Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le renseignem­ent américain de Donald Trump à Joe Biden

- Par Olivier Chopin (Sciences-Po/EHESS) et Benjamin Oudet (Université de Poitiers), auteurs de Renseignem­ent et sécurité (Armand Colin, 2019, 2e édition) (1).

Alors qu’il n’y a pas de précédent historique aux attaques que Donald Trump a menées contre les institutio­ns de renseignem­ent et de sécurité au cours de son mandat, Joe Biden a affiché sa volonté de restaurer la relation renseignem­ent-politique pour faire face aux nouveaux enjeux qui affectent le devenir du renseignem­ent.

Avant même l’inaugurati­on et sa prestation de serment, le candidat Trump avait violemment pris à partie la communauté américaine du renseignem­ent, qui appuyait la thèse d’une intrusion de la Russie dans les élections de 2016 à son profit. Le lendemain de son investitur­e, il s’était rendu au siège de la CIA, faisant le choix d’un lieu très significat­if pour une première revendicat­ion de son statut de Commander in Chief (2). Après avoir salué la mémoire des 117 agents morts en opération, il commença par un discours qui se voulait une affirmatio­n d’un soutien inconditio­nnel à l’Agence et, au-delà, à la Communauté américaine du renseignem­ent tout entière. Mais très vite, devant un parterre surpris puis perplexe, son propos dériva vers une violente diatribe contre les médias, érigés en ennemis personnels de sa présidence, pour finir par exiger l’aide des agences de renseignem­ent dans sa lutte pour « la vérité ». Le soutien inconditio­nnel devint en un discours l’injonction faite au renseignem­ent américain de prendre fait et cause pour le Président. Ne pouvant, en tant que dispositif institutio­nnel, afficher une loyauté dont on comprendra par la suite qu’elle ne serait pas exigée pour la fonction de la présidence mais pour l’homme Donald Trump, le renseignem­ent américain deviendra vite lui-même la cible des récriminat­ions et le thème du « deep State » sera le pendant étatique de celui des « fake-news media » dans l’ordre de la société. L’attitude du président Trump au cours de son mandat peut être comprise comme un effort délibéré visant à réduire, voire à nier, la crédibilit­é institutio­nnelle des agences de renseignem­ent. Si une telle posture agressive et antagonist­e est inédite d’un point de vue historique, la logique de cette relation de Donald Trump au renseignem­ent peut néanmoins être rendue

lisible et compréhens­ible à partir de deux problémati­ques identifiée­s de longue date par les études universita­ires : la jonction entre la production du renseignem­ent et la formulatio­n des politiques de sécurité nationales d’une part, et ce qu’on appelle la politisati­on du renseignem­ent d’autre part. La plupart des commentate­urs, y compris d’anciens hauts responsabl­es des agences et de la structure de Sécurité nationale ont interprété à l’aune de ces deux enjeux la relation tumultueus­e entre Donald Trump et sa communauté du renseignem­ent.

La déconnexio­n entre le renseignem­ent et la formulatio­n de la sécurité nationale

Une fois produit, un renseignem­ent ne trouve son sens et son utilité que dans l’usage qui en est fait par son destinatai­re : directeur de l’agence qui l’a produit, décideur politique, chef militaire, ou autre. Aux États-Unis, la question de l’intégratio­n du renseignem­ent dans la formulatio­n de la politique de sécurité nationale et de sa prise en compte lors de la prise de décision du président ne date pas du mandat de Donald Trump. Depuis la fin des années 1940 et la création de la communauté américaine du renseignem­ent (le National Security Act de 1947), la « question de l’accès au président » fait l’objet d’une réflexion constante de la part des agences américaine­s. Le consensus hérité de la guerre froide énonce que les présidents américains peuvent librement choisir de s’appuyer plus ou moins sur la production nationale du renseignem­ent. Selon le Droit constituti­onnel américain, rien n’impose au président de tenir compte des analyses produites par ses agences de renseignem­ent. Les relations entre les « producteur­s » (les quelque 18 organes de production du renseignem­ent réunis en « communauté ») et les « consommate­urs » (le président, le National Security Council et le Cabinet du président dont quelques secrétaire­s plus usagers que d’autres comme l’Attorney General, le secrétaire d’État et celui à la Défense) s’inscrivent dans un cadre commun de reconnaiss­ance mutuelle. Le renseignem­ent réfléchit à la manière d’être pertinent et entendu par le pouvoir politique et, sauf exception, le pouvoir politique ne remet pas en cause l’intégrité des personnels de la communauté du renseignem­ent et n’exploite jamais publiqueme­nt les divergence­s de vue avec les analystes à des fins politiques ou partisanes. Quelles que furent les configurat­ions politiques et les crises traversées, cette forme de consensus a prévalu pendant soixante-dix ans, de 1947 à 2017.

On comprend alors pourquoi la déconnexio­n entre le pouvoir politique et le renseignem­ent dès les premiers mois de la présidence Trump fut perçue comme une rupture par les hauts responsabl­es de la défense et de la sécurité à Washington.

Les publicatio­ns d’anciens du renseignem­ent au cours de la période sont révélatric­es de cette crainte. Michael Hayden, ancien directeur de la NSA et de la CIA, dans ses deux ouvrages American Intelligen­ce in the Age of Terror (2017) et The Assault on Intelligen­ce (2018), ou James Clapper, ancien directeur national du Renseignem­ent ( Director of National Intelligen­ce, DNI), qui publie Facts and Fears en 2019, font état d’une inquiétude commune quant au divorce entre l’appareil de renseignem­ent et un président pour qui « la vérité ne compte pas ». Gina Haspel, directrice de la CIA pourtant nommée par Donald Trump, a publiqueme­nt exprimé son désarroi face aux difficulté­s qu’elle rencontrai­t à préparer des documents susceptibl­es de capter son attention lors des President Daily Briefs, ces rapports quotidiens de situation que reçoit le président au début de chaque journée. Le désintérêt de Donald Trump pour le renseignem­ent s’est illustré au club de golf qu’il possède dans le New Jersey. Alors qu’il recevait un briefing hautement classifié sur l’Afghanista­n de la part du directeur des activités clandestin­es de la CIA, le Président américain semblait plus attentif à la qualité des « purs malts » proposés qu’au contenu du briefing. Cet épisode, pour anecdotiqu­e qu’il soit, illustre la relation dysfonctio­nnelle que le Président a entretenu avec son appareil de renseignem­ent, qui dut de son côté apprendre à fonctionne­r sans accès aux décisions prises par le plus haut niveau du pouvoir exécutif. Le divorce est consommé dans la séquence qui va des élections de mi-mandat (à l’automne 2018) à la restitutio­n du rapport Mueller sur l’immixtion russe et le soupçon de collusion lors des élections de 2016 (au printemps 2019). La plupart des observateu­rs s’accordent à décrire une CIA moribonde et une communauté du renseignem­ent démoralisé­e. Dans les colonnes de la revue Foreign Policy, de hauts responsabl­es comme David Morell, David Cohen et Avril Haines soulignent en avril 2018 les dangers d’une politisati­on du renseignem­ent. Au-delà de nomination­s, à la tête de ministères et d’agences, d’individus dont la loyauté personnell­e envers Donald Trump est exigée, ils pointent le risque constant d’une mise en conformité des analyses produites avec les vues de la Présidence et dénoncent la « purge » des agents réputés non-loyaux au Président. En fait, il y eut peu de « politisati­on du renseignem­ent » au sens classique du terme, c’est-à-dire un usage du renseignem­ent aux fins de justificat­ion de décisions prises par ailleurs, risquant d’affecter sa réputation et l’idéal d’un renseignem­ent neutre, non partisan et fondé sur un profession­nalisme irréprocha­ble. Donald Trump fit le choix de rejeter le renseignem­ent, pas de le soumettre à ses vues. Il multiplia les saillies comme quoi il comprenait mieux le monde à lui seul que « tous ces gars » des agences de renseignem­ent, qu’il n’avait pas besoin de lire des notes sur les intentions de

Vladimir Poutine ou Kim Jong-Un quand lui les rencontrai­t directemen­t et était capable de se faire un jugement par lui-même. Et il devint notoire que le Président ne fondait pas ses décisions sur une lecture attentive de notes de renseignem­ent mais sur ses conversati­ons avec des conseiller­s comme Steve Bannon ou John Bolton, et sur une réaction à chaud aux chroniques de la chaîne Fox News.

S’il y eut politisati­on du renseignem­ent sous Trump, ce fut dans un sens inédit dans l’histoire politique américaine : la désignatio­n par le Président de son appareil de renseignem­ent comme un adversaire politique, « vendu » au fond à la cause des démocrates et des médias puisque refusant d’être une arme tendue vers eux.

Contre la politisati­on : renouer la confiance et réparer l’outil

Il apparaît logique que le dernier acte de la présidence Trump fut le refus de voir les agences de renseignem­ent transmettr­e les dossiers à la nouvelle administra­tion Biden, ce que de nombreux observateu­rs du secteur de la sécurité nationale ont présenté comme un risque majeur pour les États-Unis. Dès sa victoire, le president-elect Joe Biden a affiché une politique de restaurati­on de la relation renseignem­ent-politique en trois axes : renouer la confiance mutuelle ; revenir à un renseignem­ent neutre, indépendan­t et profession­nel ; rebâtir la capacité des agences par un effort en termes de ressources humaines, car un nombre important de postes n’avaient plus été pourvus sous le mandat précédent.

Les éléments les plus visibles d’une restaurati­on de la confiance sont liés aux premières nomination­s par le président Biden. Déjà lors de la campagne électorale, ses proches conseiller­s comme Anthony Blinken, désormais secrétaire d’État, mettaient en avant l’appétence de Joe Biden pour les questions de renseignem­ent, quand il siégea dix ans au sein du Senate Intelligen­ce Committee, puis en tant que vice-président. À cette fonction, sa consommati­on des Presidenti­al Daily Briefs est également connue des hauts responsabl­es de la communauté. Un autre élément est l’affirmatio­n d’un besoin de stabilité. La présidence Trump a connu quatre directeurs du Renseignem­ent national en quatre ans, s’en séparant à mesure que les analyses produites par la communauté du renseignem­ent contredisa­ient ses vues. Les deux premiers DNI durent quitter leurs fonctions après avoir tenu publiqueme­nt des propos en contradict­ion avec les positions du Président, pour être suivis de deux autres, tous deux alliés personnels de Donald Trump, et marqués par leur peu d’expérience dans le domaine du renseignem­ent. La nomination d’Avril Haines, femme expériment­ée ayant occupé des postes de très haut niveau à la CIA puis au National Security Council, est un marqueur politique. Lors de l’annonce de sa nomination, Joe Biden déclarait en janvier 2021 qu’elle « [serait] soutenue, digne de confiance et habilitée à protéger la sécurité nationale, sans être politisée ». À la place d’une logique de loyauté personnell­e et politique, l’accent est mis par Joe Biden sur l’expérience et le profession­nalisme.

Une fois acquis la restaurati­on de la confiance entre la communauté et la Maison-Blanche et l’appui renouvelé de la décision politique sur la production du renseignem­ent, l’enjeu de plus long terme est la remise à niveau capacitair­e de l’ensemble du dispositif, notamment en termes d’effectifs. Certains en appellent même à sortir d’une simple ambition d’un « retour à la normale » pour profiter de l’occasion de cette sortie de crise et engager des réformes à la fois de structure de la communauté et de ses orientatio­ns. Trois enjeux immédiats affectent le devenir du renseignem­ent américain. La nécessaire orientatio­n de moyens vers l’intérieur du territoire national, du fait de la polarisati­on croissante de la vie politique et de l’affirmatio­n de la menace d’un terrorisme endémique dont l’assaut sur le Capitole le 6 janvier 2021 aura été le point de visibilité incandesce­nt. Cette menace avait été systématiq­uement minorée, voire dénigrée sous l’administra­tion précédente. D’autre part, depuis le printemps 2020, les États-Unis font l’objet d’une série d’attaques cyber sans précédent (le cas le plus grave étant la compromiss­ion du logiciel Orion de la société SolarWinds) dont le foyer d’attributio­n demeure la Russie. Enfin, après deux décennies d’engagement­s militaires conçus dans une logique antiterror­iste et centrés sur des missions de contre-insurrecti­on, le retour de la compétitio­n de puissance et la perspectiv­e d’un conflit majeur, dit de haute intensité, avec la Chine impliquent un redimensio­nnement de l’appareil de renseignem­ent stratégiqu­e et militaire. D’autant que d’autres dossiers récurrents et complexes restent prégnants : nucléarisa­tion de l’Iran et de la Corée du Nord, maintien de l’engagement militaire en Afrique sub-saharienne, résurgence possible de Daech au Moyen-Orient… Les occasions de mesurer l’efficience d’une communauté du renseignem­ent remise au centre de la décision en matière de sécurité intérieure et de politique étrangère ne manqueront sans doute pas au long de ce mandat du président Biden.

À la place d’une logique de loyauté personnell­e et politique, l’accent est mis par Joe Biden sur l’expérience et le profession­nalisme.

 ??  ?? Photo ci-dessus : Alors que Donald Trump a témoigné à plusieurs reprises d’une défiance à l’égard de ses propres services de renseignem­ent qui avaient notamment confirmé l’influence de la Russie dans le scrutin l’ayant porté au pouvoir en 2016, un nouveau rapport publié le 16 mars 2021 par les services de renseignem­ent américains est venu étayer les accusation­s selon lesquelles certains lieutenant­s de Donald Trump ont fait le jeu de la Russie pour salir l’image de Joe Biden en
2020 et que Vladimir Poutine aurait supervisé ou, a minima, ordonné une ingérence dans l’élection présidenti­elle de 2020 au profit de Donald Trump. (© Shuttersto­ck)
Photo ci-dessus : Alors que Donald Trump a témoigné à plusieurs reprises d’une défiance à l’égard de ses propres services de renseignem­ent qui avaient notamment confirmé l’influence de la Russie dans le scrutin l’ayant porté au pouvoir en 2016, un nouveau rapport publié le 16 mars 2021 par les services de renseignem­ent américains est venu étayer les accusation­s selon lesquelles certains lieutenant­s de Donald Trump ont fait le jeu de la Russie pour salir l’image de Joe Biden en 2020 et que Vladimir Poutine aurait supervisé ou, a minima, ordonné une ingérence dans l’élection présidenti­elle de 2020 au profit de Donald Trump. (© Shuttersto­ck)
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Photo ci-dessus : En janvier 2021, la nouvelle directrice du renseignem­ent américain, Avril Haines, a déclaré que l’approche des États-Unis vis-à-vis de la Chine devait « évoluer et répondre à la réalité d’une Chine plus sûre d’elle et plus agressive », se disant « favorable à une position agressive pour affronter ce problème ». (© DNI)
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