Les Grands Dossiers de Diplomatie
L’échec du contre-terrorisme américain face à l’État islamique
Malgré des moyens militaires et financiers colossaux, les actions de contre-terrorisme américaines peinent à remporter des victoires durables dans les guerres civiles irako-syriennes. Comment expliquer cet échec ?
Bien que défaites militairement à plusieurs occasions, en 2011 en Irak puis en 2017 en Irak et Syrie, les organisations djihadistes parviennent à se maintenir, tenant en échec la politique américaine au Moyen-Orient. En mars 2019, la chute du district de Baghouz a marqué un revers majeur pour l’État islamique (EI), mais l’organisation reste extrêmement active. En 2020, elle a organisé plus de 1400 attaques recensées en Irak et a intensifié ses actions dans les zones désertiques de l’Est syrien, tant du côté du régime que dans les territoires sous contrôle des Forces démocratiques syriennes (FDS). L’EI se redéploie dans un arc de crise allant de l’Est de la région de Homs, en Syrie, jusqu’à la province irakienne de Diyala, le long de la frontière iranienne, en passant par les gouvernorats de Kirkouk et de Mossoul.
Cette incapacité du contre-terrorisme (CT) américain à venir à bout de l’EI découle de l’absence de vision politique sur long terme. Faute de relais étatiques fiables dans la région, le CT s’appuie systématiquement sur des groupes armés non étatiques pour sécuriser les territoires reconquis, ce qui crée de nombreuses contradictions. D’une part, la multiplication des groupes armés favorise une dynamique de fragmentation sécuritaire. L’impossibilité pour les États-Unis de créer des formes de coopération entre les différentes forces armées permet à l’EI de se maintenir en jouant sur les tensions politiques locales. En Irak, l’organisation utilise les divisions entre les forces kurdes, l’armée irakienne et les milices chiites pour se reformer dans les « territoires disputés » (3). En Syrie, l’EI se réimplante en raison du manque d’ancrage local des FDS, notamment à l’est de Deir ez-Zor, et mène une véritable guérilla contre l’armée syrienne, perçue comme une force d’occupation par la population. D’autre part, le recours à des forces non étatiques limite la coordination entre les programmes civils de « stabilisation » et les institutions locales. L’aide aux populations reste relativement faible, comme en Syrie où la présence des cadres du PKK empêche un soutien politique et financier direct. Le contexte actuel rappelle ainsi celui de 2011 en Irak, lorsque les succès tactiques des forces américaines contre Al-Qaïda-Irak
s’étaient révélés sans lendemains. La recrudescence actuelle de l’EI remet en cause le fonctionnement même du CT et les effets qu’il produit sur les sociétés visées.
Du contre-terrorisme (CT) sans stratégie politique
L’absence de vision politique, caractéristique de la mise en place des opérations de CT, empêche toute consolidation des acquis par une stratégie de long terme permettant de stabiliser les territoires reconquis. Paradoxalement, alors que les guerres d’Irak et de Syrie ont été des laboratoires pour les forces spéciales américaines — en témoignent la vaste littérature et le foisonnement des doctrines de guerre asymétrique qui accompagnent des opérations de plus en plus techniques —, leurs opérations reproduisent les archétypes d’interventions incapables de gérer l’après-conflit : le CT génère sans cesse de nouveaux foyers de tensions. En 2003, l’intervention en Irak commence par une série d’erreurs qui privent les États-Unis de structures militaires et administratives capables de gouverner le pays. L’absence de projets politiques autres que la chute du régime de Saddam Hussein, la dissolution de l’armée irakienne suivie des lois de débaathification désorganisent l’État irakien et enlisent la force occupante dans une guerre civile coûteuse. Le CT s’impose comme l’ultime recours pour apaiser le conflit en jouant sur les tensions ethniques et religieuses. Débordées par l’insurrection irakienne et la guerre civile entre factions chiites, les forces américaines délèguent la gestion de territoires à différents partis ethno-confessionnels. Cette approche de la société irakienne par l’identitaire renforce le conflit communautaire dans un pays déjà durement éprouvé par les répressions et génocides du parti Baath. Le CT a pour effet de stigmatiser comme « terroristes » les populations arabes sunnites ou chiites des zones défavorisées. Un cercle vicieux s’ensuit où chaque opération de CT pousse la population civile dans les bras de l’insurrection. Ce cycle de violence projette l’armée américaine dans un jeu au coup par coup qui empêche toute perspective de stabilisation sur la durée. En 2011, le retrait des troupes américaines d’Irak met fin à cet engrenage, laissant une élite politique américaine traumatisée par « les guerres sans fin ». Depuis lors, les administrations américaines successives considèrent les opérations de CT menées par les forces spéciales comme les seules formes d’intervention acceptables, suffisamment limitées pour éviter l’enlisement. Toutefois, la montée en puissance de ces modes opératoires entre 2010 et 2020 ne résout pas le problème d’absence de stratégie durable. Le CT est davantage un moyen de « containment » des menaces, par l’envoi de quelques centaines de forces spéciales ou des frappes par drones, que de résolution des conflits.
Ce tournant est lourd de conséquences : le retrait d’Irak débouche sur un retour de l’EI tandis que l’absence d’engagement de l’administration américaine en Syrie conduit à une guerre civile hors de contrôle. Incapables de revoir leur politique moyen-orientale, les États-Unis se retrouvent pris dans une impasse entre la dictature du régime syrien et la montée en puissance de groupes radicaux comme l’État islamique ou le PKK. À nouveau, le CT s’impose et crée aussitôt de nouvelles tensions qui vont paralyser la diplomatie américaine. En Syrie, les forces spéciales s’associent au mouvement kurde soutenu par le PKK pour lutter contre l’EI, poussant la Turquie à l’aventurisme militaire. En Irak, les frappes par drones contre les cadres de l’axe proiranien désignés comme « terroristes » renforcent tant l’escalade avec l’Iran que la crise politique du pays.
La dépendance du CT à des groupes armés non étatiques
Sur le plan opérationnel, le CT a pour défaut de conduire à un contournement des institutions locales existantes, jugées peu fiables, et de privilégier le recours à des forces auxiliaires pour sécuriser le territoire. Le faible nombre d’unités américaines engagées sur le terrain oblige à sous-traiter l’intervention à des groupes armés non étatiques. Or, ceux-ci détournent régulièrement l’aide américaine au gré de leurs propres intérêts politiques. Ainsi, le résultat des opérations contre l’EI est controversé : il permet de reprendre le contrôle du territoire, mais a pour effet de créer de nouveaux conflits dont profite l’EI.
En Irak, le CT favorise à partir de 2007 la construction de « milices tribales », les sahawât, pour combattre l’insurrection sunnite. Or, derrière le mythe du tri
Le résultat des opérations contre l’EI est controversé : il permet de reprendre le contrôle du territoire, mais a pour effet de créer de nouveaux conflits dont profite l’EI.
balisme qu’incarnent les sahawât se cache un pan entier de l’« anthropologie imaginaire » de l’Irak portée par les forces américaines (4). Construits par le haut, ces groupes armés ne disposent que de très peu d’ancrage social et ne représentent que rarement les intérêts de la population. Les effets sur la société n’en sont pas moins importants : en moins de quatre ans (2007-2011), ces sahawât contribuent à détruire les structures de gouvernance et à fragmenter l’opposition arabe sunnite. Présentée au départ comme la clé du succès contre Al-Qaïda, cette expérience de CT se conclut par un échec : en 2014, l’EI reprend en quelques semaines la majorité des territoires sunnites irakiens et une large partie des zones tenues par l’opposition syrienne.
Face à cette nouvelle menace, les États-Unis, forcés de revenir en Irak, sont confrontés à une situation toujours plus difficile à maîtriser du fait de l’effondrement de l’armée irakienne et de l’influence grandissante des milices pro-iraniennes. De plus, leurs alliés kurdes irakiens, le Parti démocratique du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotique du Kurdistan (UPK), utilisent la guerre contre l’EI et l’aide américaine pour se renforcer et prendre le contrôle des « territoires disputés » majoritairement kurdes. Conforté par le soutien sans contrepartie de la Coalition, le PDK va même plus loin en organisant en septembre 2017 un référendum sur l’indépendance du Kurdistan irakien. Ce dernier provoque une réaction militaire massive des milices pro-iraniennes et de l’armée irakienne. Le CT porté par les États-Unis a en effet créé les conditions d’un nouveau cycle de confrontation entre le gouvernement irakien et la région kurde, des tensions que l’EI met à profit pour se maintenir dans les « territoires disputés ».
En Syrie, le recours à un mouvement pro-PKK pour lutter contre l’EI engendre une situation inédite. Les États-Unis se retrouvent à soutenir l’émanation syrienne d’un mouvement classé comme « terroriste » et en guerre contre la Turquie, un pays membre de l’OTAN. Le mouvement kurde syrien prend ainsi le contrôle du Nord-Est de la Syrie, met en place une administration de plus de 200 000 fonctionnaires et un corps militaire de 70 000 hommes, les Forces démocratiques syriennes (FDS). Cette situation pousse Ankara à sécuriser sa frontière en lançant plusieurs offensives qui vont déstabiliser l’effort de guerre contre l’EI.
Les opérations de stabilisation sources de nombreuses contradictions
La Syrie illustre les nombreuses contradictions du CT américain. Le renforcement spectaculaire du PKK entraine des incursions militaires turques qui entravent la guerre d’usure menée contre l’EI. En parallèle, le manque d’ancrage local des forces kurdes limite l’efficacité des raids ciblés opérés par la Coalition. Les forces américaines s’appuient principalement sur les informations fournies par leurs alliés kurdes qui n’ont pas de connaissance directe du terrain et, faute de relais fiables dans la population, sont eux-mêmes instrumentalisés dans des règlements de compte locaux. Cette méconnaissance des dynamiques locales induit de nombreux dommages collatéraux : la force de frappe américaine est souvent sollicitée par les FDS de manière disproportionnée dans des contextes où des opérations de polices ou de médiation suffiraient. Il est ainsi fréquent que des opposants syriens, sans lien avec l’EI, soient ciblés par la coalition, instrumentalisée dans une logique de compétition politique locale.
Sur le plan civil et institutionnel, le CT s’accompagne d’une multitude de programmes d’aide internationaux pour stabiliser les territoires reconquis, selon une perspective dite de state building. Ces programmes ont pour but de limiter l’ancrage de l’insurrection dans la population en jouant sur la reconstruction, la relance de l’action publique ou encore sur la réduction des inégalités. Mais la complexité de ces dispositifs et leur manque de relation avec les institutions locales ne permettent pas de coordonner une réponse institutionnelle efficace. En effet, les financements internationaux utilisés dans les programmes de stabilisation répondent à des contraintes légales qui limitent le financement des organisations politiques soutenues par le CT. Paradoxalement, alors que les forces spéciales américaines coopèrent ouvertement avec les forces kurdes syriennes, le financement direct de ces dernières est refusé à cause de leur lien avec le PKK. De cette manière, ces programmes de stabilisation fonctionnent principalement via des ONG, ce qui multiplie les centres de décision et désarticule les institutions locales existantes.
En définitive, les volets militaires et civils du CT fonctionnent en vase clos. En faisant l’impasse sur les dynamiques politiques, ils renforcent un cercle vicieux où la politique américaine ne parvient pas à reprendre l’initiative au Moyen-Orient tandis que la crise régionale s’aggrave face à l’influence croissante de l’Iran en Irak et au risque très probable d’une nouvelle offensive turque en Syrie.