Les Grands Dossiers de Diplomatie
Vietnam et États-Unis, des alliés de circonstance ?
Le 30 novembre 2020, près d’un mois après l’élection américaine, le secrétaire général du Parti communiste vietnamien et président, Nguyen Phu Trong, et son Premier ministre, Nguyen Xuan Phuc, ont envoyé des félicitations à Joe Biden. Donald Trump est une personnalité populaire au Vietnam. Dans un sondage en ligne réalisé par le vnexpress à la veille de l’élection américaine, 79 % des Vietnamiens souhaitaient sa victoire sur son concurrent démocrate. À la différence de Biden, ils connaissaient Trump. En effet, ce dernier s’est rendu à deux occasions au Vietnam, en 2017 pour une visite d’État et en 2019 à l’occasion de sa rencontre très médiatisée avec le leader nord-coréen. Mais, surtout, les Vietnamiens appréciaient sa politique antichinoise. L’affirmation de la Chine sur la scène internationale conduit mécaniquement Hanoï à se rapprocher de Washington. Mais la relation du Vietnam avec les ÉtatsUnis est toujours nourrie d’émotion, ce qui explique pour lui la prédominance du facteur économique sur le politique. Il ne faut en effet pas s’y tromper. Si sa position géostratégique au coeur de l’Indopacifique en a fait un pays pivot de l’engagement américain dans la région, face à la Chine, le Vietnam continue de maintenir une politique de l’équilibre, et il n’est pas question de choisir. Quelles que soient les aspirations des stratèges de Washington, l’Association des pays d’Asie du Sud-Est (ASEAN) et ses membres ne sont toujours pas prêts à rejoindre une alliance antichinoise dirigée par les États-Unis, et les pays de la région ne rejoindront pas non plus la Chine pour exclure les ÉtatsUnis des affaires régionales.
Une posture américaine en mer de Chine méridionale qui plaît au Vietnam
L’année 2020 a marqué le 25e anniversaire de la reprise des relations diplomatiques entre les deux ennemis d’hier (1995-2020). Vu de Hanoï, le trumpisme n’a pas été à l’origine d’une vision ou d’une stratégie particulière ou renouvelée des États-Unis à l’égard de l’Asie. Le discours américain n’était que plus tonitruant, et cette rhétorique de la force a été, contre toute attente, plutôt appréciée par les Vietnamiens. Sur le fond, la politique américaine à l’égard de Hanoï cadrait avec l’inflexion de sa politique vers l’Asie sous l’administration Obama, le « pivot » puis le
« rebalancing ». Dès 2009, le secrétaire d’État Hillary Clinton déclarait que les États-Unis étaient « de retour » en Asie du Sud-Est. En 2013, les deux États ont signé un partenariat global (1) à l’origine d’un renforcement de leurs liens en matière de défense. Cela a été particulièrement le cas après la crise de 2014 entre le Vietnam et la Chine dans les Paracels, lorsque la Chine a déployé une plate-forme pétrolière dans la zone économique exclusive du Vietnam, et lors de l’impasse de 2019 autour du récif de Vanguard Bank (2).
En tout état de cause, les deux pays se sont d’abord efforcés de solder les comptes de leur guerre meurtrière (1965-1975). Un nouvel accord a été trouvé pour résoudre les problèmes liés à la dioxine de l’agent orange (3). Les Américains ont achevé les travaux de décontamination de l’aéroport de Danang et lancé un projet d’assainissement de la base aérienne de Bien Hoa. Ils se sont par ailleurs engagés à fournir une aide humanitaire aux victimes de l’agent orange dans ces zones contaminées. De son côté, le Vietnam a autorisé le rapatriement de 726 des 1973 soldats américains disparus au combat et, symboliquement, Daniel Kritenbrink a été le premier ambassadeur américain en exercice à rendre hommage au cimetière national de Truong Son, lieu de sépulture de plus de 10 000 soldats vietnamiens tués pendant le conflit. Pour marquer ces avancées, le Vietnam a participé pour la première fois à l’exercice maritime conjoint entre États-Unis et ASEAN en 2019 et a été l’un des trois pays à obtenir une dérogation à la loi Countering America’s Adversaries Through Sanctions Act pour continuer d’acheter du matériel militaire russe, premier fournisseur de son armée. Dans le même temps, Washington a renforcé son soutien au Vietnam dans ses contentieux maritimes avec Pékin en mer de Chine méridionale. En juillet 2020, les deux pays ont signé un mémorandum qui vise à « soutenir ses pêcheurs contre les intimidations illégales » et, en octobre, Marshall Billingslea, envoyé spécial de Donald Trump sur la maîtrise des armements, réaffirmait lors de sa visite à Hanoï la capacité des États-Unis à contrer le déploiement par la Chine de missiles contre « leur marine et celles des pays alliés » en Asie.
La nouvelle administration américaine n’a guère attendu pour annoncer que la stratégie indopacifique des ÉtatsUnis ne changerait pas. Mais, en tout état de cause, le Vietnam redoute toujours les orientations trop inclusives de sa diplomatie multilatérale. En 2019, dans son dernier livre blanc sur la défense, les autorités avaient ajouté un « 4e non » comme principe clé de la politique sécuritaire du pays, les incitant à ne pas « recourir à la force ou à menacer de l’emploi de la force dans les relations internationales » (4). Si l’objectif de Washington est désormais d’étendre avec Hanoï sa coopération sécuritaire à de nouveaux domaines tels que la vente d’armement et le renseignement, force est de constater que cette dernière se limite pour le moment à un niveau fixé par la nature de son « partenariat global », c’est-àdire essentiellement à des missions HADR ( Humanitarian
Assistance and Disaster Relief) : sécurité maritime, opérations de maintien de la paix, aide humanitaire et secours en cas de catastrophes. Rappelons que, depuis la levée de l’embargo américain sur la vente d’armes en avril 2016, aucun grand contrat d’armement n’a été signé entre les deux États.
Renforcement des liens économiques bilatéraux sous surveillance
S’ils se revendiquent ouverts à un renforcement des relations avec Washington, les dirigeants vietnamiens se concentrent d’abord sur le volet économique. Les États-Unis sont le premier pays destinataire des exportations vietnamiennes (5). Et, dans un même temps, Donald Trump n’a pas manqué de critiquer le déficit de sa balance commerciale avec Hanoï, accusant au passage les Vietnamiens de pratiques déloyales. Le déficit américain se creuse en effet de manière significative et rapide avec le Vietnam, passant de 47 milliards de dollars en 2019 à 63 milliards de dollars en 2020. Vu de Washington, Hanoï sous-évalue sa monnaie, le dông, pour favoriser ses exportations. En octobre 2020, l’administration Trump a qualifié les dirigeants vietnamiens de manipulateurs de devises, brandissant la menace de nouveaux droits de douane. Cette posture américaine explique en partie l’engagement du Vietnam vers toujours plus de multilatéralisme. En 2015, la volte-face de Trump vis-à-vis du Trans-Pacific Partnership (TPP — Partenariat transpacifique) avait affecté la confiance des Vietnamiens. À Hanoï, on se souvient que les débats autour de l’accord avaient relancé les critiques de la diaspora vietnamienne aux États-Unis, des syndicats et des associations de défense des droits de l’homme quant à la gouvernance du pays et à son modèle de développement. Dans un tel contexte, lorsque, au terme de huit années de négociations, le Regional Comprehensive Economic Partnership (RCEP) a été signé à Hanoï le 15 novembre 2020 par les dix pays membres de l’ASEAN, l’Australie, la Chine, le Japon, la Corée du Sud et la Nouvelle-Zélande, le Vietnam s’est félicité d’un nouvel accord qui lui permettra notamment de limiter sa dépendance du marché américain dans ses grands secteurs de croissance (chaussures, agriculture, automobile, électronique, télécommunications).
Une relecture de la place des États-Unis en Asie du Sud-Est ?
Le retour en force de ces stratégies des alliances et du pragmatisme économique à l’origine des diplomaties de l’équilibre en Asie du Sud-Est fait enfin face à un regain, de plus en plus décomplexé, des discours « asiatistes ». Vu de Hanoï, l’imprévisibilité et les à-coups de la politique américaine dans la région renforcent les positions de ceux qui pensent que la présence de l’Occident en Asie du Sud-Est aurait surtout, au fil du temps, généré du chaos, le colonialisme, des guerres et désormais les dégâts collatéraux de la nouvelle rivalité sino-américaine. Pour eux, la réaffirmation de la puissance chinoise ne s’accompagnera pas forcément d’un retour des conflits, mais plutôt de plus de croissance économique et de stabilité politique pour des États, souvent autoritaires, souffrant de moins en moins les ingérences occidentales. Tout l’enjeu pour Pékin en 2021, l’année du centenaire de son Parti communiste qu’il lui faudra marquer d’une pierre blanche, est bien de parvenir à faire adopter la paix, probablement illusoire, de son code de conduite. En tout état de cause, le Vietnam est bien conscient d’être surtout pour Washington un allié de circonstance dans sa rivalité avec Pékin. La nouvelle équipe dirigeante à Hanoï sait qu’elle va devoir continuer de diversifier et de multilatéraliser sa diplomatie pour préserver ses intérêts nationaux, une stratégie qui est aussi un moyen de rassurer la Chine.