Les Grands Dossiers de Diplomatie
Les enjeux de la nouvelle puissance normative chinoise
Par Laure G. Deron, avocat au barreau de Paris, ancien directeur juridique de Veolia en Chine, conseiller du commerce extérieur de la France et chargée d’enseignement à l’école de droit de la Sorbonne. * Les opinions exprimées dans cet article n’engagent que leur auteur et ne sauraient en aucun cas refléter la position des organismes qui l’emploient.
Le grand architecte de la Chine du XXIe siècle conçoit le pays comme un État de lois aux caractéristiques socialistes dont l’aboutissement est envisagé pour
2035. En se dotant, pour la première fois, d’un plan quinquennal (2020-2025) de construction d’un système juridique à la chinoise (1), le Parti communiste dirigé par Xi Jinping aligne la production chinoise de normes sur les méthodes d’encadrement directif qui avaient fait la preuve de leur efficacité dans le domaine industriel pour développer la capacité économique de la Chine. En jachère durant la période révolutionnaire post-1949, le système normatif chinois renoue en réalité avec l’ancienne tradition juridique introduite dès le VIIIe siècle avant J.-C. par les penseurs de l’école des Lois (法家fǎjiā) qui concevait l’État comme reposant sur une structure de droit positiviste stricte permettant, au contraire de la tradition confucéenne rivale, de limiter l’arbitraire des fonctionnaires locaux pour une meilleure prévisibilité des rapports sociaux et un contrôle efficace du pays par le gouvernement central.
Cette ambition affichée de faire de la Chine une grande puissance normative, motivée par des rapports de politique intérieure, entraîne du fait de son importance économique sur la scène mondiale des bouleversements sur l’échiquier des grands systèmes juridiques contemporains se disputant les zones d’influence. Évaluer la nouvelle place normative de la Chine conduit à passer en revue ses composantes et s’interroger sur ses enjeux.
Depuis les premiers textes de l’ère Deng Xiaoping en 1979, c’est plus de 200 lois (2) qui ont été promulguées en Chine, d’abord dans le but de créer un cadre juridique facilitant l’insertion du pays dans les échanges internationaux, puis pour répondre à un besoin interne de clarification des solutions juridiques. À cela s’ajoutent les innombrables textes de nature réglementaire, fruits d’une branche exécutive de l’État particulièrement prolixe et présente dans l’activité quotidienne du pays, ainsi que de la structure très hiérarchisée de l’administration, avec un niveau central et de nombreux échelons locaux dans les provinces.
La capacité normative de la Chine repose d’abord sur ses juristes, dont près d’un million formés pendant la décennie 2000-2010 (3). L’association nationale des praticiens chinois du droit compte plus de
300 000 membres (4) qui viennent grossir les rangs des juristes travaillant au sein de l’appareil gouvernemental et judiciaire ainsi que dans les entreprises du pays. La maturité du système juridique a franchi un cap le 1er janvier 2021, avec l’entrée en vigueur du nouveau Code civil chinois (5). L’étape de codification, très attendue en raison des difficultés d’application au quotidien du droit chinois (victime de l’inflation législative et réglementaire), consolide ainsi en partie le corpus normatif et ancre a priori la Chine dans la tradition du droit continental fait de règles écrites.
À bien y regarder, les règles du Code civil reflètent toutefois une ouverture à des concepts importés de la Common Law ou de l’equity et témoignent à la fois de la transition du pays vers un modèle de société plus judiciarisée et de la conception hybride, pragmatique et utilitaire de l’instrument juridique qui prévaut parmi les dirigeants chinois aujourd’hui (à l’opposé de l’universalisme qui inspire les systèmes de droit occidentaux). Le but affiché du Code civil est ainsi, tel qu’énoncé dans son Article 1, de protéger les intérêts légitimes des citoyens chinois et d’oeuvrer à la préservation de l’ordre économique et social conçu pour bâtir un socialisme aux caractéristiques chinoises.
La Chine en quête de reconnaissance et de légitimité
La volonté normative chinois, née dans un besoin de régulation des rapports internes, s’observe également sur la scène mondiale où la Chine investit les organismes internationaux (6) émetteurs de réglementations à effet mondialisé tels que les agences spécialisées onusiennes (ses nationaux ont ainsi dirigé 4 des 15 grands organismes — voir schéma ci-contre) ou les commissions scientifiques comme l’ISO ou l’IEC, dont le travail est à l’origine de la formulation des standards techniques déterminants pour la compétitivité des entreprises industrielles. Le phénomène traduit tout autant la volonté chinoise de s’affranchir du modèle réceptif et importateur de normes qui a longtemps été le sien pour participer dorénavant à l’élaboration des règles encadrant l’activité de sa formidable puissance productive quotidienne, que la légitimité de sa communauté de professionnels opérant désormais au plus haut niveau de l’inventivité technologique mondiale. La démarche est souvent perçue comme une volonté d’imposer ses normes, mais elle exprime en réalité plus une demande d’interaction et de reconnaissance parmi les grands acteurs : il faudra désormais compter avec la Chine pour produire les normes internationales de demain. Si le pays accepte, dans une démarche de réalisme pragmatique, de reconnaître parfois une différence de maturité réglementaire et en conséquence, la prévalence sur son territoire de standards élaborés par les grands certificateurs internationalement reconnus, comme il a
pu le faire dans le domaine de l’industrie aéronautique civile (7), c’est dans le calcul qu’un tel partage de normes conduira à terme à une harmonisation favorable à son industrie.
Une certaine légitimité normative chinoise semble à présent difficile à remettre en cause — du moins tant qu’elle s’appuie sur une performance industrielle et des capacités de financement inégalées et, plus important, l’adhésion volontaire de ses partenaires commerciaux. À titre d’exemple, les débuts de la pandémie de Covid-19 ont ainsi précipité une adaptation des normes européennes aux standards de production chinois : sous la recommandation de la Commission européenne (8), les agences nationales des pays de l’UE ont en effet accepté de reconnaître l’équivalence des certifications de masques chinois, pour permettre leur importation et mise sur le marché européen au plus fort de la pénurie, en mars 2020. Dans le cadre de ses implantations dans le domaine des infrastructures dans les pays émergents, la Chine tire également argument de la supériorité technologique de ses propres standards pour promouvoir la convergence en sa faveur des normes techniques. Ainsi, à l’occasion d’une négociation pour l’exploitation d’une mine de bauxite en Guinée (9), les entreprises chinoises ont pu faire contractuellement reconnaître la place des standards chinois comme étalon référent de qualité, toutes les fois qu’ils étaient plus contraignants et protecteurs que les standards nationaux obligatoires. La loi sur la standardisation chinoise mise d’ailleurs sur la qualité de ses standards pour emporter l’acceptation contractuelle de ses principaux clients et contribuer ainsi à leur diffusion internationale (10).
La prévalence chinoise dans les circuits économiques internationaux la met également dans la position unique de pouvoir imposer une résistance normative à l’expansionnisme d’autres grands régulateurs mondiaux. Pour défendre ses intérêts et l’indépendance de ses relations internationales, le ministère du Commerce de la République populaire de Chine vient ainsi de se doter d’une base juridique lui permettant de contrecarrer, en accordant des exemptions, les effets contraignants et perçus comme négatifs des réglementations extra-territoriales (principalement d’origine états-unienne) applicables aux grandes opérations du commerce mondial (11) menées par ses entreprises.
Le dirigisme normatif chinois s’impose aux acteurs étrangers désireux de maintenir une présence dans l’immense marché chinois, en raison de la territorialité de ses lois. En revanche, son ordre juridique souffre d’un déficit de reconnaissance qui limite son expansion internationale comme système juridique de référence, face à ses grands rivaux comme les lois anglaises ou américaines. La qualité normative des textes de loi chinois peine encore à convaincre, en raison principalement de trop importantes délégations de pouvoir opérées par la loi à l’administratif qui sont source d’arbitraire important, de l’imperfection du système des recours hiérarchiques qui laisse le justiciable du droit chinois exposé à la contrariété des normes entre elles, de la relative mise sous tutelle de la doctrine (tous les avocats chinois en exercice étant nécessairement membres du Parti communiste, leur liberté de critique des décisions de justice reste limitée) ainsi que de l’absence d’une institution judiciaire véritablement indépendante dont la jurisprudence pourrait venir suppléer aux insuffisances de la loi pour répondre aux exigences de sophistication des solutions des praticiens des grands contrats internationaux.
La dynamique enclenchée, dans le domaine normatif, par la Réflexion sur l’État de droit (12) du président Xi Jinping développée à l’occasion de la IVe session plénière de l’Assemblée nationale populaire en 2021 devrait nécessairement conduire à des évolutions sur la position normative de la Chine dans les prochaines années.
Notes
(1) http://www.xinhuanet.com/english/2020-12/10/c_139578646.htm (2) https://www.chinajusticeobserver.com/a/what-are-the-main-laws-in-china (3) https://core.ac.uk/download/pdf/144232033.pdf (4) http://www.acla.org.cn/home/toPage (5) http://www.npc.gov.cn/englishnpc/c23934/202012/f627aa3a4651475db936899d69419d1e/ files/47c16489e186437eab3244495cb47d66.pdf (6) https://warsawinstitute.org/chinas-growing-influence-international-organizations/
(7) Accord bilatéral sur la sécurité aérienne civile entre l’UE et la Chine du 20 mai 2019, art. 4.4.2.2 (8) Recommandation (UE) 2020/403 de la Commission du 13 mars 2020 relative aux procédures d’évaluation de la conformité et de surveillance du marché dans le contexte de la menace que représente le COVID-19.
(9) Convention de Base pour la réalisation d’une mine de bauxite, d’une raffinerie d’alumine, de routes, d’un chemin de fer, d’un port en eau profonde et de centrales hydroélectriques en Guinée du 30 décembre 2017, art. 13.2.1(A).
(10) Loi sur la Standardisation de la République populaire de Chine du 4 novembre 2017, art. 26. (11) MOFCOM Order No. 1 of 2021 on Rules on Counteracting Unjustified Extra-territorial Application of Foreign Legislation and Other Measures du 09 janvier 2021. (12) https://www.swp-berlin.org/10.18449/2021C28/