Les Grands Dossiers de Diplomatie
Le renseignement américain de Donald Trump à Joe Biden
Alors qu’il n’y a pas de précédent historique aux attaques que Donald Trump a menées contre les institutions de renseignement et de sécurité au cours de son mandat, Joe Biden a affiché sa volonté de restaurer la relation renseignement-politique pour faire face aux nouveaux enjeux qui affectent le devenir du renseignement.
Avant même l’inauguration et sa prestation de serment, le candidat Trump avait violemment pris à partie la communauté américaine du renseignement, qui appuyait la thèse d’une intrusion de la Russie dans les élections de 2016 à son profit. Le lendemain de son investiture, il s’était rendu au siège de la CIA, faisant le choix d’un lieu très significatif pour une première revendication de son statut de Commander in Chief (2). Après avoir salué la mémoire des 117 agents morts en opération, il commença par un discours qui se voulait une affirmation d’un soutien inconditionnel à l’Agence et, au-delà, à la Communauté américaine du renseignement tout entière. Mais très vite, devant un parterre surpris puis perplexe, son propos dériva vers une violente diatribe contre les médias, érigés en ennemis personnels de sa présidence, pour finir par exiger l’aide des agences de renseignement dans sa lutte pour « la vérité ». Le soutien inconditionnel devint en un discours l’injonction faite au renseignement américain de prendre fait et cause pour le Président. Ne pouvant, en tant que dispositif institutionnel, afficher une loyauté dont on comprendra par la suite qu’elle ne serait pas exigée pour la fonction de la présidence mais pour l’homme Donald Trump, le renseignement américain deviendra vite lui-même la cible des récriminations et le thème du « deep State » sera le pendant étatique de celui des « fake-news media » dans l’ordre de la société. L’attitude du président Trump au cours de son mandat peut être comprise comme un effort délibéré visant à réduire, voire à nier, la crédibilité institutionnelle des agences de renseignement. Si une telle posture agressive et antagoniste est inédite d’un point de vue historique, la logique de cette relation de Donald Trump au renseignement peut néanmoins être rendue
lisible et compréhensible à partir de deux problématiques identifiées de longue date par les études universitaires : la jonction entre la production du renseignement et la formulation des politiques de sécurité nationales d’une part, et ce qu’on appelle la politisation du renseignement d’autre part. La plupart des commentateurs, y compris d’anciens hauts responsables des agences et de la structure de Sécurité nationale ont interprété à l’aune de ces deux enjeux la relation tumultueuse entre Donald Trump et sa communauté du renseignement.
La déconnexion entre le renseignement et la formulation de la sécurité nationale
Une fois produit, un renseignement ne trouve son sens et son utilité que dans l’usage qui en est fait par son destinataire : directeur de l’agence qui l’a produit, décideur politique, chef militaire, ou autre. Aux États-Unis, la question de l’intégration du renseignement dans la formulation de la politique de sécurité nationale et de sa prise en compte lors de la prise de décision du président ne date pas du mandat de Donald Trump. Depuis la fin des années 1940 et la création de la communauté américaine du renseignement (le National Security Act de 1947), la « question de l’accès au président » fait l’objet d’une réflexion constante de la part des agences américaines. Le consensus hérité de la guerre froide énonce que les présidents américains peuvent librement choisir de s’appuyer plus ou moins sur la production nationale du renseignement. Selon le Droit constitutionnel américain, rien n’impose au président de tenir compte des analyses produites par ses agences de renseignement. Les relations entre les « producteurs » (les quelque 18 organes de production du renseignement réunis en « communauté ») et les « consommateurs » (le président, le National Security Council et le Cabinet du président dont quelques secrétaires plus usagers que d’autres comme l’Attorney General, le secrétaire d’État et celui à la Défense) s’inscrivent dans un cadre commun de reconnaissance mutuelle. Le renseignement réfléchit à la manière d’être pertinent et entendu par le pouvoir politique et, sauf exception, le pouvoir politique ne remet pas en cause l’intégrité des personnels de la communauté du renseignement et n’exploite jamais publiquement les divergences de vue avec les analystes à des fins politiques ou partisanes. Quelles que furent les configurations politiques et les crises traversées, cette forme de consensus a prévalu pendant soixante-dix ans, de 1947 à 2017.
On comprend alors pourquoi la déconnexion entre le pouvoir politique et le renseignement dès les premiers mois de la présidence Trump fut perçue comme une rupture par les hauts responsables de la défense et de la sécurité à Washington.
Les publications d’anciens du renseignement au cours de la période sont révélatrices de cette crainte. Michael Hayden, ancien directeur de la NSA et de la CIA, dans ses deux ouvrages American Intelligence in the Age of Terror (2017) et The Assault on Intelligence (2018), ou James Clapper, ancien directeur national du Renseignement ( Director of National Intelligence, DNI), qui publie Facts and Fears en 2019, font état d’une inquiétude commune quant au divorce entre l’appareil de renseignement et un président pour qui « la vérité ne compte pas ». Gina Haspel, directrice de la CIA pourtant nommée par Donald Trump, a publiquement exprimé son désarroi face aux difficultés qu’elle rencontrait à préparer des documents susceptibles de capter son attention lors des President Daily Briefs, ces rapports quotidiens de situation que reçoit le président au début de chaque journée. Le désintérêt de Donald Trump pour le renseignement s’est illustré au club de golf qu’il possède dans le New Jersey. Alors qu’il recevait un briefing hautement classifié sur l’Afghanistan de la part du directeur des activités clandestines de la CIA, le Président américain semblait plus attentif à la qualité des « purs malts » proposés qu’au contenu du briefing. Cet épisode, pour anecdotique qu’il soit, illustre la relation dysfonctionnelle que le Président a entretenu avec son appareil de renseignement, qui dut de son côté apprendre à fonctionner sans accès aux décisions prises par le plus haut niveau du pouvoir exécutif. Le divorce est consommé dans la séquence qui va des élections de mi-mandat (à l’automne 2018) à la restitution du rapport Mueller sur l’immixtion russe et le soupçon de collusion lors des élections de 2016 (au printemps 2019). La plupart des observateurs s’accordent à décrire une CIA moribonde et une communauté du renseignement démoralisée. Dans les colonnes de la revue Foreign Policy, de hauts responsables comme David Morell, David Cohen et Avril Haines soulignent en avril 2018 les dangers d’une politisation du renseignement. Au-delà de nominations, à la tête de ministères et d’agences, d’individus dont la loyauté personnelle envers Donald Trump est exigée, ils pointent le risque constant d’une mise en conformité des analyses produites avec les vues de la Présidence et dénoncent la « purge » des agents réputés non-loyaux au Président. En fait, il y eut peu de « politisation du renseignement » au sens classique du terme, c’est-à-dire un usage du renseignement aux fins de justification de décisions prises par ailleurs, risquant d’affecter sa réputation et l’idéal d’un renseignement neutre, non partisan et fondé sur un professionnalisme irréprochable. Donald Trump fit le choix de rejeter le renseignement, pas de le soumettre à ses vues. Il multiplia les saillies comme quoi il comprenait mieux le monde à lui seul que « tous ces gars » des agences de renseignement, qu’il n’avait pas besoin de lire des notes sur les intentions de
Vladimir Poutine ou Kim Jong-Un quand lui les rencontrait directement et était capable de se faire un jugement par lui-même. Et il devint notoire que le Président ne fondait pas ses décisions sur une lecture attentive de notes de renseignement mais sur ses conversations avec des conseillers comme Steve Bannon ou John Bolton, et sur une réaction à chaud aux chroniques de la chaîne Fox News.
S’il y eut politisation du renseignement sous Trump, ce fut dans un sens inédit dans l’histoire politique américaine : la désignation par le Président de son appareil de renseignement comme un adversaire politique, « vendu » au fond à la cause des démocrates et des médias puisque refusant d’être une arme tendue vers eux.
Contre la politisation : renouer la confiance et réparer l’outil
Il apparaît logique que le dernier acte de la présidence Trump fut le refus de voir les agences de renseignement transmettre les dossiers à la nouvelle administration Biden, ce que de nombreux observateurs du secteur de la sécurité nationale ont présenté comme un risque majeur pour les États-Unis. Dès sa victoire, le president-elect Joe Biden a affiché une politique de restauration de la relation renseignement-politique en trois axes : renouer la confiance mutuelle ; revenir à un renseignement neutre, indépendant et professionnel ; rebâtir la capacité des agences par un effort en termes de ressources humaines, car un nombre important de postes n’avaient plus été pourvus sous le mandat précédent.
Les éléments les plus visibles d’une restauration de la confiance sont liés aux premières nominations par le président Biden. Déjà lors de la campagne électorale, ses proches conseillers comme Anthony Blinken, désormais secrétaire d’État, mettaient en avant l’appétence de Joe Biden pour les questions de renseignement, quand il siégea dix ans au sein du Senate Intelligence Committee, puis en tant que vice-président. À cette fonction, sa consommation des Presidential Daily Briefs est également connue des hauts responsables de la communauté. Un autre élément est l’affirmation d’un besoin de stabilité. La présidence Trump a connu quatre directeurs du Renseignement national en quatre ans, s’en séparant à mesure que les analyses produites par la communauté du renseignement contredisaient ses vues. Les deux premiers DNI durent quitter leurs fonctions après avoir tenu publiquement des propos en contradiction avec les positions du Président, pour être suivis de deux autres, tous deux alliés personnels de Donald Trump, et marqués par leur peu d’expérience dans le domaine du renseignement. La nomination d’Avril Haines, femme expérimentée ayant occupé des postes de très haut niveau à la CIA puis au National Security Council, est un marqueur politique. Lors de l’annonce de sa nomination, Joe Biden déclarait en janvier 2021 qu’elle « [serait] soutenue, digne de confiance et habilitée à protéger la sécurité nationale, sans être politisée ». À la place d’une logique de loyauté personnelle et politique, l’accent est mis par Joe Biden sur l’expérience et le professionnalisme.
Une fois acquis la restauration de la confiance entre la communauté et la Maison-Blanche et l’appui renouvelé de la décision politique sur la production du renseignement, l’enjeu de plus long terme est la remise à niveau capacitaire de l’ensemble du dispositif, notamment en termes d’effectifs. Certains en appellent même à sortir d’une simple ambition d’un « retour à la normale » pour profiter de l’occasion de cette sortie de crise et engager des réformes à la fois de structure de la communauté et de ses orientations. Trois enjeux immédiats affectent le devenir du renseignement américain. La nécessaire orientation de moyens vers l’intérieur du territoire national, du fait de la polarisation croissante de la vie politique et de l’affirmation de la menace d’un terrorisme endémique dont l’assaut sur le Capitole le 6 janvier 2021 aura été le point de visibilité incandescent. Cette menace avait été systématiquement minorée, voire dénigrée sous l’administration précédente. D’autre part, depuis le printemps 2020, les États-Unis font l’objet d’une série d’attaques cyber sans précédent (le cas le plus grave étant la compromission du logiciel Orion de la société SolarWinds) dont le foyer d’attribution demeure la Russie. Enfin, après deux décennies d’engagements militaires conçus dans une logique antiterroriste et centrés sur des missions de contre-insurrection, le retour de la compétition de puissance et la perspective d’un conflit majeur, dit de haute intensité, avec la Chine impliquent un redimensionnement de l’appareil de renseignement stratégique et militaire. D’autant que d’autres dossiers récurrents et complexes restent prégnants : nucléarisation de l’Iran et de la Corée du Nord, maintien de l’engagement militaire en Afrique sub-saharienne, résurgence possible de Daech au Moyen-Orient… Les occasions de mesurer l’efficience d’une communauté du renseignement remise au centre de la décision en matière de sécurité intérieure et de politique étrangère ne manqueront sans doute pas au long de ce mandat du président Biden.
À la place d’une logique de loyauté personnelle et politique, l’accent est mis par Joe Biden sur l’expérience et le professionnalisme.