Les Grands Dossiers de Diplomatie
Le réengagement économique et climatique des États-Unis en Indopacifique : un enjeu stratégique
Par Nicolas Regaud, délégué au développement international à l’Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM). Ses travaux de recherche portent sur les questions stratégiques en Indopacifique, la sécurité climatique, la prospective stratégique et la sécurité maritime.
Le « pivot to Asia » décidé par le président Obama en 2012 reposait sur trois piliers : le réengagement devait être à la fois politique, économique et militaire. Il s’agissait ainsi, pour les États-Unis, d’être plus présents dans les instances multilatérales d’Asie-Pacifique et de multiplier les rencontres de niveau politique ; de prendre l’initiative sur le plan économique en favorisant les échanges transpacifiques, mais en haussant l’ambition normative afin notamment de peser sur la politique socio-économique chinoise ; et enfin de renforcer les alliances et l’engagement militaire américain dans l’espace indopacifique. Ces trois volets sont indispensables et interdépendants, la puissance et le leadership des États-Unis dans la région ne pouvant reposer seulement sur leur supériorité militaire, d’autant que celle-ci s’amenuise. Il faudrait aujourd’hui en ajouter un quatrième, relatif à la réponse aux problèmes globaux, notamment le défi climatique, qui pèse de façon croissante sur les pays d’Indopacifique sur le plan économique, social mais aussi sécuritaire.
Sous l’administration Trump : la priorité donnée au militaire
L’administration Trump s’est engagée dans une autre voie, mettant l’accent sur le volet militaire, mais en négligeant le versant politique et en renonçant à l’initiative majeure sur le plan économique que constituait le Trans-Pacific Partnership (TPP), dénoncé dès janvier 2017. Quant au volet climatique, le négationnisme de la Maison-Blanche et le retrait de l’Accord de Paris ont provoqué incompréhension et parfois colère dans la région. L’administration Biden aura donc fort à faire pour combler ce déficit en matière d’action politique, économique et climatique, qui a beaucoup contribué à la perception régionale d’un effacement, ou du moins d’une érosion, de la présence et de l’influence américaines, dont ont souffert ses alliés et partenaires dans la zone, et qui a surtout permis à la Chine de profiter de ce vide de puissance. Nous en donnerons ici quelques exemples significatifs.
Si les secrétaires à la Défense de l’administration Trump se sont déplacés en Asie aussi souvent que ceux de la seconde administration Obama (20 fois vs 19) — ce qui est cohérent avec la priorité donnée aux questions stratégiques —, il n’en fut pas de même en ce qui concerne les déplacements asiatiques des secrétaires d’État (1), ceux de la seconde administration Obama ayant effectué 104 visites, contre 44 pour R. Tillerson et M. Pompeo. Plus grave encore, le président Trump n’est allé en Asie que quatre fois, pour les sommets de l’APEC (Coopération économique pour l’Asie-Pacifique) et de l’ASEAN (Association des Nations de l’Asie du Sud-Est) en 2017 et les rencontres avec Kim Jong-un en 2018 et 2019, alors qu’Obama s’y est rendu 13 fois au cours de son second mandat. On sait à quel point les déplacements de haut niveau et les relations interpersonnelles sont importants, en particulier sur ce continent, et il faudra du temps à l’administration Biden pour renouer les fils et convaincre par une présence régulière que l’Amérique est de retour (« America
is back »). Or, la priorité que J. Biden semble vouloir donner aux enjeux de politique intérieure semble, à première vue, contradictoire avec la nécessité de retisser des liens politiques avec les dirigeants asiatiques et une participation de haut niveau aux enceintes multilatérales de dialogue et de coopération, notamment l’APEC, l’East Asia Summit et les sommets de l’ASEAN.
Enrayer le déclin de la présence économique américaine : la question d’une réintégration dans le TPP
Sur le plan économique, les États-Unis restent un acteur majeur mais dont l’importance s’est considérablement réduite au cours des deux dernières décennies, au profit de la Chine en particulier. Ainsi, dans les pays de l’ASEAN, les parts de marché des États-Unis sont passées, en moyenne, de 10,2 % à 5,7 % entre 2000 et 2019, quand celles de la Chine ont presque quadruplé, passant de 6,4 % à 23,8 %. La situation est comparable en Asie du Sud, où les parts de marché américaines ont stagné autour de 3 % quand celles de la Chine ont été multipliées par quatre, pour atteindre 16,4 % en 2019 (2). En matière d’investissements directs, on constate une érosion comparable des positions américaines, le stock d’investissements américains dans l’Asie en développement atteignant 630 milliards de dollars en 2018 alors que celui de la Chine et de Hong Kong réunis dépassait 2000 milliards (3). La mise en oeuvre de la Belt & Road Initiative du président Xi Jinping a naturellement beaucoup contribué à ce triplement des investissements chinois depuis 2010.
Dans ce contexte, un retour des États-Unis dans le TPP, renommé par les onze pays parties Comprehensive and Progressive Agreement for Trans-Pacific Partnership (CPTPP) (4) est considéré comme un moyen de renforcer les positions économiques américaines dans la région, tout en contribuant activement à la définition des règles multilatérales de la plus importante zone de libreéchange au monde, qui représenterait avec les ÉtatsUnis 38 % du PIB de la planète. J. Biden a exprimé son désir de rejoindre le CPTPP, sous réserve que ce dernier soit révisé, notamment pour réintégrer des normes en matière de propriété intellectuelle et probablement pour conditionner le libre-échange à des produits ayant un contenu local élevé, comme dans l’accord CanadaÉtats-Unis-Mexique (ACEUM, abrégé USMCA en anglais).
L’objectif est de rassurer un électorat et une classe politique qui restent extrêmement réservés à l’égard de la conclusion de tout accord de libre-échange, mais cela pourrait aussi contrarier plusieurs États parties au CPTPP qui se satisfont de l’accord dans sa forme actuelle (5).
La très forte concurrence de Pékin dans la zone
Dans ce contexte, la question est de savoir si J. Biden est disposé à consacrer à ce sujet beaucoup de capital politique ; la priorité donnée, à ce stade, aux enjeux politiques intérieurs, n’incite pas à l’optimisme. Le risque est donc réel que la
Chine soit en mesure de continuer à se présenter comme le meilleur défenseur du multilatéralisme, comme elle s’en est flattée à l’occasion de la signature du Regional
Comprehensive Economic Partnership (RCEP), le 15 novembre dernier, ou encore avec l’annonce quelques jours plus tard, par Xi Jinping, que le pays envisageait de rejoindre le CPTPP. L’objectif de cette dernière est à la fois de mettre au défi l’administration Biden d’en faire de même, de faire pièce au désir manifesté par Taipeh de rejoindre la zone de libre-échange (6), mais aussi de souligner le fait qu’aujourd’hui, les États-Unis ne participent pas à l’architecture commerciale régionale et ne contribuent pas à écrire les règles communes sur un sujet central pour tous les pays d’Asie en développement. En effet, ceux-ci considèrent, du fait de leurs systèmes de production très largement extravertis, que la facilitation des échanges constitue un enjeu de développement essentiel, donc un enjeu stratégique de premier rang, conditionnant la stabilité sociopolitique et la sécurité nationale.
Une opportunité pour reprendre le leadership : répondre au défi climatique
Dans le domaine climatique, le retour annoncé de Washington dans l’accord de
Paris constitue une première étape positive, mais non suffisante. Le fait que la région indopacifique soit l’une des régions du monde les plus affectées par les conséquences du changement climatique devrait conduire les États-Unis à envisager des initiatives d’ampleur afin de répondre aux attentes, en particulier dans le Pacifique Sud où le climato-scepticisme de l’administration Trump a laissé des traces. Les enjeux climatiques figurent parmi les sujets de préoccupation de premier plan dans de nombreux pays en développement d’Indopacifique, notamment les pays insulaires des océans Indien et Pacifique, ceux où les tensions relatives aux ressources hydriques sont déjà vives (bassin du Mékong, Asie du Sud), ou dont le littoral est vulnérable à la montée des eaux et aux événements climatiques extrêmes (Bangladesh, Birmanie, Vietnam, Philippines, Indonésie). Si l’Inde émerge comme un pays très engagé dans ce domaine, ayant lancé avec la France l’Alliance solaire internationale, à l’occasion de la COP21, aucun pays n’a de véritable leadership régional sur cette question et les États-Unis pourraient éventuellement remplir ce vide. Ils avaient fait la démonstration de leur pouvoir d’entraînement au niveau global sous la seconde administration Obama, et au travers du lancement du Pacific Environmental Security Forum (PESF) en 2011, à l’initiative du Commandement du Pacifique, qui réunit régulièrement responsables civils et militaires de la région impliqués dans les questions de sécurité environnementale. Mais hormis cet exemple ponctuel, les États-Unis sont restés incapables de prendre de grandes initiatives ou même de prononcer les mots de « changement climatique », ce qui leur a aliéné nombre de soutiens de pays pour lesquels il s’agit de « la plus grande menace pour les moyens de subsistance, la sécurité et le bien-être des peuples du Pacifique », comme le soulignait la déclaration de Boe, adoptée par les chefs d’État et de gouvernement du Forum des Îles du Pacifique en 2018 (7).
Le défi global majeur que constitue le changement climatique comme celui de la réponse aux pandémies ont été abandonnés par l’administration Trump. Ce refus de leadership par les États-Unis a empêché que soient apportées des réponses multilatérales fortes, en particulier lors de la pandémie de la COVID-19, laissant ainsi la porte ouverte à une instrumentalisation politique de l’assistance médicale et vaccinale, comme l’illustre la politique chinoise (8), tandis que les États-Unis sont restés largement centrés sur eux-mêmes.
Aussi vont-ils devoir trouver comment incarner à nouveau les valeurs de générosité et d’entraide au niveau international et inventer un narratif au service d’initiatives ambitieuses, que ce soit au niveau économique, climatique ou sanitaire. Cela permettrait de tourner la page de l’America First et donnerait des gages concrets d’un réengagement américain global et durable, qui apparaît encore aujourd’hui incertain en dépit de la centralité du défi chinois pour Washington.