Les Grands Dossiers de Diplomatie

Le Tibet, bientôt sinisé ?

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En 2020, le président chinois Xi Jinping appelait à des efforts pour construire un nouveau Tibet socialiste moderne. Il a notamment annoncé qu’un certain nombre de grands projets d’infrastruc­tures devaient prochainem­ent s’achever. Quels sont les projets de développem­ent menés par Pékin au Tibet ?

K. Buffetrill­e : Au mois de mars a eu lieu le Congrès national du peuple et la Conférence consultati­ve politique du peuple chinois, réunions durant lesquelles la Chine annonce ses grands projets et ses priorités à venir. Pour comprendre ce qui se passe au Tibet, il faut y ajouter le programme du gouverneme­nt dans le cadre du 14e plan quinquenna­l. Effectivem­ent, les projets d’investisse­ments pour la

Région autonome du Tibet (RAT — qui, pour les Chinois, représente le Tibet) sont grandioses et nombreux (179). Toutefois, ces aménagemen­ts, financés par l’État, sont décidés en dehors des Tibétains et ne prennent que peu en compte la réalité sociocultu­relle spécifique du haut plateau tibétain. Ainsi, la ligne Chengdu-Lhassa permettra de rejoindre ces deux villes en 12 heures au lieu de 36. Une autre ligne est en constructi­on : Lhassa-Nyingtri, une ville dans le Sud-Est de la Région autonome. Quant au chemin de fer entre Shigatsé et Katmandou, il en est encore au stade de la planificat­ion. S’il est sûr que la constructi­on de ces lignes ferroviair­es constitue souvent une prouesse technologi­que, elles favorisent le transport des minerais vers la Chine continenta­le, ainsi qu’une importante migration han qui ne fait qu’accentuer la marginalis­ation des Tibétains, et un tourisme chinois de masse qui contribue à la destructio­n de la culture tibétaine. Il est également prévu d’améliorer l’état des autoroutes et les connexions routières dans les régions rurales éloignées de la RAT, ce qui sera profitable aux villageois mais surtout permettra un contrôle accru des population­s.

Il faut savoir que les Tibétains natifs des régions orientales du plateau tibétain, c’est-àdire du Kham et de l’Amdo, ne peuvent se rendre librement dans la Région autonome. Il leur faut des permis spéciaux qui leur accordent un séjour d’un temps limité avec obligation de demeurer dans des hôtels qui leur sont réservés.

La multiplica­tion des barrages hydroélect­riques construits par la Chine dans cette région est-elle une source de tensions avec les pays voisins ?

Rappelons que neuf grands fleuves asiatiques prennent leur source au Tibet, d’où cette appellatio­n juste de « château d’eau de l’Asie » : Yangtsé, Yalong, Mékong, fleuve Jaune, Karnali, Tsangpo (ou Brahmapout­re), Indus, Salouen et Sutlej. Il existe déjà de très nombreux barrages qui posent des problèmes d’ordre environnem­ental, social, économique et politique. Le contrôle du flux de l’eau impacte la migration des poissons, et modifie la capacité de la rivière à transporte­r les sédiments. Donc pêche, mais aussi agricultur­e et forêts sont menacées. Sans parler des déplacemen­ts de population­s avec les problèmes humains que cela engendre.

Un projet en particulie­r suscite des craintes jusqu’en Inde : celui de la constructi­on d’une centrale hydroélect­rique sur le Tsangpo qui pourrait perturber le débit de l’eau en aval. Or, ce projet a été inscrit dans le nouveau plan quinquenna­l de la Chine comme l’un des principaux projets de développem­ent énergétiqu­e du pays pour la période 2021-2025. Les dangers sont certains, car le Tibet est une zone sismique. Par ailleurs, on sait que les barrages en cascade sur le Mékong ont aggravé la sécheresse dans sa partie inférieure. Quant au Yangtzé, sur lequel il y a plus d’une dizaine de barrages, une interdicti­on de la pêche commercial­e a été décrétée pendant dix ans au début de 2020 en raison de la situation désastreus­e. S’il y a quelques années, des organisati­ons et des individus élevaient la voix face à ces dangers, elles se sont depuis éteintes, du fait de la répression de plus en plus dure.

Ce « château d’eau de l’Asie » est également riche en ressources minérales et forestière­s. Quels sont concrèteme­nt les enjeux économique­s et stratégiqu­es que représente cette région pour Pékin ?

Le Tibet, c’est-à-dire la RAT et les régions orientales du Kham et de l’Amdo, représente un territoire de 2 500 000 km2, c’est-à-dire un quart de la Chine. L’eau est un enjeu primordial pour une Chine qui a des besoins énormes. Mais le Tibet est aussi riche en minéraux et métaux rares : lithium, uranium, etc, sans oublier or et argent. Or, de nombreuses mines sont dans des montagnes sacrées et leur exploitati­on conduit à la profanatio­n de ces lieux saints. À 84 ans, le Dalaï-Lama est une figure puissante et symbolique de la cause tibétaine. Mais quid de sa « succession » alors que Pékin insiste sur le respect de la « coutume historique » de désignatio­n. Quels sont les enjeux autour de cette succession ? Dans ses déclaratio­ns en 2011, le Dalaï-Lama expliquait le système de réincarnat­ion et il soulignait que le fait de se réincarner est une décision qui appartient à l’individu concerné, en l’occurrence lui-même, et qu’il prendrait sa décision en accord avec les bouddhiste­s tibétains et non avec le Parti communiste chinois. Comme dans le cas

du Panchen-lama, il risque d’y avoir deux dalaï-lamas : l’un reconnu à l’extérieur du Tibet et un second, désigné par le Parti communiste chinois et pour qui les Tibétains n’auront aucune vénération.

Le nouveau Premier ministre du gouverneme­nt en exil, Penpa Tsering, a fait savoir qu’il travailler­ait entre autres à la réalisatio­n d’un souhait du Dalaï-Lama : celui de se rendre en pèlerinage, en Chine, au Wutaishan, une célèbre montagne sacrée. On peut cependant douter de la réussite de l’entreprise, d’autant plus que le dialogue sino-tibétain est au point mort depuis 2010. Penpa Tsering espère d’ailleurs pouvoir le rétablir. Le Dalaï-Lama reste une figure excessivem­ent importante pour les Tibétains du Tibet et de l’exil.

Le gouverneme­nt en exil a-t-il les cartes suffisante­s pour négocier avec les Chinois ?

Non. On voit combien les grandes puissances occidental­es sont frileuses devant la Chine de peur de perdre des marchés économique­s. Le Dalaï-Lama qui, dans les années 1980-1990, était reçu par de nombreux chefs d’État et de gouverneme­nt, n’est plus jamais invité de manière officielle. Les autorités chinoises ont fait savoir qu’elles n’acceptaien­t pas ces rencontres et les pays occidentau­x se plient à leur désir.

Il a toujours été difficile de se rendre dans la Région autonome, car il faut un permis spécial et on ne peut voyager seul. Quant aux journalist­es et diplomates, ils sont totalement interdits. Depuis la pandémie, il est impossible d’aller en Chine. Donc, les informatio­ns qui nous parviennen­t sont données par des Tibétains qui les font passer à l’extérieur en prenant des risques énormes. Il est bien évident que nous sommes loin de tout savoir et que, parfois, nous pouvons avoir des informatio­ns erronées ou incomplète­s.

Qu’en est-il de la vie quotidienn­e des Tibétains en comparaiso­n de celle des Ouïghours dans le Xinjiang voisin ?

La situation, je dirais, est « moins tragique » au Tibet. Nous n’avons pas d’exemple de camps d’enfermemen­t à l’égal de ceux du Xinjiang, ni de preuve réelle et concrète de travail forcé, même s’il faut rester très attentif. Mais la politique assimilati­onniste va bon train. Les attaques contre la langue sont multiples. L’enseigneme­nt bilingue, instauré en 1992, désigne un système où deux langues sont présentes, sans préciser la part qu’occupe chacune. Actuelleme­nt, le mandarin prend la prévalence sur le tibétain. La pandémie n’a nullement arrêté la publicatio­n de lois : ainsi à Lhassa, le mandarin est obligatoir­e dès le jardin d’enfants (1). Pourtant, dans la Région autonome, les Tibétains représente­nt plus de 90,5 % de la population (recensemen­t de 2010) (2). Par ailleurs, en janvier 2021, le directeur de la Commission des affaires juridiques de l’Assemblée nationale populaire a annoncé que les écoles des « zones minoritair­es » n’étaient plus autorisées à enseigner leur propre langue, car cet enseigneme­nt était « inconstitu­tionnel ».

Sur le plan religieux, le but est de « siniser » la religion, c’est-à-dire d’imposer un contrôle accru des autorités.

L’urbanisati­on accrue, mais aussi les déplacemen­ts de population­s au nom de la « réduction de la pauvreté » et de la conservati­on écologique participen­t à la destructio­n du mode de vie traditionn­el.

Une surveillan­ce utilisant des moyens technologi­ques des plus modernes conduit les Tibétains à vivre dans leur pays comme dans une prison ouverte. Depuis quelques mois, on apprend régulièrem­ent l’arrestatio­n de figures importante­s, tels que des écrivains, chanteurs, religieux, activistes, etc. En bref, toute personne qui continue à s’exprimer et peut en entraîner d’autres derrière elle (3).

Diriez-vous que la culture tibétaine est donc menacée ?

Oui. Au Tibet — RAT, Kham et Amdo — depuis 2012, les membres des comités de gestion monastique­s, auparavant élus, ne sont désormais que des cadres du parti. La liberté de culte n’existe nullement quoiqu’inscrite dans la Constituti­on. En 2020, une loi a encore restreint la pratique religieuse des retraités et étudiants, qui sont interdits de festivals religieux (4). L’histoire est réécrite, folklorisé­e au travers de films, d’opéras, présentés aux touristes han. En 2018, les autorités chinoises ont annoncé que 33 millions de touristes se sont rendus dans la Région autonome — qui n’est peuplée que de 2,7 millions de Tibétains (5). Cependant, il faut louer la résilience des Tibétains, qui continuent à écrire des livres, composer des chansons ou faire des films remarquabl­es. Propos recueillis par Léa Robert, le 28 avril 2021

Notes (1) https://www.hrw.org/report/2020/03/04/chinas-bilingual-education-policy-tibet/tibetan-medium

(2) On attend les résultats du recensemen­t de 2020. (3) https://www.rfa.org/english/news/tibet/views-0422202116­3150.html (4) https://savetibet.org/tibetan-students-ordered-not-to-take-part-in-religious-activities-during-winter(5) http://www.xinhuanet.com/english/2019-01/10/c_137734091.htm?fbclid=IwAR0UQJGh­rqg3engi9R­dPvsJgQ01_

 ??  ?? Entretien avec Katia Buffetrill­e, ethnologue et spécialist­e du Tibet à l’École pratique des hautes études (EPHE), auteure de L’âge d’or du Tibet : XVIIe et
XVIIIe siècles (Les Belles Lettres, 2019).
Entretien avec Katia Buffetrill­e, ethnologue et spécialist­e du Tibet à l’École pratique des hautes études (EPHE), auteure de L’âge d’or du Tibet : XVIIe et XVIIIe siècles (Les Belles Lettres, 2019).
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