Les Grands Dossiers de Diplomatie
Regard sur la tech-guerre américaine : nouveaux outils, nouveaux pouvoirs ?
Pour faire face aux nouveaux défis de la tech-guerre, les États-Unis ont choisi de procéder à des changements de fond. Toutefois, les nouvelles compétitions liées à l’essor de puissances technologiques ouvrent de nouveaux jeux d’alliances et la perspective d’un changement des équilibres mondiaux.
Selon le professeur Philippe Baumard, directeur du centrederechercheSécuritéDéfenseduConservatoire national des arts et métiers, il est important de faire le lien entre stratégie et technologie, si souvent perdu, entre organisation d’un but de guerre « scientifique et technique », et influence et conception des écosystèmes adéquats à de tels buts (1).
La technologie est devenue un réel instrument de puissance au sein des relations internationales. Ainsi, la tech-guerre se situe à l’intersection d’une ère de bataille duale et symétrique qui oscille entre les mondes matériel et immatériel ayant pour conséquence ultime de pouvoir muter en conflit ouvert. Elle concerne aussi bien les technologies d’action à distance (missiles guidés de précision, drones, robots) que celles de contrôle et de protection des moyens de diffusion (5G, câbles sousmarins, satellites) ou bien encore les matériaux nécessaires à leur fonctionnement (semi-conducteurs).
Face aux capacités militaires rivales, quelle « stratégie de compensation » ?
Avant de donner un éclairage sur la stratégie américaine face à la montée en puissance chinoise, il est opportun d’expliquer ce qu’est une « stratégie de compensation » et d’en distinguer de manière rétrospective les orientations successives. Cette stratégie prend pour pilier central les technologies de rupture auxquelles s’ajoutent les facteurs conceptuel, organisationnel, et opérationnel. Cet ensemble sur lequel se base la « stratégie de compensation » a pour perspective ultime de garder la supériorité établie. À cet effet, par l’intermédiaire de l’innovation technologique, la manière de conduire la guerre est moderni
sée et de facto l’emploi des équipements militaires ; dynamique dans laquelle les États-Unis ont montré, depuis de très nombreuses décennies, toute leur capacité à se remettre en question et à garder leur suprématie (2).
De manière chronologique, à partir des années 1950 sous l’impulsion du président Eisenhower, la First Offset Strategy priorise la nucléarisation pour contrebalancer l’essor des forces conventionnelles de l’Union soviétique et des effets du Pacte de Varsovie (3). Une vingtaine d’années plus tard, au milieu des années 1970, la Second Offset Strategy ambitionne le développement d’armes de précision, la furtivité, les technologies de l’information ainsi que la capacité à conduire des opérations militaires en réseau toujours dans l’objectif de faire face à l’ennemi soviétique. Cette stratégie a montré toute son efficacité à la fois dans sa pérennité ainsi que dans les opérations militaires. Depuis moins d’une dizaine d’années (novembre 2014), une troisième « stratégie de compensation », ou Third Offset Strategy, a été annoncée. Elle diffère des deux précédentes dans une première lecture par rapport au contexte géopolitique. En effet, la menace unique a laissé la place à la multiplicité, exigeant de pouvoir agir dans des cadres géographiques et temporels extrêmement élargis. De plus, elle prend en compte la prolifération des capacités chinoises et russes de déni d’accès et d’interdiction de zone ( Anti Access/ Aerial Denial — A2/AD) qui pourraient empêcher l’action militaire des forces américaines. Le dernier point concerne la contrainte budgétaire, qui est de plus en plus forte par rapport aux programmes en cours et des besoins liés à la compétition technologique ; il s’agit de gérer la recapitalisation et la modernisation des forces. Une des solutions envisagées est d’exploiter plus encore la célérité et la capacité d’innovation du secteur privé, comme les ressources générées par les firmes transnationales numériques (Google, Amazon, Facebook, Apple et Microsoft — GAFAM), et d’en faire profiter le domaine militaire tout en régulant ces entreprises.
La très récente arrivée au pouvoir du président américain, Joe Biden, peutelle être pour autant l’annonce d’une quatrième « stratégie de compensation » ? (4) Les nombreux défis à relever peuvent faire penser qu’il y aura certainement l’élaboration d’une nouvelle stratégie, dans tous les cas une réflexion de fond est déjà engagée par rapport au rival chinois. Dans l’hypothèse d’un combat futur avec un adversaire symétrique, quels seront les modes d’actions ?
Préparer le combat futur : de la guerre mosaïque à l’intelligence artificielle
Partant du constat que l’environnement opérationnel avait changé, le secrétaire à la Défense des États-Unis, James Mattis, a rendu publique, le 19 janvier 2018, la nouvelle stratégie de défense ( National Defense Strategy — NDS) (5). Ainsi, la nouvelle ambition américaine est de ne plus se centrer uniquement sur une puissance stratégique létale, mais a pour objectif de s’adapter à la diversité des menaces oscillant aussi bien dans les champs du militaire que du civil (guerre électromagnétique, piratage de systèmes, cyber, réseaux sociaux) (6). Dans une orientation identique à celle de la NDS, le 17 juin 2020, le département de la Défense (DoD) a exposé sa vision. Le coeur de cette doctrine militaire repose sur le fait que la menace est plurielle et, pour y faire face, les opérations nécessitent d’être conduites dans une logique collaborative ( Multi-Domain Battle — MDB). Cette structure repose sur la liaison des cinq milieux (terrestre, maritime, aérien, spatial et cyber). À cet effet, elle permet, grâce à la capitalisation des données collectées, d’agir plus rapidement, et de raccourcir plus encore le cycle de la boucle décisionnelle, chère aux colonels Boyd et Warden, via l’ensemble des domaines d’actions (7). Comment expliquer le besoin de cette nouvelle exigence opérationnelle ? Face à une décennie de contre-insurrection (COIN), comme par exemple en Irak ou en Afghanistan, les capacités militaires à gérer des opérations conventionnelles ont progressivement amenuisé les compétences des soldats face à des adversaires équivalents ou quasi équivalents étatiques (8). Ainsi, le concept de combat collaboratif correspond à l’une des solutions choisies par les États-Unis pour reconquérir leur force d’action militaire. Cela implique la maitrise d’équipements dotés d’intelligence artificielle (IA) communiquant entre eux et sans interface.
La tech-guerre se situe à l’intersection d’une ère de bataille duale et symétrique qui oscille entre les mondes matériel et immatériel ayant pour conséquence ultime de pouvoir muter en conflit ouvert.
D’ailleurs, le rapport du Service de recherche du Congrès a souligné le caractère stratégique de l’IA et de l’attention qu’elle requiert (2019) (9). Dans cette continuité, sous la direction de l’ancien général de l’armée de l’air américaine ( US Air Force) David Deptula et de la DARPA, le processus opérationnel de « guerre mosaïque » ( mosaic warfare) est formulé (10). Il a pour ambition de placer l’IA comme élément central et d’assurer ainsi l’interchangeabilité des systèmes d’armes. Pour garantir ces nouvelles performances, la DARPA a procédé au lancement d’études visant la modernisation de systèmes de communication et de bandes ainsi que des travaux plus poussés sur l’IA. Cette technologie a déjà fait l’objet d’application sur les théâtres d’opérations en Irak et en Syrie (11).
Même si les États-Unis sont fortement engagés dans l’anticipation des combats futurs, leur supériorité technologique semble être remise en question et ouvre des débats inédits.
Suprématie vs alliance des puissances technologiques
Sans nul doute, les États-Unis ambitionnent de ne pas perdre la bataille technologique et encore moins leur suprématie. Toutefois, la rivalité de plus en plus exacerbée avec la Chine s’illustre dans de nombreux exemples : déclarations d’embargos au gouvernement chinois relatives à la vente de semi-conducteurs, maintien de la pression par Pékin au sujet des terres rares, course aux brevets dans les nouvelles technologies de l’énergie, réseau 5G, multiplication de satellites en orbite basse terrestre, etc. (12). Selon les experts, le rapport sino-américain peut être qualifié de « guerre froide technologique » (13) et fait craindre le passage à une guerre ouverte. Dans ce contexte particulier, la communauté internationale et l’Union européenne (UE) ne sont pas épargnées et génèrent des divisions. L’exemple de la firme chinoise des réseaux et des télécommunications Huawei montre toutes ces complexités. Même si les rivalités ont commencé dès 2003 avec l’arrivée de l’équipementier chinois sur le marché américain, en moins de vingt ans, l’escalade des tensions est arrivée à un point culminant à partir de l’année 2019 :
Washington lui interdisant l’accès à son territoire en le plaçant sur liste noire. Dans le même temps, Donald Trump exhorte ses alliés internationaux (Royaume-Uni, Canada, Australie, et Nouvelle-Zélande) à fermer également leur porte, de même que certains pays européens (Allemagne, Hongrie) sont menacés de sanctions (14). Les actions menées par les instances judiciaires américaines ont eu pour conséquence d’exclure les États-Unis des organismes de normalisation du réseau 5G (15) et les alliés n’ont pas tous pris l’orientation voulue. À ce titre, le Royaume-Uni avait affirmé la volonté de maintenir ses relations avec Huawei, créant par voie de conséquence de vives tensions avec son partenaire et allié de longue date. Cependant, à l’été 2020, le Royaume-Uni a décidé de prendre un nouveau tournant en excluant définitivement l’opérateur chinois. De même, la France, après n’avoir pas réellement fermé ses échanges avec la Chine à ce sujet, a pris pour décision en février dernier, via le Conseil constitutionnel, de valider les dispositifs législatifs visant à le restreindre. L’utilisation de cette technologie va bien au-delà du simple critère commercial en ayant une incidence directe sur les enjeux de sécurité et de souveraineté. S’ajoute à cela la crainte de ne plus être dans le cercle fermé des puissances technologiques, de perdre son autonomie ainsi que des partenaires.
Face à une nette diminution de l’innovation militaire publique, d’une compétitivité chinoise accrue et de l’extension de leur influence, et du possible retour de conflit symétrique, quelle orientation le nouveau président américain va-t-il prendre ? L’alliance avec des puissances technologiques ou la coopétition (16) ? Raymond Noorda, homme d’affaires américain et fondateur de l’éditeur de logiciel Novell, a inventé dans les années 1980 le concept de coopétition. Elle vise à mêler de manière simultanée des dynamiques collaboratives et de concurrence avec une ou plusieurs organisations, notamment dans le développement des technologies d’information et de communication (17). Lors de son discours d’investiture, en janvier 2021, le président Biden a affirmé vouloir rompre avec la politique isolationniste de son prédécesseur, toutefois il ne s’inscrit pas dans celle de la coopétition. En effet, il ambitionne de « réparer les alliances » et de « s’engager à nouveau avec le monde » (18). Dans cette continuité politique, le 24 février dernier, Joe Biden a signé un décret visant à résorber la pénurie de semi-conducteurs et des technologies qui s’y attachent au niveau mondial. Ce décret a pour objectif de conduire un examen de 100 jours des chaînes d’approvisionnement qui englobent les semi-conducteurs, les batteries de grande capacité, les produits pharmaceutiques et les métaux essentiels à la défense (19). Ces nouvelles orientations et leurs perspectives futures peuvent-elles changer les alliances qui se forment à l’instar de l’accord de principe du
Selon les experts, le rapport sino-américain peut être qualifié de « guerre froide technologique » et fait craindre le passage à une guerre ouverte.
30 décembre 2020 entre l’Union européenne (UE) et la Chine ? Celui-ci vise le respect de la propriété intellectuelle des entreprises européennes lorsqu’elles investissent en Chine, l’interdiction des transferts de technologie forcés et l’obligation de transparence sur les subventions aux entreprises publiques chinoises. Néanmoins, en raison de nombreux points de divergence, cet accord sino-européen semble encore loin d’être totalement abouti.
Dans le cadre des thèses développées autour de la coopétition, collaborer avec des concurrents peut générer des risques, mais dans certaines situations, c’est une condition essentielle pour la création de valeurs telles le développement de standards communs (20). Les échanges de savoir-faire et leurs hybridations fondées sur des valeurs conjointes sont un gage de stabilité politique. D’ailleurs, selon l’économiste français Claude Serfati, l’utilisation du nationalisme technologique par les pays les plus puissants afin de renforcer leur positionnement international durcit la concurrence économique et attise les rivalités géopolitiques (21).
En conclusion, pour rester innovantes et lutter contre le risque de dépendance, il apparaît nécessaire que les puissances technologiques puissent oeuvrer de concert dans le respect très fragile des valeurs démocratiques, voie dans laquelle les États-Unis pourraient s’engager.
Les échanges de savoir-faire et leurs hybridations fondées sur des valeurs conjointes sont un gage de stabilité politique.