Les Grands Dossiers de Diplomatie
Les villes intelligentes made in China, le monde numérisé de demain
Par Gabrielle Gendron, coordinatrice et chercheure en résidence à l’Observatoire des conflits multidimensionnels de la Chaire Raoul-Dandurand (Université du Québec à Montréal). Les villes intelligentes sont considérées comme l’avenir de l’urbanisme, promettant un futur plus vert et une planification optimale aux grandes métropoles. Néanmoins, alors qu’elles gagnent du terrain en Chine, le concept soulève des inquiétudes, notamment quant au respect de la sphère privée et à l’essor de l’État de surveillance. Ce n’est pas un secret, la Chine s’efforce depuis plusieurs années de bâtir un écosystème technologique ubiquitaire visant à favoriser les innovations et rester dans la course technologique mondiale. Les applications telles que WeChat, Douyin (1) ainsi que le système de crédit social installé sur le territoire chinois représentent désormais de véritables outils de gestion de vie où transitent environ 400 millions d’utilisateurs [voir p. 18]. Des actions aussi anodines que se faire livrer son repas via son téléphone intelligent s’imbriquent désormais au sein d’un engrenage de récolte massive de données. Alors que certains pays commencent à se montrer plus proactifs dans la protection des données personnelles, la Chine semble à l’inverse s’octroyer toutes libertés quant à leur utilisation.
Dans leur perpétuelle quête d’efficacité, de nombreuses collectivités se tournent désormais vers une série de technologies leur permettant de gérer de nombreux enjeux économiques et sociaux. Ces solutions technologiques prennent corps à travers un réseau désigné comme étant les « villes intelligentes », ou smart cities. Transformant l’espace urbain en un vaste réseau de capteurs, la ville intelligente cherche à optimiser le quotidien des métropoles. Ce système très complexe a déjà prouvé son utilité en Chine : on note dans la ville de Xi’an que les infractions au Code de la route ont chuté de 30 % en une seule phase d’essai. Pour autant, loin d’être inoffensives, les technologies de la ville intelligente impliquent également une vaste collecte de données. Celle-ci accroît considérablement l’empreinte numérique des individus, le plus souvent à leur insu.
Cerveaux urbains : l’architecture du futur
Villes intelligentes, cerveau urbain, smart cities, ces termes désignent tout ce que l’on considère comme étant l’architecture du futur. Il s’agit d’un concept relativement récent s’articulant autour de trois grandes promesses d’optimisation urbanistique : sociale, environnementale et économique. Dans une optique de développement vert par exemple, le traitement des déplacements de véhicules, la consommation d’énergie, l’approvisionnement en eau, la gestion des déchets, les systèmes d’information, les écoles, les bibliothèques ou les hôpitaux bénéficient de ces nouvelles technologies. Une ville intelligente recourt ainsi à la technologie pour améliorer sa gouvernance, sa gestion, sa planification et son habitabilité par la collecte de données en temps réel. Ces données fournissent des informations qui aident les villes à atteindre ce que l’on considère comme de l’intelligence urbaine, soit être en mesure de prévoir où, quand et comment les actifs de la ville pourraient se déplacer, ainsi que de planifier la croissance, l’entretien et le développement des infrastructures. Selon les penseurs de la smart city, cet ensemble de capteurs interconnectés permettrait donc aux gestionnaires de l’espace urbain de maintenir un coup d’avance sur les dysfonctionnements potentiels. Sur le plan plus technique, le concept de villes intelligentes repose sur une combinaison de plusieurs technologies : des dispositifs provenant de l’Internet des objets ( Internet of things, ou IoT), des solutions logicielles, des interfaces d’utilisateur et de nombreux réseaux de communication. La clé de voûte de cet édifice numérique, toutefois, est assurément l’IoT : un réseau d’appareils connectés, opérant dans des espaces intelligents et utilisant des interfaces pour communiquer, dans des contextes d’utilisation variés
(il peut s’agir par exemple, de montres intelligentes, de véhicules, d’appareils ménagers, etc.). Les données colligées par les capteurs des appareils IoT sont alors stockées sur un nuage, la connexion entre ces dispositifs et les systèmes d’analyse de données facilitant la convergence des éléments physiques et numériques de la ville. Bien que la technologie soit prometteuse, elle fonctionne sur l’exploitation et l’analyse de quantités massives de données et soulève évidemment l’enjeu du respect de la vie privée.
La ville intelligente version chinoise
Les données sont devenues des ressources essentielles pour l’économie numérique, et leur collecte est désormais un impératif pour la survie de tout pays qui s’engage dans la course technologique mondiale. La Chine en est bien consciente (2). Sans un accès à une quantité massive de données, l’écosystème technologique chinois ne peut fonctionner. Pour remédier à cette contrainte, le gouvernement chinois développe depuis plusieurs années de nombreuses plateformes d’intermédiation, récoltant l’essentiel des données personnelles saisies en ligne. Cette collecte massive de données offre l’opportunité à la Chine d’implanter des systèmes de villes intelligentes qui nécessitent d’énormes quantités de données. C’est une des raisons pour lesquelles le marché domestique chinois est le plus prometteur en ce moment en ce qui a trait au développement de ces smart cities.
Ce marché intéresse d’ailleurs fortement les acteurs économiques internationaux dont, par exemple, IBM, qui, en 2009, a investi ce marché et signé plusieurs accords concrétisant la mise en place de clouds dans cinq métropoles chinoises. La République populaire se positionne dorénavant à la tête du développement de la technologie des villes intelligentes et compte plus de 500 smart cities. Et il ne s’agit que d’un début.
Le groupe Alibaba est un acteur majeur de ces développements. Lancé en octobre 2016, son programme d’intelligence artificielle « ET city brain » a été inauguré dans la ville chinoise de Hangzhou. C’est le projet phare en matière de villes intelligentes en Chine. Destiné à lutter contre la congestion routière dans la ville, le système est en mesure de surveiller en temps réel les conditions de circulation de plus de 80000 intersections et d’en faire des prévisions grâce à des technologies de reconnaissance vidéo. En utilisant un éventail de caméras et de capteurs dans la ville, le programme enregistre des données qui transitent par le système nommé «Apsara», faisant office de cerveau pour résoudre divers types de problèmes urbains en temps réel tels que la pollution ou encore les accidents. Un tel système de surveillance nécessite diverses technologies, dont l’informatique en nuage, le big data et l’intelligence artificielle sont les trois composants essentiels. Actuellement, le programme « ET city brain » est implanté dans 22 villes en Chine et est à l’essai à Kuala Lumpur en Malaisie (3). Une ombre plane toutefois : l’immense collecte de données qui en découle, et plus encore son utilisation. Alors que le système de crédit social implanté sur le sol chinois depuis janvier 2018 soulève de nombreux questionnements éthiques, la technologie des villes intelligentes ajoute une pierre importante à l’édifice de surveillance chinois. Une Chine au goût de Big Brother Les grandes villes dotées de ce type de cerveau urbain reposent immanquablement sur l’accès aux données des citoyens, et ce, malgré la clause stipulant le caractère anonyme de cette collecte. L’humain fournit involontairement et de manière non rémunérée des informations personnelles à une base de données, monétisée par des entreprises privées. Donc, l’implantation d’une ville intelligente permet non seulement de capter des flux de données conséquents, mais également de les transférer aux autorités chinoises. Ce système offre notamment aux services de maintien de l’ordre et de sécurité des capacités de surveillance très avancées. Dans la région autonome ouïghoure du Xinjiang, plusieurs villes intelligentes ont été installées et font office d’outils de surveillance et de répression systématiques des minorités ethniques. Des systèmes de vidéosurveillance couplés à des technologies de reconnaissance faciale ont, par exemple, été installés près de mosquées, permettant de cibler les membres de la minorité ouïghoure sur la base de leur physionomie. L’implantation de smart cities a ainsi permis aux autorités de faire du Xinjiang un État policier numérique où le système de crédit social, la surveillance numérique et la collecte de données biométriques oeuvrent de concert contre les minorités ethniques et musulmanes de la région.
Collecte de données, traçabilité complète, contrôle centralisé, les villes intelligentes s’imposent donc comme un futur outil de contrôle et de surveillance au goût de Big Brother, justifié par des impératifs de sécurité et d’ordre public. À Pékin même, l’intelligence artificielle et les systèmes de vidéosurveillance ont contribué à la mise en place de «listes noires», qui ciblent des individus pouvant être identifiés comme «terroristes», mais s’assimilant le plus souvent à des dissidents. Or, même pour les «bons citoyens» les garde-fous face à cette dérive font pour l’heure totalement défaut : la Chine déploie très peu d’efforts pour établir un régime de protection des données et aucun cadre légal ne couvre actuellement les abus ou la collecte de données par les acteurs gouvernementaux. De pair avec le contrôle des flux d’informations sur le web, la surveillance découlant des villes intelligentes vient significativement réduire la notion de sphère privée. Avec plus de 500 villes intelligences déjà édifiées, la machine de surveillance chinoise ne fait que s’étendre. Qui plus est, l’exportation de smart cities par la Chine vient ouvrir la porte à une ingérence numérique de celle-ci dans des territoires qui lui étaient préalablement inaccessibles, comme en témoigne l’implantation du projet d’Alibaba « ET city brain » à Kuala Lumpur. Alors que l’exportation de tels systèmes est d’autant plus stimulée par le volet numérique des nouvelles routes de la soie (4), ce scénario présente un double risque. D’une part, il laisse entrevoir une extraterritorialité croissante de la collecte de données opérée par l’État chinois, qui ne surveillera plus uniquement à l’intérieur, mais bien au-delà de ses frontières. D’autre part, il fait également planer le danger d’une future exportation de la machine de surveillance étatique chinoise.
Notes
(1) Réseau social très similaire à l’application TikTok et largement utilisé en Chine.
(2) S. Frénot et S. Grumbach, « Les données sociales, objets de toutes les convoitises », Hérodote, 152-153(1), 2014, p. 43-66 (doi: 10.3917/her.152.0043).
(3) « Alibaba Cloud Launches Malaysia City Brain to Enhance City Management », Alibaba Group Press Releases, 29 janvier 2018 (https://www.alibabagroup.com/en/news/press_pdf/p180129.pdf, consulté le 15 mars 2021).
(4) E. Lincot, « Les nouvelles routes de la soie du numérique et le défi de l’intelligence artificielle », Nectart, 9(2), 2019, p. 146-153 (doi: 10.3917/nect.009.0146).