Les Grands Dossiers de Diplomatie

Chine vs USA : la fin du « doux commerce »

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Entretien avec Christian Deblock, économiste, professeur titulaire au départemen­t de science politique de l’Université du Québec à Montréal (UQAM) et chercheur au Centre d’études sur l’intégratio­n et la mondialisa­tion (CEIM).

En 2018, le président américain Donald Trump se lançait dans une guerre commercial­e contre la Chine. De son côté, Joe Biden annonçait lors de sa campagne présidenti­elle qu’il continuera­it à maintenir la pression sur l’économie chinoise, en s’appuyant sur ses alliés. Quelles sont les conséquenc­es de cet affronteme­nt ?

La guerre commercial­e entre les États-Unis et la Chine a pris de multiples dimensions, dont l’imposition unilatéral­e de tarifs douaniers. Pour l’administra­tion Trump, il s’agissait de bousculer la Chine pour l’amener à négocier un accord, et ce avec l’objectif de réduire le déficit et de la contraindr­e à respecter les règles du marché. Cette stratégie, que j’ai qualifiée de « bilatérali­sme agressif », a aussi été utilisée avec d’autres partenaire­s commerciau­x mais c’est avec la Chine qu’elle a été la plus spectacula­ire. Non seulement le président Trump s’est ainsi démarqué de ses prédécesse­urs, mais, surtout, il a changé la donne, poussant les autres pays à s’interroger à leur tour sur leurs relations avec la Chine. J’ajouterai que les autorités chinoises ont vu leur stratégie de long terme de constructi­on de puissance quelque peu chambardée par cette agressivit­é américaine aussi soudaine qu’inédite, l’internatio­nalisme libéral ayant été la ligne de conduite de toutes les administra­tions, de Roosevelt à Obama inclusivem­ent. On verra maintenant ce que tout cela va donner, mais le temps du « doux commerce » est assurément derrière nous.

Par-delà cette guerre commercial­e qui est loin d’être finie, je le précise, se profile une question centrale : celle du statut de l’économie chinoise. Les problèmes de la propriété intellectu­elle, des subvention­s publiques, du contrôle de l’État sur l’économie, de la monnaie, etc. ne sont pas nouveaux. Ce qui l’est davantage, c’est l’accusation qui est désormais faite à la Chine non seulement de tricher, mais surtout de profiter des règles commercial­es ouvertes et de les détourner à son avantage, voire de transforme­r l’économie mondiale en arène de combat. À un second niveau, le débat porte sur la nature même du capitalism­e que la Chine a choisi pour se développer. Ce capitalism­e d’État, sans être à proprement parler nouveau dans la région, n’en pousse pas moins le développem­entalisme et le contrôle de l’État sur l’économie dans une direction compétitiv­iste qui n’a pas d’égal dans l’histoire récente.

Donald Trump déclarait vouloir lutter contre la concurrenc­e déloyale de la Chine et réduire le déficit de la balance commercial­e. Où en est concrèteme­nt la situation aujourd’hui ?

L’administra­tion Trump a fait du déficit commercial un double symbole : celui d’une Amérique ouverte mais complaisan­te, et celui d’une mondialisa­tion qui profite à tous, sauf aux Américains. Le déficit commercial représente un peu plus de 3 % du PIB (1). Celui sur les biens s’est élevé, avec la Chine, à 310 milliards de dollars en 2020. À titre de comparaiso­n, il a été de 20 milliards de dollars avec le Canada et de 117 milliards avec le Mexique. Le commerce des services est, par contre, excédentai­re : 22,4 milliards de dollars en

2020, un chiffre comparable au déficit avec le Canada. Redresser la balance commercial­e des États-Unis était l’une des deux priorités de Trump, l’autre étant de recréer les conditions d’un commerce à la fois

« loyal » et profitable aux États-Unis. Avec le Canada et le Mexique, les États-Unis sont parvenus à obtenir un nouvel accord commercial fort avantageux, l’Accord Canada-États-Unis-Mexique (ACEUM). Et avec la Chine, ils sont parvenus à arracher un premier accord, le 15 janvier 2020. Un second cycle de négociatio­ns aurait dû suivre, portant entre autres sur les investisse­ments, les transferts de technologi­es, la propriété intellectu­elle, l’accès aux marchés publics, etc.

Qu’en est-il du contenu de cet accord ? Rappelons qu’il s’agit d’un accord qui n’entre pas du tout dans le cadre des accords commerciau­x couverts par l’OMC. Par cet accord, la Chine s’engage à accroître ses importatio­ns de 200 milliards de dollars sur deux ans, soit 100 milliards par année. Sur les résultats, Chad P. Bown du Peterson Institute, reste très dubitatif. L’accord, entré en vigueur le 14 février 2020, a, certes, mis la guerre tarifaire entre les deux pays « sur pause », mais les tarifs douaniers sont toujours là : ils sont très élevés, autour de 20 % en moyenne, et touchent environ 60 % du commerce entre les deux pays. Quant aux résultats, on est encore loin des objectifs : pour 2020, 75 % des objectifs visés ont été atteints si l’on prend les importatio­ns chinoises, ou 61 % si l’on prend les exportatio­ns américaine­s (2). Notons toutefois que le déficit commercial a considérab­lement baissé, passant de

418 milliards de dollars en 2018 à 310 milliards en 2020. Si les exportatio­ns vers la Chine font, malgré l’accord, du surplace, les importatio­ns, elles, ont fortement chuté, passant de 540 milliards de dollars en 2018 à

435 milliards de dollars en 2020.

Comment définiriez-vous le statut d’économie de marché de la Chine ? Comment cela impacte-t-il sa politique commercial­e ?

La guerre commercial­e lancée par Donald Trump va bien au-delà de la seule question du déficit commercial. C’est la façon dont la Chine poursuit son développem­ent qui est en cause et, derrière cela, la nature même du capitalism­e chinois. Le refus des États-Unis mais aussi de l’UE de reconnaîtr­e le statut d’économie de marché à la Chine illustre clairement l’ampleur du problème. Le débat a pris un tour acrimonieu­x à l’OMC lorsque la Chine a invoqué une clause de son protocole d’accession de 2001 pour justifier l’octroi automatiqu­e de ce statut au terme de la période de transition, soit le 11 décembre 2016. La Chine n’a, finalement, pas eu gain de cause mais le débat reste entier. Quels sont les enjeux ? Il y en a trois. Premièreme­nt, il y a le problème

du dumping et du calcul des marges anti-dumping. Une étude du CEPII montre clairement que les pays qui n’ont pas ce statut sont fort pénalisés (3). Deuxième enjeu : le capitalism­e d’État. Il existe, bien évidemment, une très grande variété de capitalism­es mais, quel que soit le modèle, on retrouve toujours au final les principes de liberté des prix, de régulation par la concurrenc­e, de la liberté économique et de protection de la propriété. Après avoir rompu avec l’économie de commandeme­nt, la Chine a choisi la voie d’un capitalism­e fermement encadré et très éloigné des modèles « classiques ». Quant au troisième enjeu, il porte sur la concurrenc­e à l’échelle internatio­nale. Non seulement les entreprise­s chinoises bénéficien­t de tout le soutien de l’État, mais la stratégie commercial­e de la Chine est clairement compétitiv­iste. Sur ce plan, la Chine, comme bien d’autres pays d’ailleurs, profite du vide juridique internatio­nal : la concurrenc­e est un sujet que l’on a toujours cherché à éviter dans les discussion­s à l’OMC et que l’on aborde à peine dans les accords commerciau­x régionaux, l’UE étant la grande exception à la règle. À l’heure de la mondialisa­tion, on ne peut plus passer à côté de ce débat. Et dans ce sens, si le conflit avec la Chine a eu le mérite de le remettre à l’ordre du jour, il a aussi montré, au vu des critères utilisés tant par les États-Unis que par l’UE, qu’il était possible de l’aborder de façon pragmatiqu­e, et ce dans le respect des choix nationaux.

Le développem­ent des nouvelles routes de la soie et la création du RCEP (Partenaria­t régional économique global) (4) sont-ils des stratégies permettant à Pékin de faire face à la concurrenc­e et aux sanctions américaine­s ?

Jusqu’à maintenant, Pékin est toujours parvenu à atteindre ses objectifs, d’abord en devenant l’atelier du monde, puis aujourd’hui en devenant la plateforme des chaînes de valeur de toute l’Asie de l’Est et du Sud-Est, et demain en cherchant à devenir avec son ambitieux plan Made in China 2025, le centre technologi­que du monde [voir p. 36]. Si sa stratégie à long-terme a été chahutée sous l’administra­tion Trump, plusieurs éléments pourraient aussi la faire changer. La pandémie de la Covid-19 a souligné la fragilité des chaines de valeur mondiales, ce qui pourrait amener Pékin à repenser son développem­ent et à l’orienter davantage sur son marché intérieur. Ce projet n’est pas nouveau mais pourrait s’accélérer. La Chine devrait aussi chercher à conforter sa position de leader en Asie. Cette stratégie régionale avait débuté avec les accords monétaires de Chiang Mai du 6 mai 2000, et s’est poursuivie depuis dans de nombreux domaines, dont les infrastruc­tures avec les nouvelles routes de la soie.

Signé en marge du sommet de l’ASEAN le 15 novembre 2020, le RCEP marque incontesta­blement un nouveau tournant. Sur le plan des engagement­s commerciau­x, il ne faudrait pas en surestimer l’importance ; on est encore très loin des accords de type ACEUM [Accord Canada-États-Unis-Mexique], mais les pays sont parvenus à conclure une entente dans un contexte difficile. Pour la Chine, c’est une réussite mais, surtout, je vois dans cet accord la première étape d’une intégratio­n régionale de jure qui ne se fera plus désormais autour de l’ASEAN, mais autour de la Chine. Enfin, malgré quelques ratés, le programme technologi­que de 2025 devrait lui aussi évoluer rapidement, notamment grâce au développem­ent de l’intelligen­ce artificiel­le. J’ajouterai que si la Chine réagit peu aux pressions extérieure­s, on la sent néanmoins à la fois plus nerveuse et plus pugnace. Pas seulement avec les États-Unis d’ailleurs, mais aussi avec tous ceux qui se permettent de la critiquer.

Quelles nouvelles stratégies les Américains peuvent-ils employer pour faire face à la montée en puissance de la Chine ?

Le discours de Joe Biden devant le Congrès le 28 avril dernier a mis en avant l’importance de la Chine dans la politique américaine. Le choix de Katherine Tai en tant que représenta­nte au Commerce américain n’est pas anodin. L’avocate de formation est d’origine taïwanaise et connaît fort bien la culture chinoise. Biden semble avoir choisi le dialogue plutôt que le bilatérali­sme agressif de son prédécesse­ur. Le dialogue est là, mais il est ferme, avec des lignes rouges à ne pas franchir. Il se distancie aussi de l’administra­tion Obama, en parlant directemen­t avec Pékin. La possibilit­é que Washington revienne dans le TPP (5) n’est toutefois pas exclue, d’autant que de nombreux pays souhaitent le retour des États-Unis. Toutefois, le RCEP compliquer­ait les négociatio­ns en ce sens qu’il y aurait des croisement­s d’accords et, surtout, des jeux en coulisse de la part de la Chine. Enfin, n’oublions pas aussi que l’administra­tion Biden s’est rangée derrière l’idée d’une politique commercial­e « responsabl­e », centrée sur le travail. Cela peut aussi interférer dans les relations avec la Chine.

Entretien réalisé par Léa Robert le 29 avril 2021 Notes

(1) Les statistiqu­es proviennen­t du Bureau of Economic Analysis. (2) C. P. Bown, « US-China phase one tracker: China’s purchases of US goods », Washington, Peterson Institute for Internatio­nal Economics, mars 2021.

(3) C. Bellora et S. Jean, « Le statut d’économie de marché de la Chine : un enjeu fort pour le commerce européen », La lettre du CEPII, oct. 2016.

(4) Le Regional Comprehens­ive Economic Partnershi­p (RCEP) a été signé par les dix pays de l’ASEAN, l’Australie, la Chine, le Japon, la Nouvelle-Zélande et la Corée du Sud. L’Inde a décidé de se retirer des négociatio­ns.

(5) Le Trans-Pacific Partnershi­p est un accord de libre-échange signé le 4 février 2016 entre 12 pays de la zone Pacifique dont les ÉtatsUnis. Donald Trump a décidé de retirer l’engagement américain le 23 janvier 2017, mais les 11 autres pays ont choisi de poursuivre le partenaria­t, sous le nom de Comprehens­ive and Progressiv­e Agreement for Trans-Pacific Partnershi­p.

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3,1 %. (© Shuttersto­ck)
Photo ci-dessous : Selon l’agence de notation Moody’s, les importateu­rs américains supportera­ient encore la majeure partie du fardeau financier des tarifs douaniers plus élevés, absorbant encore plus de 90 % des coûts supplément­aires résultant du tarif américain de 20 % en moyenne sur les produits chinois. Avant la crise, ils étaient en moyenne de 3,1 %. (© Shuttersto­ck)
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