Les Grands Dossiers de Diplomatie
L’économie chinoise, plus vulnérable qu’il n’y paraît ?
Alors que la pandémie de Covid-19 a plongé l’économie mondiale dans une récession record, la croissance chinoise résiste. Pourtant, la pérennité de sa bonne santé économique pourrait être remise en question par des défis et des fragilités nécessitant des réformes jusque-là repoussées, au premier rang desquels la question démographique.
La Chine est l’un des rares pays à avoir connu une croissance économique sur l’année 2020, et l’objectif d’un taux de 6 % en 2021, annoncé lors des Langhui (réunion annuelle des deux assemblées) en 2021, a des chances de se réaliser. Pourtant, ces bons résultats et la réalité de la reprise économique ne doivent pas masquer l’existence de vulnérabilités. Les changements structurels nécessaires ont régulièrement été repoussés depuis les années 2000 en raison des différences crises, particulièrement celle de 2008. Les politiques de relance ont permis d’atténuer les difficultés, mais ont aussi reporté certaines réformes. Aujourd’hui, des injonctions contradictoires pèsent sur l’économie chinoise : développer la consommation alors qu’il y a peu de raisons que le taux d’épargne diminue, ou encore améliorer la protection sociale sans que les gouvernements locaux accroissent leur endettement.
Le 14e plan (2021-2025) place au coeur de ses objectifs celui de circulation duale, qui favorise une croissance fondée sur la demande domestique et une autosuffisance technologique. En effet, la baisse de la dépendance de la croissance aux exportations suppose une plus forte dynamique de la consommation. Dès 2004, le Premier ministre Wen Jiabao a annoncé le nécessaire rééquilibrage de la croissance grâce à une augmentation de la consommation. Si ce rééquilibrage a pu être observé depuis quelques années, il s’atténue avec la crise sanitaire, qui a affaibli la consommation privée, surtout celle des plus vulné
rables. La consommation dépend prioritairement de l’évolution démographique, de celle de la pauvreté et des inégalités, qui demeurent des points faibles de l’économie de la Chine.
L’enjeu démographique : une question cruciale
Un sujet est central et à la croisée des problèmes structurels que connait aujourd’hui la Chine : la démographie. Après avoir été au coeur de son modèle de croissance pendant 40 ans, elle est devenue pour la Chine un problème majeur. À partir du début des années 1970, la stricte application de la politique de contrôle des naissances a entraîné une chute de la natalité, alors que la population en âge de travailler continuait de croître. Le pays a alors pu fonder sa croissance sur le développement de la production grâce à une main-d’oeuvre abondante et bon marché. Ainsi, pendant des années, la Chine a bénéficié d’un dividende démographique qui a soutenu sa croissance. Le ratio de dépendance des inactifs par rapport aux actifs a régulièrement diminué, ce qui contribué à 20 % de la croissance entre 1981 et 2010 (Cai et Lu, 2016). Cet effet est pratiquement nul depuis 2016.
La hausse de la productivité observée au début des réformes a résulté de l’existence d’un surplus de main-d’oeuvre dans le secteur agricole à faible productivité et d’un transfert de cette main-d’oeuvre vers l’industrie, à forte productivité. Ces migrations ont amélioré l’efficacité de l’allocation des ressources, qui a été la principale source d’accroissement de la productivité totale des facteurs. La baisse du ratio de dépendance (ratio du nombre d’inactifs sur le nombre d’actifs) a soutenu une rapide augmentation de l’épargne qui a également été une source d’amélioration de la productivité grâce à une augmentation du capital par tête. La structure de la population a donc été en cohérence avec la politique de réformes et d’ouverture.
Mais la baisse de la fertilité et l’allongement de la durée de vie ont conduit à une transition démographique qui s’est traduite notamment par une pénurie de main-d’oeuvre qui est apparue dès le début des années 2000 dans les provinces côtières. Avec l’augmentation du ratio de dépendance, ce qui était un dividende démographique s’est transformé en fardeau.
On attend encore les chiffres du recensement de novembre 2020, qui font l’objet de discussions avant même leur publication. Selon le Financial Times (2021), le chiffre de la population devrait baisser pour la première fois depuis le « Grand Bond en avant » et la famine qui a suivi.
Des sources officielles indiquent quant à elles que la population a continué à augmenter en 2019. Quoi qu’il en soit, le pic sera bientôt atteint.
En 2049, la population âgée de plus de 65 ans sera proche de 400 millions de personnes, soit plus d’un quart de la population totale. Le ratio de dépendance sera de 72 (contre 42 en 2019), proche de celui de certains pays européens. De plus, la taille de la famille diminue, surtout dans les villes, affaiblissant d’autant les sources de protection. 17,5 millions de personnes âgées vivaient seules en 2010, elles seront plus de 53 millions en 2050. Cette situation est d’autant plus inquiétante que les solutions sont peu nombreuses. La Chine va perdre un quart de sa force de travail d’ici 2049, ce qui peut peser sur la soutenabilité de la croissance. La baisse de la fertilité résulte de la diminution du nombre de personnes en âge de procréer et de la volonté de ne pas avoir un enfant supplémentaire. L’assouplissement de la politique de l’enfant unique en 2007 et sa suppression en 2016 n’ont pas eu les effets attendus. En effet le coût de l’éducation, du logement, l’évolution des modes de vie, conduisent les parents à ne vouloir qu’un enfant et sont des paramètres sur lesquels il est difficile d’agir. Cette réforme est probablement arrivée dix ans trop tard. Il devrait en résulter une hausse du coût du travail dont les effets pourraient être corrigés par une amélioration des niveaux d’éducation, qui ne sont encore pas très élevés. Mais surtout, la capacité de paiement des retraites et des soins de santé est très incertaine. Le système actuel repose sur une combinaison de cotisations individuelles et de mutualisation. Dans les années qui viennent, il y aura plus de besoins et moins de personnes pour financer. Le gouvernement envisage d’allonger la durée de la vie active puisque la retraite est à 55 ans pour les femmes et 60 ans pour les hommes. L’amélioration de l’accompagnement des personnes âgées (à domicile ou dans des institutions spécialisées) est également un objectif difficile à atteindre en raison des faiblesses du système de santé et de la diminution de la taille de la famille. La démographie peut aussi impacter la croissance par le biais de l’épargne. En effet, la théorie du cycle de vie nous enseigne que c’est principalement pendant la période d’activité que l’on épargne. Le vieillissement de la population peut donc conduire à une baisse de l’épargne des ménages. De plus, si le coût du travail augmente sans amélioration
Un sujet est central et à la croisée des problèmes structurels que connait aujourd’hui la Chine : la démographie. Après avoir été au coeur de son modèle de croissance pendant 40 ans, elle est devenue pour la Chine un problème majeur.
de la productivité, la marge des entreprises et donc leurs possibilités d’investissement diminueront.
La question des inégalités
Ces problèmes sont étroitement liés au fait que la protection sociale est très insuffisante en Chine. Avant la mise en place des réformes, les soins et l’éducation avaient un très faible coût mais ne correspondaient qu’à des services assez basiques. De plus, les agriculteurs, très majoritaires dans la population, ne bénéficiaient d’aucune forme de retraite. La situation a beaucoup changé et depuis le début des réformes, plus de 700 millions de Chinois sont sortis de la grande pauvreté. La réduction de la pauvreté a plus résulté de la hausse des revenus des plus pauvres que d’une politique de redistribution (Luo et al., 2020). Le président chinois a décidé en 2015 que la grande pauvreté aurait disparu dans les campagnes en 2020, ce qui a été confirmé récemment. Il s’agit plus d’un programme de lutte contre la grande pauvreté rurale que d’un programme de lutte contre la pauvreté en général. Ce résultat a été obtenu grâce à la fixation d’un revenu minimum ( dibao) instauré en 1999 dans les villes et en 2007 dans les campagnes, à des transferts aux plus pauvres et à une amélioration de l’habitat. Il faut toutefois être prudent quant à l’interprétation de ces résultats, parce qu’une partie de cette population a été transférée dans les villes au moyen de relocalisations forcées pour plus de 9,6 millions de personnes ; les subventions au déplacement ont souvent été plus faibles qu’annoncé et le manque de qualification est un obstacle pour trouver un emploi, sans parler du caractère contraignant de cette mobilité. Si cette extrême pauvreté a quasiment disparu dans les zones rurales, ce n’est sans doute pas le cas dans les villes et une partie de la population demeure très vulnérable, à la maladie, au chômage et aux chocs divers comme la pandémie. La Chine est un pays à revenu intermédiaire supérieur et elle doit améliorer le niveau de revenu de la population afin de ne pas tomber dans la « trappe des pays à revenu intermédiaire », c’est-à-dire ne pas réussir à maintenir sa trajectoire de croissance pour entrer dans la catégorie des pays à revenu élevé.
Ces questions sont également très liées à la persistance des inégalités. Celles-ci se sont accrues depuis 2015, après un fléchissement à partir de 2008. Les disparités tiennent toujours principalement à une opposition rural/urbain, les urbains riches bénéficiant le plus des hausses de revenus. La pandémie a surtout affecté les plus pauvres, principalement en raison des licenciements ou des baisses de salaires pour les emplois les moins qualifiés. Cette situation résulte de certaines faiblesses institutionnelles récurrentes, essentiellement l’insuffisance de la protection sociale. Les dépenses de santé ne représentent que 3,5 % du PIB contre 6 % dans les autres économies émergentes (FMI, 2021). Les allocations chômage sont très faibles et ne concernent qu’une petite partie des chômeurs. De plus, la situation des migrants est toujours difficile en raison notamment de la persistance du hukou, ce système d’enregistrement qui partage la population entre ruraux et urbains et prive les premiers de la plupart du peu de droits qu’ils ont, dès lors qu’ils migrent vers les villes. Cette part la plus pauvre de la population a une forte propension à consommer et l’aggravation de leur situation participe à l’insuffisante reprise de la demande.
D’ailleurs, la politique de relance mise en place en 2020 pour contrebalancer les effets de la pandémie a largement été un soutien à l’offre, dans le but de limiter les suppressions d’emplois.
Quant aux inégalités interprovinciales, elles se sont atténuées et expliquaient en 2013 11 % des inégalités totales contre 35 % en 1995 (Jain-Chandra et al., 2018). Pourtant, elles subsistent et il est nécessaire de mettre en place des mécanismes de transferts de ressources publiques qui soient automatiques et de revoir le partage des responsabilités et des dépenses entre gouvernement central et gouvernements locaux. D’une façon générale, une politique de redistribution doit être développée, ce qui suppose une modification de la politique fiscale.
Le poids de la dette
Un autre sujet d’inquiétude tient à la soutenabilité du système financier en raison de l’importance de la dette. Il s’agit d’abord de la dette des gouvernements locaux. Au fil des années, les responsabilités incombant aux gouvernements locaux se sont accrues sans que leurs recettes augmentent de façon significative. Cette dette, qui regroupe celle dont ils sont directement responsables et celle qu’ils garantissent, s’est accrue et s’est élargie depuis des années, non seulement aux obligations garanties par le gouvernement central mais aussi à l’utilisation de « véhicules financiers » dont les prêts sont souvent garantis par des terres. L’État a mis en place des structures de défaisance afin d’assainir les finances publiques mais la pression qui s’exerce sur les gouvernements locaux se répercute sur les entreprises et sur le secteur bancaire. Des réformes sont indispensables pour accroître les recettes potentielles de ces gouvernements dans la mesure où une partie de leurs dépenses a été liée aux politiques de relance du gouverne
Les inégalités se sont accrues depuis 2015, après un fléchissement à partir de 2008. Les disparités tiennent toujours principalement à une opposition rural/ urbain, les urbains riches bénéficiant le plus des hausses de revenus.
ment central. Le FMI prévoit une poursuite de l’accroissement de la dette publique mais à un taux décroissant. À cela s’ajoute la dette des entreprises. Un tiers des entreprises publiques subit des pertes et les entreprises privées se sont aussi lourdement endettées. De plus, ces dernières ont difficilement accès aux banques, qui préfèrent prêter aux entreprises publiques ; elles font donc souvent appel à la « finance de l’ombre », ce qui accroit l’opacité et la fragilité du système. Depuis le début de la pandémie, la qualité du crédit s’est détériorée, notamment avec le moratoire sur les remboursements et la reconnaissance de prêts non performants, surtout pour les petites banques. Il y a une inquiétude des entreprises et des gouvernements locaux de ne plus avoir accès aux prêts bancaires et une inquiétude des banques de devoir faire face à un plus grand nombre de prêts non performants. Quant à la dette des ménages, elle a augmenté mais reste assez faible. Cette dette devrait être soutenable parce que l’épargne est élevée en Chine et qu’elle est financée par des institutions domestiques et ne dépend pas de prêteurs internationaux. Le gouvernement doit faciliter les prêts bancaires aux entreprises privées et compte sur les innovations financières pour améliorer l’efficacité du système.
L’innovation comme solution ?
Bien que le modèle économique chinois ait évolué, la croissance repose encore largement sur l’accumulation du capital, mais on constate une stagnation dans l’amélioration de l’efficacité de l’investissement, c’est-à-dire la quantité de capital nécessaire pour produire une unité de production supplémentaire. Compte tenu des contraintes démographiques précédemment évoquées, on ne pourra pas améliorer la contribution du travail à la croissance économique. Il faut donc accroître l’innovation pour améliorer la productivité totale des facteurs et soutenir la croissance. De plus, cela doit permettre d’atteindre un autre objectif qui est celui de l’indépendance technologique vis-à-vis de l’étranger et la création d’une technologie domestique. Or, jusqu’à maintenant, les dépôts de brevets ont eu un faible impact sur la productivité pour des raisons de qualité et de pertinence (OCDE, 2017). Une petite partie seulement des brevets correspond à une véritable invention. La majeure partie correspond à des améliorations de produits ou de technologies existant déjà, ou de design (OCDE, 2019). Certes, la compétitivité des produits à fort contenu capitalistique ou technologique s’est améliorée et la Chine progresse dans les chaînes de valeur. Le gouvernement chinois a fait de l’innovation une priorité, grâce à de très forts investissements consacrés à la recherche-développement mais les délais de mise en oeuvre sont longs, et l’efficacité est conditionnée à un meilleur respect des droits de propriété et à plus de transparence. Plusieurs sujets sont encore sources de préoccupation, particulièrement en matière environnementale, mais les questions qui viennent d’être abordées reflètent l’ampleur des difficultés économiques de la Chine. Les mécanismes en oeuvre pour lui permettre d’opérer une nouvelle transition, cette fois vers une croissance plus qualitative et vers une société moins inégalitaire et plus prospère seront sans doute efficaces à long terme mais à court terme, les obstacles à surmonter nécessitent des changements institutionnels difficiles à maîtriser.
Le gouvernement chinois a fait de l’innovation une priorité, grâce à de très forts investissements consacrés à la recherche-développement, mais les délais de mise en oeuvre sont longs, et l’efficacité est conditionnée à un meilleur respect des droits de propriété et à plus de transparence.