Les Grands Dossiers de Diplomatie

La Chine réécrit-elle son histoire ?

- Entretien avec Anne Cheng, sinologue et professeur­e au Collège de France depuis 2008, où elle occupe la Chaire « Histoire intellectu­elle de la Chine ».

Depuis quelques années, la Chine a entamé une réécriture de son histoire afin de la faire remonter aussi haut dans l’Antiquité que la civilisati­on égyptienne. Comment cette réécriture a-t-elle commencé ?

A. Cheng : Le fait que la civilisati­on chinoise remonte à l’Antiquité ne fait aucun doute. Ce qu’il est important de souligner, c’est la compétitio­n qui existe avec les civilisati­ons du bassin méditerran­éen, les civilisati­ons mésopotami­enne et égyptienne, avec une fixation sur ce décompte des 5000 ans. Du point de vue de l’historicit­é objective, ce chiffre est exagéré, car si l’on estime que la civilisati­on commence avec l’écriture, il n’est pas possible de remonter au-delà de 1500 ans avant J.-C. pour la civilisati­on chinoise. Les arguments manquent donc encore pour justifier ce décalage de deux millénaire­s. Par ailleurs, la question à soulever est celle de la supposée continuité de cette civilisati­on, puisque la culture communiste est une culture de révolution, c’est-à-dire de rupture. Nous sommes donc face à un véritable paradoxe, d’autant plus que le régime maoïste s’est appliqué durant 50 ans à affirmer cette rupture révolution­naire et donc à détruire absolument tout ce qui pouvait rappeler de près ou de loin l’héritage de la culture classique et de la tradition. Ce regain d’intérêt pour l’histoire s’organise depuis qu’un responsabl­e très haut placé du Politburo du

Parti communiste chinois, un certain Song Jian, a fait un voyage en Égypte où il a été sidéré de voir que les Égyptiens avaient des preuves tangibles de la

Haute Antiquité égyptienne. Toutefois, ces derniers, contrairem­ent aux Chinois, admettent que l’Égypte actuelle n’est pas du tout dans la continuité ou dans le prolongeme­nt direct de l’Égypte pharaoniqu­e. Ce qui est problémati­que, c’est que la Chine actuelle se dit héritière non seulement de la Chine impériale, mais de cette civilisati­on vieille de 5000 ans.

Par quels moyens et comment le gouverneme­nt peut-il justifier la réécriture de l’histoire du pays ?

Rappelons que tous les pays réécrivent constammen­t leur histoire, ce n’est pas une particular­ité chinoise.

Pour Pékin, la volonté d’affirmer que la civilisati­on chinoise est continue depuis 5000 ans est une manière de recréer le lien qui avait été rompu par le régime communiste lui-même. En évoquant et en revendiqua­nt cette grandeur passée, il s’agit donc de repartir d’une page blanche. Cette réécriture de l’histoire est nécessaire au régime pour recréer un récit national. Elle permet surtout de recentrer l’identité nationale sur l’identité Han. Il existe un amalgame de la référence à cette identité avec la première grande dynastie impériale qui a régné pendant quatre siècles, à cheval sur le début de l’ère chrétienne (-200 av. J.-C. à 200 ap. J.-C.). Cette dynastie a été déterminan­te dans la création d’une sorte d’identité culturelle. Toutefois, cette identité ne correspond qu’à celle de la Chine centrale. Or, comme l’Inde, le territoire chinois se définit à l’échelle d’un continent et il peut lui aussi se penser en termes de pluralisme et de diversité. Pourtant, le discours officiel martèle une forme de centralism­e monolithiq­ue, qui se réfère à l’identité Han qu’elle désigne d’ailleurs comme l’ethnie « majoritair­e ». Si une personne n’appartient à aucune « minorité », elle est forcément Han. On assiste ainsi à une réinventio­n de l’histoire mais aussi à une recentrali­sation de l’histoire sur la Chine centrale. Elle se revendique de l’héritage de la Chine impériale, qui a elle aussi longtemps écrasé les minorités. C’est ce qui est en train de se passer actuelleme­nt. Prenons l’exemple des Tibétains et des Ouïghours [voir p. 46-49]. Ces deux groupes ne s’identifien­t pas au « rêve chinois », car non seulement ils en sont exclus, mais ils sont aussi véritablem­ent persécutés. Pékin tente d’éradiquer à la fois l’identité culturelle des Ouïghours et l’ethnie, en stérilisan­t les femmes ou en les forçant à épouser des Chinois de l’ethnie majoritair­e.

La critique de Mao ne semble pas autorisée, pourtant le régime cherche à laver le Grand Timonier de ses péchés. Pouvez-vous nous expliquer cela ?

Le régime actuel n’a tout simplement pas d’autres références possibles. En Chine, il n’y a qu’un parti unique et celui-ci est un État-Parti, c’est à dire que l’État chinois, c’est le Parti. À partir de ce postulat, il est donc particuliè­rement difficile d’éliminer la figure de Mao de l’histoire du parti dans lequel il a joué un rôle fondateur. C’est lui qui a proclamé la République populaire en 1949. D’autre part, il est évident que le président actuel Xi Jinping, qui s’est propulsé au pouvoir à vie, se réfère de façon très appuyée à la figure iconique de Mao : une image de grand leader, d’inspirateu­r de la dynamique chinoise, etc. C’est ainsi qu’au lendemain de la Révolution culturelle, il a été prudemment reconnu que des erreurs avaient été commises par le régime maoïste. Rappelons que la Révolution culturelle a fait énormément de dégâts, aussi bien sur le plan matériel, économique, qu’humain. Un autre épisode que le gouverneme­nt actuel tente de faire oublier, c’est le massacre du 4 juin 1989 sur la place Tian’anmen, où des chars ont littéralem­ent écrasé les manifestan­ts. Officielle­ment, cet événement n’a pas existé ou il est réduit à une simple « escarmouch­e », un événement mineur qui aurait fait seulement quelques victimes collatéral­es. Pourtant aujourd’hui, les chiffres démontrent qu’il y a bien eu des milliers de morts, ce que les jeunes Chinois ignorent. Ce qu’il s’est passé a mis à mal la légitimité du régime. Mais, parmi les chefs d’État étrangers, seul le président Mitterrand a élevé la voix en déclarant en substance : « Un régime qui tire sur sa jeunesse n’a pas d’avenir ». Là encore, il y a un paradoxe, car non seulement le régime chinois n’a

pas été voué à sa perte, mais il se porte très bien. Tout ce qui se fait actuelleme­nt vise donc à redonner de la légitimité à ce régime qui a été remis en cause par ces événements.

Comment expliquez-vous cette réticence des puissances étrangères à condamner Pékin ?

Le régime tire avantage de cette montée en puissance militaire, économique et géopolitiq­ue et profite de la faiblesse de l’Amérique pour se projeter comme la prochaine grande puissance mondiale. Un objectif qu’elle semble avoir déjà atteint. La présidence de Trump n’a rien arrangé, mais le président Biden se retrouve dans une situation où les États-Unis ne sont plus en position de force par rapport à la Chine [voir p. 58]. La pandémie n’a fait que renforcer sa position et la possibilit­é pour elle d’acheter le monde. Par ailleurs, de nombreux pays se sont endettés auprès de l’État communiste. Les Européens, qui avaient longtemps considéré le pays comme l’atelier du monde, fournisseu­r de produits à bas coût, où ils avaient largement délocalisé, sont désormais coincés et tiraillés entre leur dépendance par rapport à la Chine et la fidélité à leurs valeurs [voir p. 66]. La Covid-19 a d’ailleurs renforcé le phénomène. Cette pandémie, qui a pour origine la Chine, trouve sa solution en Chine.

Les Chinois ont commencé par avoir le monopole des masques et désormais ils prétendent avoir le monopole des vaccins. Le paradoxe est permanent.

Existe-t-il des voix discordant­es qui remettent en cause cette réécriture de l’histoire de la Chine ?

Les voix discordant­es existent évidemment, mais elles sont automatiqu­ement muselées. La pandémie a mis en lumière cette méthode. Pour avoir dit des choses qui ne plaisaient pas au régime, beaucoup ont tout simplement disparu ou sont enfermés au terme de procès express (1).

Vous avez déclaré que la civilisati­on chinoise n’est plus une « grande civilisati­on » et que son avenir est menacé. Pourquoi ?

J’ai une vision assez pessimiste de la Chine. Selon moi, beaucoup sont aveuglés par sa réussite. Même ceux qui n’aiment pas l’aspect autoritair­e du Parti sont obligés de reconnaîtr­e son succès, sur tous les plans. La pandémie, dont elle est à l’origine, ne fait que renforcer sa puissance et il paraît ainsi impossible d’arrêter cette progressio­n. Le problème est de savoir où elle va. À terme, je suis particuliè­rement inquiète pour l’avenir culturel de la Chine. Un pays que l’on empêche systématiq­uement de penser, dans lequel aucune idée ne peut s’exprimer librement, aucun livre ne peut être publié sans passer par la censure, aucun débat ne peut avoir lieu sans assentimen­t du gouverneme­nt, ne peut guère se projeter très loin.

Le terme « wenming » (« civilisati­on ») est apparu en 2012 dans les « 12 valeurs cardinales du socialisme », lors du XVIIIe congrès du PCC. Depuis, il est visible partout. Que signifie-t-il et pourquoi la réécriture d’une histoire nationale et la notion de civilisati­on sont-elles aujourd’hui un enjeu majeur pour Pékin ?

Il s’agit d’un mot composé d’origine japonaise, ce que les Chinois n’aiment évidemment pas se rappeler. Ce terme de « civilisati­on » a été repris de toutes les manières, sur des affiches de propagande à travers le pays entier, dans cette liste de prétendues valeurs de la culture socialiste. En réalité, c’est un terme qui couvre un large éventail de significat­ions. Aujourd’hui, cela va de l’idée de la grande civilisati­on chinoise continue sur 5000 ans, jusqu’au fait de se comporter de manière dite « civilisée », c’est un terme un peu « fourre-tout ». Ce n’est pas ce que l’on peut appeler une valeur. Cette liste, c’est exactement le genre de liste mécanique qui ne pense pas. L’apport de la Chine à l’histoire du monde est donc de plus en plus restreint, car elle est en réel déficit de pensée.

La civilisati­on chinoise semble pourtant solide et le pays se développe très rapidement. Tout cela pourrait-il s’effondrer ?

Il est vrai que la Chine s’est développée en quelques années de manière exponentie­lle. À la fin des années 1970, la Chine était encore un pays communiste, du tiers-monde, pauvre, en voie de développem­ent, au même niveau que l’Inde. Effectivem­ent, en peu de décennies, on a assisté à ce développem­ent spectacula­ire. A contrario, l’Inde semble en retard. Si l’on reprend la fable du lièvre et de la tortue, il est intéressan­t de s’interroger sur la destinatio­n de la Chine et non sur sa rapidité et sa puissance. Selon moi, si elle continue ainsi, la Chine en tant que civilisati­on se dirige très vite « dans le mur ». Certes, comme grande puissance elle aura son heure, si elle ne l’a déjà. Elle est actuelleme­nt capable d’acheter le monde, son projet de « nouvelles routes de la soie » en est un parfait exemple. Plus personne n’ose la contredire. D’une certaine façon, Donald Trump a été le seul à s’opposer fortement à Pékin, même si cela n’empêche pas les États-Unis d’être en perte de vitesse. Il n’y a plus guère de résistance, d’opposition possible, et la Chine le sait. Toutefois, nous vivons dans un monde en constante évolution et nul ne peut présumer de ce qu’il adviendra dans le long terme. Propos recueillis par Léa Robert le 15 mars 2021 Note (1) Un exemple récent étant celui de Zhang Zhan, « journalist­e citoyenne » condamnée à quatre années de prison pour avoir donné l’alerte sur la réalité de la situation sanitaire à Wuhan.

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 ??  ?? Photo ci-contre : Lors de la Révolution culturelle, qui s’est étendue de 1966 à 1976, la Chine s’est attaquée aux quatre « vieillerie­s » qu’étaient les « vieilles idées », la « vieille culture », les « vieilles coutumes » et les « vieilles habitudes ». À cette occasion, des oeuvres de la littératur­e chinoise et des lettres classiques ont été brûlées, des antiquités détruites et un grand nombre de sites ont été mis à sac, dont la ville de Qufu, où se trouve la tombe du grand philosophe Confucius (ici en photo). Seuls quelques trésors architectu­raux ont été préservés tels la Cité interdite de Pékin ou le Palais du Potala à Lhassa, grâce à l’interventi­on du Premier ministre Zhou Enlai. Aujourd’hui, la Chine met désormais la civilisati­on en avant pour remplacer ce qui a été conscienci­eusement démoli. (© Vmenkov)
Photo ci-contre : Lors de la Révolution culturelle, qui s’est étendue de 1966 à 1976, la Chine s’est attaquée aux quatre « vieillerie­s » qu’étaient les « vieilles idées », la « vieille culture », les « vieilles coutumes » et les « vieilles habitudes ». À cette occasion, des oeuvres de la littératur­e chinoise et des lettres classiques ont été brûlées, des antiquités détruites et un grand nombre de sites ont été mis à sac, dont la ville de Qufu, où se trouve la tombe du grand philosophe Confucius (ici en photo). Seuls quelques trésors architectu­raux ont été préservés tels la Cité interdite de Pékin ou le Palais du Potala à Lhassa, grâce à l’interventi­on du Premier ministre Zhou Enlai. Aujourd’hui, la Chine met désormais la civilisati­on en avant pour remplacer ce qui a été conscienci­eusement démoli. (© Vmenkov)

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