Les Grands Dossiers de Diplomatie
Les États-Unis et l’enjeu stratégique du soldat augmenté
Les États-Unis apparaissent aujourd’hui comme les leaders en matière de soldat augmenté. En effet, la volonté de « super soldat » s’observe depuis maintenant plusieurs années, et sous des formes diverses, dans la stratégie de recherche et développement du département de la Défense américain (DOD), notamment par le biais de la Defense Advanced Research Projects Agency (DARPA). L’un de ses anciens directeurs, Anthony J. Tether, avait d’ailleurs directement fait état, dès 2003, de l’importance de l’« human enhancement » pour les forces armées des États-Unis. Ainsi, selon lui : « L’augmentation des performances humaines a pour but d’empêcher les humains de devenir le maillon faible de l’armée américaine en exploitant les sciences de la vie afin de rendre le combattant individuel plus fort, plus alerte, plus endurant et plus apte à guérir », la « révolution biologique » pouvant de fait, à ses yeux, « améliorer la sécurité nationale des États-Unis de manière révolutionnaire » (1).
De quoi parle-t-on ? Définir le soldat augmenté
Bien sûr, l’histoire militaire est remplie d’exemples d’augmentation des capacités physiques ou cognitives des combattants, des boucliers aux armes en passant par les substances diverses (2). Cependant, la « révolution technoscientifique » (3) des dernières années a profondément transformé les perspectives de l’augmentation humaine, qu’Eric Juengst et Daniel Moseley définissent comme l’ensemble des « interventions biomédicales effectuées pour améliorer la forme ou le fonctionnement humain au-delà de ce qui est nécessaire afin de restaurer ou maintenir la santé » (4). Si le soldat augmenté représente, d’une manière générale, la dimension militaire de l’« human enhancement », il est cependant devenu un objet d’étude à part entière et met aujourd’hui en lumière des problématiques et enjeux qui lui sont propres. Sur ce point, le Centre de recherche des écoles de Saint-Cyr Coetquidan (CREC) définit le soldat augmenté comme « un soldat dont les capacités sont augmentées, stimulées ou créées dans le but de renforcer son efficacité opérationnelle » et ajoute que les augmentations qui l’entourent « peuvent aller de la modification physiologique, ou d’un changement d’état psychologique, à l’utilisation de moyens qui, faisant corps avec lui, assurent la continuité de l’amélioration de ses capacités corporelles sensorielles, physiques ou cognitives » (5). L’augmentation du soldat est donc un processus/action/volonté visant à rendre le combattant plus efficient/performant, en utilisant les technosciences contemporaines (NBIC, pharmacologie, etc.), afin de renforcer ses (ou de lui donner de nouvelles) capacités physiques ou psycho-cérébrales (cognitives, psychologiques, mentales, etc.). Le soldat augmenté peut par conséquent se traduire sous des formes multiples et est aujourd’hui présent à des stades de développement variés selon les puissances militaires.
La réalité du soldat augmenté aux États-Unis
L’un des projets d’augmentation militaire les plus célèbres aux États-Unis demeure sûrement TALOS ( Tactical Assault Light Operator Suit), annoncé en 2013 par l’US Special Operations Command (USSOCOM). Initialement doté de 80 millions de dollars et impliquant de nombreux acteurs gouvernementaux, industriels et académiques, il visait à développer un système d’armure-exosquelette unifié révolutionnant la résistance, la rapidité et la force du soldat, le président Obama déclarant ainsi lui-même publiquement, en 2014, que les États-Unis étaient en train de développer Iron Man. Si le programme est finalement arrêté en 2019 avec des résultats loin des attentes, il montre bien la volonté du DoD de mettre au point un « super soldat » aux capacités décuplées. Plusieurs autres prototypes d’exosquelettes — moins ambitieux — sont d’ailleurs surveillés par le Pentagone (6). On peut aussi mentionner, parmi les innombrables projets supervisés par la DARPA, des lentilles ultra connectées offrant un système de réalité augmentée (7), des dispositifs cérébraux (8) permettant notamment le contrôle de bras bioniques (9), ou encore un système de déplacement mural ouvertement inspiré des « geckos » (10). Au-delà de ces technologies, ce sont surtout les moyens « non-matériels » qui suscitent le plus de débats. On pense bien entendu, ici, aux médicaments et autres substances pharmacologiques qui, à l’instar du « Modafinil » (11) employé notamment pendant la guerre d’Irak, peuvent impacter de manière considérable les facultés des soldats. De même, et c’est sans aucun doute la version la plus controversée de l’« enhancement » en matière militaire, les manipulations génétiques et cellulaires susciteraient aussi un intérêt de la part de la DARPA, Jean
François Caron observant que l’agence aurait, entre autres, « financé des recherches visant à développer un “super sang” contenant des cellules génétiquement modifiées capables de neutraliser des toxines biologiques létales » (12). S’il est difficile d’avoir de la visibilité sur la réelle teneur des projets d’enhancement en cours et surtout, si bon nombre appartiennent encore au champ de la science-fiction suscitant souvent des fantasmes en tout genre, il est néanmoins indéniable que les États-Unis font état d’une politique de recherche et développement active en la matière.
Enjeu stratégique et contraintes éthiques : les États-Unis à l’heure du choix
Les États-Unis ne sont pas les seuls à s’être lancés dans le développement du « super soldat ». Des puissances telles que la Russie ou la Chine, par exemple, semblent également faire du soldat augmenté un axe fort de leur recherche stratégique (13). Cette situation est une source d’inquiétude majeure pour le département de la Défense américain. « Très franchement, nos adversaires sont en train de poursuivre des opérations d’humain augmenté. Et cela nous effraie vraiment » (14), a par exemple déclaré, en 2015, le Secrétaire adjoint à la Défense, Bob Work. D’autant plus que les États-Unis, comme l’ensemble des puissances démocratiques, sont soumis à une pression interne importante sur le sujet, notamment au niveau éthique. Preuve de l’importance prise par ce phénomène au sein des démocraties, la France s’est récemment dotée d’un Comité d’éthique de la défense qui, en décembre 2020, a justement rendu un avis portant sur le soldat augmenté (15). Ce document à visée consultative, composé d’une trentaine de pages, affiche la volonté française de pouvoir recourir si nécessaire au soldat augmenté, mais cela à travers un véritable cadre éthique, juridique ou moral détaillé, faisant ainsi d’elle une nation à l’avantgarde sur cette question. De son côté, la puissance américaine tarde à établir un cadre clair entourant l’augmentation du soldat. Si les États-Unis ont connu de multiples comités au cours des dernières années à propos de l’enjeu plus général de la bioéthique (16), et si le DoD engage bien entendu des réflexions diverses sur le sujet (17), il est pour l’instant difficile de distinguer clairement la position éthique américaine vis-à-vis du soldat augmenté. Les États-Unis se trouvent donc désormais à un moment important. S’ils souhaitent continuer d’explorer le « super soldat » et ne pas se retrouver en situation de déséquilibre stratégique, ils ne peuvent pour autant se détacher des contraintes éthiques, juridiques ou morales qui entourent son développement ou son usage. La puissance américaine est donc contrainte de définir une position claire et la manière dont elle envisage le phénomène de « military
enhancement ». En se positionnant comme une puissance leader en matière d’augmentation du combattant, les États
Unis mettent aussi en avant la complexité d’un tel phénomène. S’il semble aujourd’hui impossible de se détourner du soldat augmenté, notamment pour des raisons opérationnelles et stratégiques, il est néanmoins fondamental de définir un cadre et des limites solides pour son développement et son usage. Sur ce point, le rapport du Comité d’éthique de la défense en France a constitué une étape fondamentale, qui rappelle aux États-Unis la nécessité de fixer une ligne claire en la matière. Malgré la pression stratégique que font peser des pays tels que la Russie ou la Chine par exemple, la puissance américaine ne peut donc éluder les problématiques et enjeux qui entourent le concept de soldat augmenté. À l’instar du cas français, la ligne états-unienne permettrait alors d’envoyer un message important au reste du monde sur le sujet.