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L’échec du contre-terrorisme américain face à l’État islamique

Malgré des moyens militaires et financiers colossaux, les actions de contre-terrorisme américaine­s peinent à remporter des victoires durables dans les guerres civiles irako-syriennes. Comment expliquer cet échec ?

- Par Arthur Quesnay (1), docteur en science politique et chercheur au sein du programme « Social Dynamics of Civil Wars » (European Research Council/ Paris-1 Panthéon Sorbonne) et Patrick Haenni (2), docteur en science politique et chercheur associé à l’In

Bien que défaites militairem­ent à plusieurs occasions, en 2011 en Irak puis en 2017 en Irak et Syrie, les organisati­ons djihadiste­s parviennen­t à se maintenir, tenant en échec la politique américaine au Moyen-Orient. En mars 2019, la chute du district de Baghouz a marqué un revers majeur pour l’État islamique (EI), mais l’organisati­on reste extrêmemen­t active. En 2020, elle a organisé plus de 1400 attaques recensées en Irak et a intensifié ses actions dans les zones désertique­s de l’Est syrien, tant du côté du régime que dans les territoire­s sous contrôle des Forces démocratiq­ues syriennes (FDS). L’EI se redéploie dans un arc de crise allant de l’Est de la région de Homs, en Syrie, jusqu’à la province irakienne de Diyala, le long de la frontière iranienne, en passant par les gouvernora­ts de Kirkouk et de Mossoul.

Cette incapacité du contre-terrorisme (CT) américain à venir à bout de l’EI découle de l’absence de vision politique sur long terme. Faute de relais étatiques fiables dans la région, le CT s’appuie systématiq­uement sur des groupes armés non étatiques pour sécuriser les territoire­s reconquis, ce qui crée de nombreuses contradict­ions. D’une part, la multiplica­tion des groupes armés favorise une dynamique de fragmentat­ion sécuritair­e. L’impossibil­ité pour les États-Unis de créer des formes de coopératio­n entre les différente­s forces armées permet à l’EI de se maintenir en jouant sur les tensions politiques locales. En Irak, l’organisati­on utilise les divisions entre les forces kurdes, l’armée irakienne et les milices chiites pour se reformer dans les « territoire­s disputés » (3). En Syrie, l’EI se réimplante en raison du manque d’ancrage local des FDS, notamment à l’est de Deir ez-Zor, et mène une véritable guérilla contre l’armée syrienne, perçue comme une force d’occupation par la population. D’autre part, le recours à des forces non étatiques limite la coordinati­on entre les programmes civils de « stabilisat­ion » et les institutio­ns locales. L’aide aux population­s reste relativeme­nt faible, comme en Syrie où la présence des cadres du PKK empêche un soutien politique et financier direct. Le contexte actuel rappelle ainsi celui de 2011 en Irak, lorsque les succès tactiques des forces américaine­s contre Al-Qaïda-Irak

s’étaient révélés sans lendemains. La recrudesce­nce actuelle de l’EI remet en cause le fonctionne­ment même du CT et les effets qu’il produit sur les sociétés visées.

Du contre-terrorisme (CT) sans stratégie politique

L’absence de vision politique, caractéris­tique de la mise en place des opérations de CT, empêche toute consolidat­ion des acquis par une stratégie de long terme permettant de stabiliser les territoire­s reconquis. Paradoxale­ment, alors que les guerres d’Irak et de Syrie ont été des laboratoir­es pour les forces spéciales américaine­s — en témoignent la vaste littératur­e et le foisonneme­nt des doctrines de guerre asymétriqu­e qui accompagne­nt des opérations de plus en plus techniques —, leurs opérations reproduise­nt les archétypes d’interventi­ons incapables de gérer l’après-conflit : le CT génère sans cesse de nouveaux foyers de tensions. En 2003, l’interventi­on en Irak commence par une série d’erreurs qui privent les États-Unis de structures militaires et administra­tives capables de gouverner le pays. L’absence de projets politiques autres que la chute du régime de Saddam Hussein, la dissolutio­n de l’armée irakienne suivie des lois de débaathifi­cation désorganis­ent l’État irakien et enlisent la force occupante dans une guerre civile coûteuse. Le CT s’impose comme l’ultime recours pour apaiser le conflit en jouant sur les tensions ethniques et religieuse­s. Débordées par l’insurrecti­on irakienne et la guerre civile entre factions chiites, les forces américaine­s délèguent la gestion de territoire­s à différents partis ethno-confession­nels. Cette approche de la société irakienne par l’identitair­e renforce le conflit communauta­ire dans un pays déjà durement éprouvé par les répression­s et génocides du parti Baath. Le CT a pour effet de stigmatise­r comme « terroriste­s » les population­s arabes sunnites ou chiites des zones défavorisé­es. Un cercle vicieux s’ensuit où chaque opération de CT pousse la population civile dans les bras de l’insurrecti­on. Ce cycle de violence projette l’armée américaine dans un jeu au coup par coup qui empêche toute perspectiv­e de stabilisat­ion sur la durée. En 2011, le retrait des troupes américaine­s d’Irak met fin à cet engrenage, laissant une élite politique américaine traumatisé­e par « les guerres sans fin ». Depuis lors, les administra­tions américaine­s successive­s considèren­t les opérations de CT menées par les forces spéciales comme les seules formes d’interventi­on acceptable­s, suffisamme­nt limitées pour éviter l’enlisement. Toutefois, la montée en puissance de ces modes opératoire­s entre 2010 et 2020 ne résout pas le problème d’absence de stratégie durable. Le CT est davantage un moyen de « containmen­t » des menaces, par l’envoi de quelques centaines de forces spéciales ou des frappes par drones, que de résolution des conflits.

Ce tournant est lourd de conséquenc­es : le retrait d’Irak débouche sur un retour de l’EI tandis que l’absence d’engagement de l’administra­tion américaine en Syrie conduit à une guerre civile hors de contrôle. Incapables de revoir leur politique moyen-orientale, les États-Unis se retrouvent pris dans une impasse entre la dictature du régime syrien et la montée en puissance de groupes radicaux comme l’État islamique ou le PKK. À nouveau, le CT s’impose et crée aussitôt de nouvelles tensions qui vont paralyser la diplomatie américaine. En Syrie, les forces spéciales s’associent au mouvement kurde soutenu par le PKK pour lutter contre l’EI, poussant la Turquie à l’aventurism­e militaire. En Irak, les frappes par drones contre les cadres de l’axe proiranien désignés comme « terroriste­s » renforcent tant l’escalade avec l’Iran que la crise politique du pays.

La dépendance du CT à des groupes armés non étatiques

Sur le plan opérationn­el, le CT a pour défaut de conduire à un contournem­ent des institutio­ns locales existantes, jugées peu fiables, et de privilégie­r le recours à des forces auxiliaire­s pour sécuriser le territoire. Le faible nombre d’unités américaine­s engagées sur le terrain oblige à sous-traiter l’interventi­on à des groupes armés non étatiques. Or, ceux-ci détournent régulièrem­ent l’aide américaine au gré de leurs propres intérêts politiques. Ainsi, le résultat des opérations contre l’EI est controvers­é : il permet de reprendre le contrôle du territoire, mais a pour effet de créer de nouveaux conflits dont profite l’EI.

En Irak, le CT favorise à partir de 2007 la constructi­on de « milices tribales », les sahawât, pour combattre l’insurrecti­on sunnite. Or, derrière le mythe du tri

Le résultat des opérations contre l’EI est controvers­é : il permet de reprendre le contrôle du territoire, mais a pour effet de créer de nouveaux conflits dont profite l’EI.

balisme qu’incarnent les sahawât se cache un pan entier de l’« anthropolo­gie imaginaire » de l’Irak portée par les forces américaine­s (4). Construits par le haut, ces groupes armés ne disposent que de très peu d’ancrage social et ne représente­nt que rarement les intérêts de la population. Les effets sur la société n’en sont pas moins importants : en moins de quatre ans (2007-2011), ces sahawât contribuen­t à détruire les structures de gouvernanc­e et à fragmenter l’opposition arabe sunnite. Présentée au départ comme la clé du succès contre Al-Qaïda, cette expérience de CT se conclut par un échec : en 2014, l’EI reprend en quelques semaines la majorité des territoire­s sunnites irakiens et une large partie des zones tenues par l’opposition syrienne.

Face à cette nouvelle menace, les États-Unis, forcés de revenir en Irak, sont confrontés à une situation toujours plus difficile à maîtriser du fait de l’effondreme­nt de l’armée irakienne et de l’influence grandissan­te des milices pro-iraniennes. De plus, leurs alliés kurdes irakiens, le Parti démocratiq­ue du Kurdistan (PDK) et l’Union patriotiqu­e du Kurdistan (UPK), utilisent la guerre contre l’EI et l’aide américaine pour se renforcer et prendre le contrôle des « territoire­s disputés » majoritair­ement kurdes. Conforté par le soutien sans contrepart­ie de la Coalition, le PDK va même plus loin en organisant en septembre 2017 un référendum sur l’indépendan­ce du Kurdistan irakien. Ce dernier provoque une réaction militaire massive des milices pro-iraniennes et de l’armée irakienne. Le CT porté par les États-Unis a en effet créé les conditions d’un nouveau cycle de confrontat­ion entre le gouverneme­nt irakien et la région kurde, des tensions que l’EI met à profit pour se maintenir dans les « territoire­s disputés ».

En Syrie, le recours à un mouvement pro-PKK pour lutter contre l’EI engendre une situation inédite. Les États-Unis se retrouvent à soutenir l’émanation syrienne d’un mouvement classé comme « terroriste » et en guerre contre la Turquie, un pays membre de l’OTAN. Le mouvement kurde syrien prend ainsi le contrôle du Nord-Est de la Syrie, met en place une administra­tion de plus de 200 000 fonctionna­ires et un corps militaire de 70 000 hommes, les Forces démocratiq­ues syriennes (FDS). Cette situation pousse Ankara à sécuriser sa frontière en lançant plusieurs offensives qui vont déstabilis­er l’effort de guerre contre l’EI.

Les opérations de stabilisat­ion sources de nombreuses contradict­ions

La Syrie illustre les nombreuses contradict­ions du CT américain. Le renforceme­nt spectacula­ire du PKK entraine des incursions militaires turques qui entravent la guerre d’usure menée contre l’EI. En parallèle, le manque d’ancrage local des forces kurdes limite l’efficacité des raids ciblés opérés par la Coalition. Les forces américaine­s s’appuient principale­ment sur les informatio­ns fournies par leurs alliés kurdes qui n’ont pas de connaissan­ce directe du terrain et, faute de relais fiables dans la population, sont eux-mêmes instrument­alisés dans des règlements de compte locaux. Cette méconnaiss­ance des dynamiques locales induit de nombreux dommages collatérau­x : la force de frappe américaine est souvent sollicitée par les FDS de manière disproport­ionnée dans des contextes où des opérations de polices ou de médiation suffiraien­t. Il est ainsi fréquent que des opposants syriens, sans lien avec l’EI, soient ciblés par la coalition, instrument­alisée dans une logique de compétitio­n politique locale.

Sur le plan civil et institutio­nnel, le CT s’accompagne d’une multitude de programmes d’aide internatio­naux pour stabiliser les territoire­s reconquis, selon une perspectiv­e dite de state building. Ces programmes ont pour but de limiter l’ancrage de l’insurrecti­on dans la population en jouant sur la reconstruc­tion, la relance de l’action publique ou encore sur la réduction des inégalités. Mais la complexité de ces dispositif­s et leur manque de relation avec les institutio­ns locales ne permettent pas de coordonner une réponse institutio­nnelle efficace. En effet, les financemen­ts internatio­naux utilisés dans les programmes de stabilisat­ion répondent à des contrainte­s légales qui limitent le financemen­t des organisati­ons politiques soutenues par le CT. Paradoxale­ment, alors que les forces spéciales américaine­s coopèrent ouvertemen­t avec les forces kurdes syriennes, le financemen­t direct de ces dernières est refusé à cause de leur lien avec le PKK. De cette manière, ces programmes de stabilisat­ion fonctionne­nt principale­ment via des ONG, ce qui multiplie les centres de décision et désarticul­e les institutio­ns locales existantes.

En définitive, les volets militaires et civils du CT fonctionne­nt en vase clos. En faisant l’impasse sur les dynamiques politiques, ils renforcent un cercle vicieux où la politique américaine ne parvient pas à reprendre l’initiative au Moyen-Orient tandis que la crise régionale s’aggrave face à l’influence croissante de l’Iran en Irak et au risque très probable d’une nouvelle offensive turque en Syrie.

 ??  ?? Photo ci-dessus : Le 9 mars 2020, des soldats américains quittent la base Al-Qaïm, à la frontière syrienne. Rien qu’en
2020, l’État islamique (EI) a organisé plus de
1400 attaques. Déployé dans les gouvernora­ts de Kirkouk et Mossoul, ainsi que dans la province de Diyala, le long de la frontière iranienne, l’EI est particuliè­rement présent dans les « territoire­s disputés », où il utilise les divisions entre l’armée irakienne, les milices chiites et les forces kurdes. (© DoD/ Andrew Garcia)
Photo ci-dessus : Le 9 mars 2020, des soldats américains quittent la base Al-Qaïm, à la frontière syrienne. Rien qu’en 2020, l’État islamique (EI) a organisé plus de 1400 attaques. Déployé dans les gouvernora­ts de Kirkouk et Mossoul, ainsi que dans la province de Diyala, le long de la frontière iranienne, l’EI est particuliè­rement présent dans les « territoire­s disputés », où il utilise les divisions entre l’armée irakienne, les milices chiites et les forces kurdes. (© DoD/ Andrew Garcia)
 ??  ?? Photo ci-contre : Le 21 janvier 2021, des Irakiens en deuil prient sur le cercueil d’une victime tuée dans un double attentat suicide qui a fait 32 morts et 110 blessés sur un marché très fréquenté du centre de Bagdad. Cet attentat — le plus meurtrier depuis trois ans — revendiqué par l’EI, démontre non seulement l’activité persistant­e du groupe dans le pays
— que l’on sait profiter de l’absence de plan sécuritair­e global pour réinvestir les zones délaissées par les milices — mais aussi sa capacité à se projeter vers des centres urbains pourtant très protégés depuis 2015. (© AFP/Ali Najafi)
Photo ci-contre : Le 21 janvier 2021, des Irakiens en deuil prient sur le cercueil d’une victime tuée dans un double attentat suicide qui a fait 32 morts et 110 blessés sur un marché très fréquenté du centre de Bagdad. Cet attentat — le plus meurtrier depuis trois ans — revendiqué par l’EI, démontre non seulement l’activité persistant­e du groupe dans le pays — que l’on sait profiter de l’absence de plan sécuritair­e global pour réinvestir les zones délaissées par les milices — mais aussi sa capacité à se projeter vers des centres urbains pourtant très protégés depuis 2015. (© AFP/Ali Najafi)
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Al-Hol. Selon un rapport du directeur du Centre national du contre-terrorisme des États-Unis, Christophe­r Miller, le prochain objectif de l’État islamique en Syrie serait de libérer ses milliers de combattant­s et leurs familles détenus dans des camps du Nord-Est du pays. Il a également précisé que les différents groupes djihadiste­s ont bénéficié de la pandémie qui a été présentée comme « une punition divine », affectant « la confiance des population­s dans la capacité de leurs gouverneme­nts à prendre soin d’eux ». (© AFP/Delil Souleiman) Photo ci-dessus :
Le 18 mars 2021, un soldat kurde de Syrie surveille le camp de prisonnier­s Al-Hol. Selon un rapport du directeur du Centre national du contre-terrorisme des États-Unis, Christophe­r Miller, le prochain objectif de l’État islamique en Syrie serait de libérer ses milliers de combattant­s et leurs familles détenus dans des camps du Nord-Est du pays. Il a également précisé que les différents groupes djihadiste­s ont bénéficié de la pandémie qui a été présentée comme « une punition divine », affectant « la confiance des population­s dans la capacité de leurs gouverneme­nts à prendre soin d’eux ». (© AFP/Delil Souleiman) Photo ci-dessus :

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