » débouche sur la signature de l’accord de base sur les échanges et la coopération (BECA — Basic Exchange and Cooperation
Agreement). Cet accord permet à l’Inde d’accéder aux informations géospatiales américaines, ce qui lui permet de guider avec précisions ses missiles comme ses drones tant sur l’océan Indien que dans les montagnes de l’Himalaya. Néanmoins, le premier partenaire commercial de l’Inde dans le domaine de l’armement est, et reste, la Russie. L’Inde importe des bâtiments de guerre et des systèmes anti-aériens, et produit avec elle des équipements comme des missiles BrahMos. L’Inde se ménage toujours, entre le pôle américain et le pôle russe, un espace de liberté stratégique et fait jouer la concurrence. De leur côté, les Américains n’ont pas d’objections aux exports russes vers l’Inde, malgré les sanctions qui visent les premiers, tant la place stratégique de l’Inde face à la Chine prend le dessus sur ces préoccupations.
… face à la Chine
Du point de vue de New Delhi comme de Washington, « l’ascension pacifique » de la Chine est devenue menaçante. Au début des années 2010, l’Inde était alternativement vue comme sa partenaire potentielle au sein des « BRICS », ou comme sa rivale démocratique. Elle est désormais distancée, tant économiquement que stratégiquement.
Depuis 2013, une série de face-à-face de plus en plus intenses ont eu lieu entre les armées indiennes et chinoises le long des frontières disputées et montagneuses qui séparent les deux géants asiatiques, et qui sont disputées depuis l’Indépendance de l’Inde. Ceux-ci ont culminé à l’été 2020, quand un affrontement en haute montagne a fait une vingtaine de morts côté indien et un nombre inconnu côté chinois (1). La Chine occupe militairement une partie de ce que l’Inde revendique comme son territoire. Aucun des deux pays n’ayant sans doute intérêt à laisser trop escalader la situation, ils en sont restés pour le moment aux postures viriles, il ne faut pas cependant minimiser la volatilité de la situation.
L’Inde éprouve un sentiment croissant d’encerclement. Le corridor sino-pakistanais (CPEC) facilite les échanges entre le Pakistan et la Chine (2), dont l’alliance se forge à mesure du retrait américain. Enfin la marine chinoise est de plus en plus présente dans l’océan Indien, que l’Inde aimerait considérer comme son arrière-cour.
Ces deux éléments ont contraint l’Inde à réorienter sa stratégie de défense. Là où elle se préparait il y a encore dix ans à une lutte face au Pakistan, un adversaire qu’elle considère comme militairement inférieur, elle envisage désormais un conflit ouvert sur deux fronts, et face à des adversaires bien mieux équipés.
L’Inde est consciente que ses capacités militaires et logistiques sont sans commune mesure avec celles de sa rivale. Cela la pousse à se rapprocher des États
Unis, tout en cherchant à préserver au maximum son autonomie stratégique. La politique traditionnelle de l’Inde depuis l’Indépendance est en effet celle du non-alignement. Celui-ci fait désormais débat, mais l’Inde refuse encore par principe les alliances qui lui lieraient les mains. Les circonstances la poussent cependant vers une convergence stratégique de plus en plus importante vis-à-vis des États-Unis. L’Inde a ainsi intégré le « Quad », qui inclut l’Australie, le Japon et les États-Unis dans une stratégie commune de protection des libertés maritimes dans le cadre de l’Indopacifique. Elle multiplie les exercices avec ses partenaires de défense, en particulier sur mer.
Face à ce refus d’entrer dans le jeu classique des alliances, la question qui se pose, du point de vue américain, est de savoir quel rôle New Delhi acceptera de jouer dans ce que Washington voit de plus en plus comme une nouvelle guerre froide. La présidence de Donald Trump a vu l’Amérique négliger relativement ses alliances traditionnelles au profit de pays qu’elle avait considérés comme de moindre importance stratégique. L’Inde a tiré pleinement profit de ce bouleversement. Néanmoins, si l’Amérique de
Joe Biden revient vers ses alliances classiques, dans le cadre de l’Asie-Pacifique, et cesse d’investir l’océan Indien comme elle le fait dans celui de l’Indopacifique, l’Inde risque de reprendre un rôle de deuxième plan. Malgré cette convergence stratégique, les relations commerciales se sont tendues. Trump a fait retirer à l’Inde son accès privilégié au marché américain en tant que pays en développement. L’Inde demande la restauration de cet accès alors qu’elle-même est devenue plus protectionniste. Les restrictions de visas ont vexé l’Inde des ingénieurs, frustrés de leurs projets d’émigration aux États-Unis. Des politiques plus libérales pourraient lever ces obstacles, facilitant finalement l’ancrage des accords de Trump dans le paysage international. La pré-éminence de l’Inde dans la production de médicament lui donne, dans le contexte de la pandémie de COVID-19, un argument de poids pour négocier ce tournant avec l’administration du nouveau président américain. Le « Cadre stratégique pour l’Indopacifique », document déclassifié opportunément à une semaine de la passation de pouvoir aux États-Unis, montre que malgré les agitations de Donald Trump, les stratèges américains ont continué à consolider une approche conceptuelle solide, et il est possible que le nouveau président Joe Biden soit contraint de le conserver. Cela entérinerait pour l’Inde la position privilégiée qu’elle a acquise dans l’agenda américain, alors même qu’elle continue de s’équiper auprès de la Russie.