Les Grands Dossiers de Diplomatie
Le Xinjiang : entre BRI et contrôle ultrasécuritaire
Grande comme trois fois la France, la Région autonome des Ouïghours du Xinjiang assure environ un sixième de la production chinoise de pétrole, environ le quart de celle de gaz naturel et dispose de près du quart des réserves d’hydrocarbures du pays (1). Elle abrite par ailleurs d’importante réserves de charbon, de divers minerais mais aussi du deuxième potentiel national dans l’éolien et le solaire dans un pays où la transition vers les énergies renouvelables est une des priorités nationales [voir p. 30].
Du fait de sa position géographique, le Xinjiang constitue également une interface logistique clé dans la stratégie de projection des intérêts chinois en Asie centrale et plus largement en Eurasie. La construction de pipelines dans les années 2000 permettant via le Xinjiang d’exporter le gaz et le pétrole centrasiatiques vers la
Chine en fait un véritable hub énergétique. Le Xinjiang est aussi au coeur des lignes ferroviaires et réseaux routiers de la Belt and Road Initiative (BRI). Identifiée par Pékin comme une des provinces-clés de la BRI, la région est le point d’émergence de trois des six corridors terrestres de l’initiative (le premier se dirigeant vers la Russie et l’Europe, le second vers l’Iran et la Turquie et le dernier vers le Pakistan). L’ensemble des projets d’infrastructure de la Belt and Road Initiative doivent renforcer son attractivité pour les investisseurs nationaux et étrangers et stimuler son commerce extérieur en faisant baisser les coûts et les temps de transport.
Une région sous surveillance
Le soutien à l’important secteur des entreprises d’État dans la région, les transferts de l’État central vers la région autonome ou le soutien à l’accès aux subventions et financements bancaires a longtemps été considéré par le Parti comme une des clés du soutien à la croissance régionale et par conséquent à la stabilité régionale. Pour autant, alors que Xi Jinping posait les cadres de la BRI, le Xinjiang faisait face depuis déjà quelques années à une montée des tensions et de la violence (2). Alors que les attentats à l’explosif, au véhicule bélier et les attaques à l’arme blanche se multipliaient au Xinjiang et au-delà, Xi Jinping finit par déclarer au mois d’avril 2014 une lutte sans merci lors d’un fameux discours devant le bureau politique du PCC. Il accéléra la réorganisation de l’appareil sécuritaire tout en privilégiant désormais le recours au fameux Département du Front Uni pour contrôler les activités religieuses et les minorités nationales. Certes, le contrôle sur la société ouïghoure avait déjà été renforcé par de nombreux dispositifs depuis les années 1990, mais suite à la flambée de violence de 2014, le Xinjiang avait alors connu une nouvelle campagne « Frapper fort contre les activités terroristes violentes ». Au tournant de l’année
2016, la loi antiterroriste de la RPC et le changement de leadership à la tête de la région initient un nouveau cap dans la mise en place d’un système ultra-sécuritaire visant à éradiquer non seulement tout acte violent mais plus largement d’éradiquer totalement toute forme de défiance ou de pensée alternative à celle du Parti. S’appuyant sur une définition extensive du terrorisme, la loi de 2016 renforce le dispositif de lutte et de collecte de renseignements de contre-terrorisme. La mention dans les médias chinois d’actes de violence devient de plus en plus rare après 2014 jusqu’à disparaître ces dernières années.
Néanmoins, la lutte sans merci menée par les autorités chinoises dépasse la lutte contre la violence politique et se focalise désormais autour de la lutte contre l’extrémisme. Une notion elle aussi appréhendée d’une manière très extensive. Ceci permet en réalité de faire basculer dans l’illégalité — voire à pathologiser — toute pensée alternative à celle du Parti. L’arrivée à la tête du Parti communiste du Xinjiang en 2016 de Chen Quanguo (3) est un élément déterminant. Ce dernier remplace alors Zhang Chunxian, qui jusque-là tentait de limiter la contestation en misant sur un contrôle de la société et une répression des expressions critiques qui débordaient sur la scène publique tout en jouant la carte du développement économique pour tenter de rallier les populations ouïghoures au modèle de modernisation chinois. Avec l’arrivée au pouvoir de Chen Quanguo, le curseur est mis sur l’éradication de toute forme de contestation ou de défiance jusque dans la sphère privée, quitte à sacrifier
Photo ci-contre : Trois hommes âgés de la minorité ouïghoure discutent dans une rue de Kachgar, ancienne étape de l’antique route de la soie. Si cette ville du Xinjiang, peuplée à 80 % d’Ouïghours (contre 75 % de Han dans la capitale provinciale Urumqi) est aujourd’hui toujours reconnue comme l’épicentre de la culture ouïghoure, elle est aussi le point de départ du corridor économique Chine-Pakistan, développé dans le cadre des nouvelles routes de la soie et qui mène jusqu’au port pakistanais de Gwadar, grâce à un réseau de routes et de voies ferrées. (© Shutterstock) momentanément les perspectives économiques régionales du fait de la politique d’internement massif à des fins de rééducation qui en résulte.
La sécurité, une priorité ultime
Comme le soulignent les travaux d’Adrian Zenz (4), les budgets alloués à la sécurité vont exploser. Les recrutements au sein de la police atteignent des niveaux jusque-là inconnus, alors que des antennes des bureaux de la sécurité publique doivent ouvrir dans chaque village ou hameau. Pendant que le Xinjiang devient plus que jamais un vaste terrain d’expérimentation pour l’État et les fleurons de la surveillance high-tech et du big data sécuritaire, la plupart des Ouïghours se voient privés de leur passeport. S’il semble que depuis quelques mois l’intensité des contrôles d’identité se soit un peu réduite, ils sont devenus incessants pour les minorités ethniques. Les smartphones peuvent en effet être vérifiés à tout moment au niveau des multiples points de contrôle policier qui émaillent les routes. Le vaste système de vidéosurveillance avec reconnaissance faciale déployé au cours de la dernière décennie est croisé avec les vastes fichiers ADN, d’empreintes digitales, vocales, faciales répertoriant chaque individu. Comme dans d’autres régions de Chine, de nombreux achats sensibles (couteaux, produits chimiques…) sont surveillés et ne peuvent se faire sans enregistrement de son identité. Cet univers de l’ultracontrôle s’inscrit dans le cadre de la mise en place de l’État sécuritaire promu par Xi Jinping. L’État chinois peut compter sur des dispositifs qui s’appuient sur les nouvelles technologies et le croisement de fichiers pour évaluer en permanence les citoyens et leur loyauté au régime (crédit social) [voir p. 18].
Pour autant, au Xinjiang, les dispositifs vont plus loin, puisqu’il s’agit d’aller au-delà de la surveillance de la société et de la sanction de ceux qui fauteraient. La collecte de données via la « Plateforme d’opération jointe intégrée » conjuguée à l’étude de comportements « inhabituels » doit permettre d’anticiper et de classer les individus en fonction de leur degré de loyauté et du risque sécuritaire qu’ils font peser. Ainsi, les séjours à l’étranger (dans la liste chinoise des pays à risque), le fait d’avoir de la famille à l’étranger, d’échanger avec des étrangers ou des personnes ayant séjourné à l’étranger, d’avoir téléchargé l’application de télécommunication interdite Whatsapp, de porter la barbe, de ne pas boire d’alcool, de ne pas fumer, de manger halal, de faire le ramadan, de ne pas manger de porc ou bien de vouloir donner à ses enfants des prénoms musulmans jugés subversifs (tel celui du Prophète) font partie de la multitude de critères permettant d’identifier un potentiel basculement vers « l’extrémisme » ou vers toute exposition à des idées pouvant nourrir la défiance face au Parti.
Au fil des dernières années, le programme « faire famille » a été généralisé. Dans le cadre de ce dernier, les fonctionnaires han séjournent régulièrement et restent parfois plusieurs jours au sein des familles de minorités pour identifier les comportements subversifs et faire de l’éducation patriotique. Par ailleurs, la communauté ouïghoure à l’étranger, depuis la seconde moitié des années 2010, connait des pressions croissantes de l’appareil de sécurité chinois. De nombreux Ouïghours (pour certains avec une nationalité étrangère) se retrouvent ainsi obligés de livrer des informations diverses sur leur communauté ou leur environnement, voire doivent rentrer au Xinjiang sous peine de mettre en danger leur famille sur place.
Le Xinjiang sur le devant de la scène médiatique mondiale
Malgré les dénégations — dans un premier temps — du gouvernement chinois, le chercheur allemand Adrian Zenz (5) a mis en évidence, à travers l’étude de données satellites et l’étude des marchés publics, l’existence d’un vaste système de rééducation extrajudiciaire susceptible d’interner environ 10 % de la population turcophone du Xinjiang (soit environ un million de personnes). Ces chiffres ne sont en réalité que des approximations. Seul le gouvernement chinois, qui nie avec virulence ces chiffres, dispose d’une vision précise des choses. Pour autant, les témoignages des familles ou d’anciens détenus, la fuite de documents officiels (dont les fameux « Xinjiang cables » et « Xinjiang papers ») et les divers rapports et informations communiqués par les organisations diasporiques ouïghoures ou de défense des droits de l’homme ont fini par sensibiliser une partie des gouvernements occidentaux.
Ces derniers ont, notamment via le canal de l’ONU, dénoncé la situation. À partir de 2018, la RPC a fini par présenter ces centres comme des structures d’éducation et de formation professionnelle légitimés par la disparition des actes de violence au Xinjiang. La Chine a par ailleurs mobilisé ses soutiens à l’ONU face à la vingtaine de pays — principalement occidentaux — qui ont demandé la fin des détentions arbitraires au Xinjiang. Pékin a pu compter sur plusieurs déclarations de soutien à l’ONU, obtenant la signature d’une cinquantaine d’États (principalement du continent africain, du monde arabe, d’Asie du Sud et du Sud-Est).
La situation au Xinjiang a certes contribué à dégrader l’image de la Chine dans le monde occidental. Pour autant, la Chine n’a pas cédé et pose désormais son modèle sécuritaire en modèle alternatif au modèle occidental. Elle bénéficie, à ce titre, du soutien croissant de pays qui rejettent la démocratie libérale et la lecture occidentale des droits de l’homme. La situation actuelle du Xinjiang est ainsi révélatrice d’une doctrine sécuritaire qui dépasse de loin la simple question ouïghoure. En l’état des choses, la Chine n’a donc nullement l’intention de remettre en cause le modèle sociopolitique orwellien qui garantit un contrôle de plus en plus total de l’État et du Parti sur la société chinoise.
Notes
Sur la question, voir « Le Xinjiang: entre enjeux stratégiques et risque sécuritaire » , Les Grands Dossiers (1) de Diplomatie, no 45, juin-juillet 2018, p. 92-95.
Sur les racines du problème ouïghour, voir Rémi Castets, « Les racines du problème ouïghour et ses (2) Diplomatie, derniers développements », no 80, mai-juin 2016, p. 32-39.
(3) Un cadre du parti tenant de la ligne dure à qui avait été attribuée la stabilisation de la Région autonome du Tibet durant les années qui avaient précédé.
(4) Adrian Zenz, « Thoroughly reforming them towards a healthy heart attitude: China’s political reeducation campaign in Xinjiang », Central Asian Survey, vol. 38, no 1, 2018, p. 102-128 (5) Ibid.