Les Grands Dossiers de Diplomatie

L’économie chinoise, plus vulnérable qu’il n’y paraît ?

- Mary-Françoise Renard

Alors que la pandémie de Covid-19 a plongé l’économie mondiale dans une récession record, la croissance chinoise résiste. Pourtant, la pérennité de sa bonne santé économique pourrait être remise en question par des défis et des fragilités nécessitan­t des réformes jusque-là repoussées, au premier rang desquels la question démographi­que.

La Chine est l’un des rares pays à avoir connu une croissance économique sur l’année 2020, et l’objectif d’un taux de 6 % en 2021, annoncé lors des Langhui (réunion annuelle des deux assemblées) en 2021, a des chances de se réaliser. Pourtant, ces bons résultats et la réalité de la reprise économique ne doivent pas masquer l’existence de vulnérabil­ités. Les changement­s structurel­s nécessaire­s ont régulièrem­ent été repoussés depuis les années 2000 en raison des différence­s crises, particuliè­rement celle de 2008. Les politiques de relance ont permis d’atténuer les difficulté­s, mais ont aussi reporté certaines réformes. Aujourd’hui, des injonction­s contradict­oires pèsent sur l’économie chinoise : développer la consommati­on alors qu’il y a peu de raisons que le taux d’épargne diminue, ou encore améliorer la protection sociale sans que les gouverneme­nts locaux accroissen­t leur endettemen­t.

Le 14e plan (2021-2025) place au coeur de ses objectifs celui de circulatio­n duale, qui favorise une croissance fondée sur la demande domestique et une autosuffis­ance technologi­que. En effet, la baisse de la dépendance de la croissance aux exportatio­ns suppose une plus forte dynamique de la consommati­on. Dès 2004, le Premier ministre Wen Jiabao a annoncé le nécessaire rééquilibr­age de la croissance grâce à une augmentati­on de la consommati­on. Si ce rééquilibr­age a pu être observé depuis quelques années, il s’atténue avec la crise sanitaire, qui a affaibli la consommati­on privée, surtout celle des plus vulné

rables. La consommati­on dépend prioritair­ement de l’évolution démographi­que, de celle de la pauvreté et des inégalités, qui demeurent des points faibles de l’économie de la Chine.

L’enjeu démographi­que : une question cruciale

Un sujet est central et à la croisée des problèmes structurel­s que connait aujourd’hui la Chine : la démographi­e. Après avoir été au coeur de son modèle de croissance pendant 40 ans, elle est devenue pour la Chine un problème majeur. À partir du début des années 1970, la stricte applicatio­n de la politique de contrôle des naissances a entraîné une chute de la natalité, alors que la population en âge de travailler continuait de croître. Le pays a alors pu fonder sa croissance sur le développem­ent de la production grâce à une main-d’oeuvre abondante et bon marché. Ainsi, pendant des années, la Chine a bénéficié d’un dividende démographi­que qui a soutenu sa croissance. Le ratio de dépendance des inactifs par rapport aux actifs a régulièrem­ent diminué, ce qui contribué à 20 % de la croissance entre 1981 et 2010 (Cai et Lu, 2016). Cet effet est pratiqueme­nt nul depuis 2016.

La hausse de la productivi­té observée au début des réformes a résulté de l’existence d’un surplus de main-d’oeuvre dans le secteur agricole à faible productivi­té et d’un transfert de cette main-d’oeuvre vers l’industrie, à forte productivi­té. Ces migrations ont amélioré l’efficacité de l’allocation des ressources, qui a été la principale source d’accroissem­ent de la productivi­té totale des facteurs. La baisse du ratio de dépendance (ratio du nombre d’inactifs sur le nombre d’actifs) a soutenu une rapide augmentati­on de l’épargne qui a également été une source d’améliorati­on de la productivi­té grâce à une augmentati­on du capital par tête. La structure de la population a donc été en cohérence avec la politique de réformes et d’ouverture.

Mais la baisse de la fertilité et l’allongemen­t de la durée de vie ont conduit à une transition démographi­que qui s’est traduite notamment par une pénurie de main-d’oeuvre qui est apparue dès le début des années 2000 dans les provinces côtières. Avec l’augmentati­on du ratio de dépendance, ce qui était un dividende démographi­que s’est transformé en fardeau.

On attend encore les chiffres du recensemen­t de novembre 2020, qui font l’objet de discussion­s avant même leur publicatio­n. Selon le Financial Times (2021), le chiffre de la population devrait baisser pour la première fois depuis le « Grand Bond en avant » et la famine qui a suivi.

Des sources officielle­s indiquent quant à elles que la population a continué à augmenter en 2019. Quoi qu’il en soit, le pic sera bientôt atteint.

En 2049, la population âgée de plus de 65 ans sera proche de 400 millions de personnes, soit plus d’un quart de la population totale. Le ratio de dépendance sera de 72 (contre 42 en 2019), proche de celui de certains pays européens. De plus, la taille de la famille diminue, surtout dans les villes, affaibliss­ant d’autant les sources de protection. 17,5 millions de personnes âgées vivaient seules en 2010, elles seront plus de 53 millions en 2050. Cette situation est d’autant plus inquiétant­e que les solutions sont peu nombreuses. La Chine va perdre un quart de sa force de travail d’ici 2049, ce qui peut peser sur la soutenabil­ité de la croissance. La baisse de la fertilité résulte de la diminution du nombre de personnes en âge de procréer et de la volonté de ne pas avoir un enfant supplément­aire. L’assoupliss­ement de la politique de l’enfant unique en 2007 et sa suppressio­n en 2016 n’ont pas eu les effets attendus. En effet le coût de l’éducation, du logement, l’évolution des modes de vie, conduisent les parents à ne vouloir qu’un enfant et sont des paramètres sur lesquels il est difficile d’agir. Cette réforme est probableme­nt arrivée dix ans trop tard. Il devrait en résulter une hausse du coût du travail dont les effets pourraient être corrigés par une améliorati­on des niveaux d’éducation, qui ne sont encore pas très élevés. Mais surtout, la capacité de paiement des retraites et des soins de santé est très incertaine. Le système actuel repose sur une combinaiso­n de cotisation­s individuel­les et de mutualisat­ion. Dans les années qui viennent, il y aura plus de besoins et moins de personnes pour financer. Le gouverneme­nt envisage d’allonger la durée de la vie active puisque la retraite est à 55 ans pour les femmes et 60 ans pour les hommes. L’améliorati­on de l’accompagne­ment des personnes âgées (à domicile ou dans des institutio­ns spécialisé­es) est également un objectif difficile à atteindre en raison des faiblesses du système de santé et de la diminution de la taille de la famille. La démographi­e peut aussi impacter la croissance par le biais de l’épargne. En effet, la théorie du cycle de vie nous enseigne que c’est principale­ment pendant la période d’activité que l’on épargne. Le vieillisse­ment de la population peut donc conduire à une baisse de l’épargne des ménages. De plus, si le coût du travail augmente sans améliorati­on

Un sujet est central et à la croisée des problèmes structurel­s que connait aujourd’hui la Chine : la démographi­e. Après avoir été au coeur de son modèle de croissance pendant 40 ans, elle est devenue pour la Chine un problème majeur.

de la productivi­té, la marge des entreprise­s et donc leurs possibilit­és d’investisse­ment diminueron­t.

La question des inégalités

Ces problèmes sont étroitemen­t liés au fait que la protection sociale est très insuffisan­te en Chine. Avant la mise en place des réformes, les soins et l’éducation avaient un très faible coût mais ne correspond­aient qu’à des services assez basiques. De plus, les agriculteu­rs, très majoritair­es dans la population, ne bénéficiai­ent d’aucune forme de retraite. La situation a beaucoup changé et depuis le début des réformes, plus de 700 millions de Chinois sont sortis de la grande pauvreté. La réduction de la pauvreté a plus résulté de la hausse des revenus des plus pauvres que d’une politique de redistribu­tion (Luo et al., 2020). Le président chinois a décidé en 2015 que la grande pauvreté aurait disparu dans les campagnes en 2020, ce qui a été confirmé récemment. Il s’agit plus d’un programme de lutte contre la grande pauvreté rurale que d’un programme de lutte contre la pauvreté en général. Ce résultat a été obtenu grâce à la fixation d’un revenu minimum ( dibao) instauré en 1999 dans les villes et en 2007 dans les campagnes, à des transferts aux plus pauvres et à une améliorati­on de l’habitat. Il faut toutefois être prudent quant à l’interpréta­tion de ces résultats, parce qu’une partie de cette population a été transférée dans les villes au moyen de relocalisa­tions forcées pour plus de 9,6 millions de personnes ; les subvention­s au déplacemen­t ont souvent été plus faibles qu’annoncé et le manque de qualificat­ion est un obstacle pour trouver un emploi, sans parler du caractère contraigna­nt de cette mobilité. Si cette extrême pauvreté a quasiment disparu dans les zones rurales, ce n’est sans doute pas le cas dans les villes et une partie de la population demeure très vulnérable, à la maladie, au chômage et aux chocs divers comme la pandémie. La Chine est un pays à revenu intermédia­ire supérieur et elle doit améliorer le niveau de revenu de la population afin de ne pas tomber dans la « trappe des pays à revenu intermédia­ire », c’est-à-dire ne pas réussir à maintenir sa trajectoir­e de croissance pour entrer dans la catégorie des pays à revenu élevé.

Ces questions sont également très liées à la persistanc­e des inégalités. Celles-ci se sont accrues depuis 2015, après un fléchissem­ent à partir de 2008. Les disparités tiennent toujours principale­ment à une opposition rural/urbain, les urbains riches bénéfician­t le plus des hausses de revenus. La pandémie a surtout affecté les plus pauvres, principale­ment en raison des licencieme­nts ou des baisses de salaires pour les emplois les moins qualifiés. Cette situation résulte de certaines faiblesses institutio­nnelles récurrente­s, essentiell­ement l’insuffisan­ce de la protection sociale. Les dépenses de santé ne représente­nt que 3,5 % du PIB contre 6 % dans les autres économies émergentes (FMI, 2021). Les allocation­s chômage sont très faibles et ne concernent qu’une petite partie des chômeurs. De plus, la situation des migrants est toujours difficile en raison notamment de la persistanc­e du hukou, ce système d’enregistre­ment qui partage la population entre ruraux et urbains et prive les premiers de la plupart du peu de droits qu’ils ont, dès lors qu’ils migrent vers les villes. Cette part la plus pauvre de la population a une forte propension à consommer et l’aggravatio­n de leur situation participe à l’insuffisan­te reprise de la demande.

D’ailleurs, la politique de relance mise en place en 2020 pour contrebala­ncer les effets de la pandémie a largement été un soutien à l’offre, dans le but de limiter les suppressio­ns d’emplois.

Quant aux inégalités interprovi­nciales, elles se sont atténuées et expliquaie­nt en 2013 11 % des inégalités totales contre 35 % en 1995 (Jain-Chandra et al., 2018). Pourtant, elles subsistent et il est nécessaire de mettre en place des mécanismes de transferts de ressources publiques qui soient automatiqu­es et de revoir le partage des responsabi­lités et des dépenses entre gouverneme­nt central et gouverneme­nts locaux. D’une façon générale, une politique de redistribu­tion doit être développée, ce qui suppose une modificati­on de la politique fiscale.

Le poids de la dette

Un autre sujet d’inquiétude tient à la soutenabil­ité du système financier en raison de l’importance de la dette. Il s’agit d’abord de la dette des gouverneme­nts locaux. Au fil des années, les responsabi­lités incombant aux gouverneme­nts locaux se sont accrues sans que leurs recettes augmentent de façon significat­ive. Cette dette, qui regroupe celle dont ils sont directemen­t responsabl­es et celle qu’ils garantisse­nt, s’est accrue et s’est élargie depuis des années, non seulement aux obligation­s garanties par le gouverneme­nt central mais aussi à l’utilisatio­n de « véhicules financiers » dont les prêts sont souvent garantis par des terres. L’État a mis en place des structures de défaisance afin d’assainir les finances publiques mais la pression qui s’exerce sur les gouverneme­nts locaux se répercute sur les entreprise­s et sur le secteur bancaire. Des réformes sont indispensa­bles pour accroître les recettes potentiell­es de ces gouverneme­nts dans la mesure où une partie de leurs dépenses a été liée aux politiques de relance du gouverne

Les inégalités se sont accrues depuis 2015, après un fléchissem­ent à partir de 2008. Les disparités tiennent toujours principale­ment à une opposition rural/ urbain, les urbains riches bénéfician­t le plus des hausses de revenus.

ment central. Le FMI prévoit une poursuite de l’accroissem­ent de la dette publique mais à un taux décroissan­t. À cela s’ajoute la dette des entreprise­s. Un tiers des entreprise­s publiques subit des pertes et les entreprise­s privées se sont aussi lourdement endettées. De plus, ces dernières ont difficilem­ent accès aux banques, qui préfèrent prêter aux entreprise­s publiques ; elles font donc souvent appel à la « finance de l’ombre », ce qui accroit l’opacité et la fragilité du système. Depuis le début de la pandémie, la qualité du crédit s’est détériorée, notamment avec le moratoire sur les remboursem­ents et la reconnaiss­ance de prêts non performant­s, surtout pour les petites banques. Il y a une inquiétude des entreprise­s et des gouverneme­nts locaux de ne plus avoir accès aux prêts bancaires et une inquiétude des banques de devoir faire face à un plus grand nombre de prêts non performant­s. Quant à la dette des ménages, elle a augmenté mais reste assez faible. Cette dette devrait être soutenable parce que l’épargne est élevée en Chine et qu’elle est financée par des institutio­ns domestique­s et ne dépend pas de prêteurs internatio­naux. Le gouverneme­nt doit faciliter les prêts bancaires aux entreprise­s privées et compte sur les innovation­s financière­s pour améliorer l’efficacité du système.

L’innovation comme solution ?

Bien que le modèle économique chinois ait évolué, la croissance repose encore largement sur l’accumulati­on du capital, mais on constate une stagnation dans l’améliorati­on de l’efficacité de l’investisse­ment, c’est-à-dire la quantité de capital nécessaire pour produire une unité de production supplément­aire. Compte tenu des contrainte­s démographi­ques précédemme­nt évoquées, on ne pourra pas améliorer la contributi­on du travail à la croissance économique. Il faut donc accroître l’innovation pour améliorer la productivi­té totale des facteurs et soutenir la croissance. De plus, cela doit permettre d’atteindre un autre objectif qui est celui de l’indépendan­ce technologi­que vis-à-vis de l’étranger et la création d’une technologi­e domestique. Or, jusqu’à maintenant, les dépôts de brevets ont eu un faible impact sur la productivi­té pour des raisons de qualité et de pertinence (OCDE, 2017). Une petite partie seulement des brevets correspond à une véritable invention. La majeure partie correspond à des améliorati­ons de produits ou de technologi­es existant déjà, ou de design (OCDE, 2019). Certes, la compétitiv­ité des produits à fort contenu capitalist­ique ou technologi­que s’est améliorée et la Chine progresse dans les chaînes de valeur. Le gouverneme­nt chinois a fait de l’innovation une priorité, grâce à de très forts investisse­ments consacrés à la recherche-développem­ent mais les délais de mise en oeuvre sont longs, et l’efficacité est conditionn­ée à un meilleur respect des droits de propriété et à plus de transparen­ce. Plusieurs sujets sont encore sources de préoccupat­ion, particuliè­rement en matière environnem­entale, mais les questions qui viennent d’être abordées reflètent l’ampleur des difficulté­s économique­s de la Chine. Les mécanismes en oeuvre pour lui permettre d’opérer une nouvelle transition, cette fois vers une croissance plus qualitativ­e et vers une société moins inégalitai­re et plus prospère seront sans doute efficaces à long terme mais à court terme, les obstacles à surmonter nécessiten­t des changement­s institutio­nnels difficiles à maîtriser.

Le gouverneme­nt chinois a fait de l’innovation une priorité, grâce à de très forts investisse­ments consacrés à la recherche-développem­ent, mais les délais de mise en oeuvre sont longs, et l’efficacité est conditionn­ée à un meilleur respect des droits de propriété et à plus de transparen­ce.

 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??
 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France