Les Grands Dossiers de Diplomatie
Taïwan, « l’endroit le plus dangereux au monde » ?
Entretien avec Stéphane Corcuff, enseignant à Sciences Po Lyon et chercheur associé à l’antenne de Taipei du Centre d’études françaises sur la Chine contemporaine (CEFC).
Alors que la Chine voit toujours Taïwan comme une île « rebelle » destinée à revenir dans le giron de la « mère-patrie » — par « l’emploi de moyens non pacifiques » si nécessaire, comme le stipule sa loi antisécession de mars 2005 —, quel est concrètement l’état des relations entre Pékin et Taipei aujourd’hui ?
S. Corcuff : Pour bien comprendre la relation entre
Pékin et Taipei, reprenons d’abord les termes que cette première utilise. Car les notions de « rebelle » et de « mère-patrie » font bien partie du discours chinois.
Par île « rebelle », les Chinois entendent cet « enfant » qui n’écoute pas, dont la Chine serait le parent. Cela supposerait donc que Taïwan fait partie de la Chine, mais que, de par des velléités « indépendantistes », elle s’en serait éloignée. Or, cette assertion est erronée : elle ne correspond ni à l’histoire, ni à l’état du droit, ni à la situation géopolitique. La République populaire de Chine a été fondée en 1949, or Taïwan a été confiée à la République de Chine le 31 octobre 1945, quatre ans auparavant. Jamais la RPC n’a pu établir sur l’île de Taïwan une armée, lever des impôts, ou organiser des élections. Lorsque le gouvernement de la République centrale de Chine se transfère à Taipei, le régime de Nankin n’a certes pas encore formellement obtenu la souveraineté internationale sur l’île : il l’obtiendra après le traité de San Francisco en 1951 et par le traité de paix entre le Japon et la République de Chine signé en 1952, qui annule le traité de Shimonoseki par lequel les Mandchous avaient cédé Taïwan au Japon. C’est cette même République de Chine qui signa en 1945 la Charte des Nations Unies. Pourtant, le gouvernement communiste considère que la République n’existe plus, alors qu’existent de fait et en droit deux États, qui ne se reconnaissent pas l’un l’autre. Progressivement, de plus en plus de pays vont reconnaître la RPC, notamment au moment de la décolonisation, où les États tout juste indépendants penchent pour le communisme, le socialisme ou le non-alignement. C’est ainsi que la Chine va petit à petit réussir à s’imposer à l’Assemblée générale des Nations Unies et contrer les vétos des États-Unis et de la République de Chine, qui siègent tous deux comme membres permanents au Conseil de Sécurité, à son entrée. Bien que Taïwan soit une nation souveraine (sous le vocable de République de Chine), aujourd’hui seuls 17 pays la reconnaissent. Les relations entre les deux républiques sont donc biaisées au regard de ce problème de reconnaissance respective. Taïwan avait fait un premier pas en 1991 en reconnaissant légalement et constitutionnellement l’existence d’une entité administrative légitime sur ce qu’elle considère constitutionnellement comme son territoire, c’est-à-dire le continent chinois. Mais cette théorie constitutionnelle ne correspond pas à la réalité politique d’aujourd’hui et il s’agit plus d’un héritage historique dont plus personne ne parle, à part le parti nationaliste chinois de Taïwan, le Kuomintang. Si elle choisissait de renoncer à cette souveraineté, elle devrait amender sa constitution, ce que la RPC considèrerait comme un casus belli… alors qu’elle refuse de reconnaître l’existence du régime républicain ! Si certains politiques taïwanais ont pu par le passé développer la théorie selon laquelle la Chine était le seul horizon économique de Taïwan, il semble pourtant que ça ne soit pas le cas. Taïwan et la Chine ont-elles toujours besoin l’une de l’autre ? Qui a le plus besoin de l’autre ? Il est vrai que par le passé, les investissements de Taïwan en Chine lui ont permis de bénéficier d’une main-d’oeuvre à bas coût, alors que de son côté
Pékin profitait de l’apport en capitaux et technologie. Aujourd’hui, il est évident que les investissements taïwanais sont peu rentables et menacés. Le coût de la main-d’oeuvre augmente et il faut donc délocaliser de plus en plus loin à l’intérieur de la Chine. Par ailleurs, ces investissements servent désormais à la réexportation de produits chinois qui vont grignoter les parts des marché auparavant occupées par les Taïwanais. Ils sont également de plus en plus dangereux car en cas de conflit dans le détroit, il serait très facile pour la Chine de mettre la main sur les investissements taïwanais. Mais couper Taïwan de ses investissements continentaux reviendrait à une déclaration de guerre et sans ces derniers, la Chine ne pourrait plus continuer son vol constant des technologies taïwanaises. De fait, les Taïwanais cherchent à conserver la partie la plus avancée de la recherche et développement sur l’île, et commencent depuis quelques années à réorienter leurs investissements vers l’Asie du Sud-Est et l’Inde.
Par ailleurs, depuis le début de la guerre commerciale sino-américaine, un troisième facteur émerge : le rapatriement d’investissements taïwanais en Chine vers Taïwan. Rappelons enfin que les investissements taïwanais sur le continent représentent une assurance à court terme de la paix. La Chine, tant qu’elle peut profiter de ces investissements, n’a pas intérêt à une action militaire de ce point de vue-là.
Alors que Washington multiplie les signaux plaidant en faveur d’une ligne rouge à l’attention de Pékin concernant l’île de Taïwan, cette dernière peut-elle devenir le principal point d’affrontement de la rivalité sino-américaine ?
Taïwan est une île très développée, démocratique, dont le marché est ouvert, avec qui le monde occidental partage un grand nombre de technologies mais surtout de valeurs. Elle est aussi la dépositaire de technologies et matériels militaires américains. Sa proximité géographique avec « l’ennemi » la rend d’autant plus intéressante pour mener des opérations de renseignement depuis son sol. Officiellement, aucune collaboration n’est possible puisque Washington, en 1978, décidant de reconnaître la RPC, a abandonné Taïwan. Toutefois, le Congrès américain, choqué de cet abandon, a voté aussitôt le Taiwan Relations Act pour que les États-Unis soient obligés de participer à la défense de Taïwan en livrant des armes défensives, tandis que
Ronald Reagan une fois élu a promis aux Taïwanais qu’il maintiendrait des ventes d’armes permettant à Taïwan d’assurer sa sécurité.
Depuis que le président chinois Xi Jinping a assuré que « la Chine [serait] réunifiée » (1), les scénarios d’une prise de contrôle de Taïwan par Pékin s’enflamment. Au-delà de l’invasion militaire, le risque d’une guerre informationnelle n’est-il pas plus réaliste ?
La guerre informationnelle s’observe déjà, à travers les idées selon lesquelles Taïwan est une île « rebelle », que Taïwan et Hong Kong ont le même statut, etc. Il n’existe pourtant aucun point commun entre leurs statuts respectifs : la République de Chine est un régime souverain, qui n’a jamais été une colonie britannique ni promis à une rétrocession. Lorsqu’on se demande si l’échec du « un pays, deux systèmes » à Hong Kong aurait refroidi les Taïwanais, on doit rappeler cette différence de statut : les Taïwanais sont opposés depuis 40 ans à cette formule qui voit les choses depuis Pékin, et ne prend pas en compte leur souveraineté.
Évoquons également la guerre informatique, car des dizaines de millions d’attaques informatiques chinoises sont répertoriées chaque mois à Taïwan. Cela constitue un danger pour le secteur énergétique notamment, la Chine pouvant par exemple avoir recours à des virus ou à des incursions dans le système informatique des centrales et de la distribution d’électricité pour parasiter voire paralyser la distribution électrique taïwanaise en cas de conflit.
Enfin, pour revenir à la guerre conventionnelle, il faut rappeler qu’outre les armes lourdes et légères, les tanks, les navires, les bombardiers ou les missiles, cela concerne aussi la surveillance intérieure. Il y aurait à Taïwan plusieurs milliers d’espions chinois dormants, avec pour mission des assassinats ciblés le jour où ils devront intervenir. Il faut également étudier sérieusement des scénarios d’armes nouvelles — climatique ou bactériologique.
Face à cette pression constante depuis 70 ans, Taïwan a décidé, dès le début des années 1980, le renversement de sa stratégie d’attaque pour la reconquête du continent en une stratégie de défense insulo-centrée. L’impact est aussi commercial, car rappelons que le détroit de Taïwan est une route maritime majeure entre l’Europe, le Moyen-Orient et l’Asie du Nord-Est. Si la Chine attaquait Taïwan, et à condition qu’elle y arrive, ce passage international deviendrait une mer intérieure chinoise. Nul n’y a intérêt.
La Chine n’est aujourd’hui pas en capacité d’attaquer, et est consciente que la situation géopolitique ne lui permet pas de passer à l’action (2) ; sa stratégie aujourd’hui est de continuer à édifier, développer et moderniser son appareil militaire en vue d’une invasion ou d’une déstabilisation majeure de la République insulaire, si la situation géopolitique venait à lui être favorable.
Le 7 avril dernier, le chef de la diplomatie taïwanaise accusait Pékin de profiter de la pandémie pour tenter d’attirer le Paraguay — l’un des 15 États qui reconnaissent Taïwan — en lui promettant des vaccins en retour. Dans quelle mesure cette pandémie a-t-elle eu un impact sur l’état des relations entre Pékin et Taipei ?
L’image de la Chine chez les Taïwanais était déjà très négative. Pendant cette crise, la Chine a tout mis en oeuvre pour éviter que Taïwan puisse entrer à l’OMS et être ainsi un peu mieux protégée. Taïwan n’a pas pu accéder facilement aux échanges internationaux des chercheurs autour des vaccins et a donc été obligée de travailler sur son propre système. Les Taïwanais ont ainsi été violentés par l’immoralité de la Chine. Rappelons que c’est Taïwan qui, le 31 décembre 2019, a alerté l’OMS d’une possible épidémie chez son voisin, avant que Xi Jinping ne l’admette le 20 janvier 2020. C’est à partir de ce moment que des bombardiers ont été envoyés dans la zone d’identification et de défense aérienne de Taïwan. Il s’agissait de dissuader l’île de profiter de la situation. Depuis, les incursions n’ont jamais cessé.
Prenons bien garde néanmoins à ne pas passer à côté de l’essentiel, car ces manoeuvres aériennes peuvent détourner notre attention des autres stratégies chinoises de déstabilisation de Taïwan. Elles permettent de faire du renseignement militaire, topographique et technologique. Si les Taïwanais venaient à abattre un chasseur, ils provoqueraient un casus belli qui amènerait la Chine à répliquer. Si l’endroit est l’un des plus tendus au monde, c’est peut-être aussi celui dans lequel les Chinois sont contraints à une retenue maximale, alors qu’ils sont beaucoup moins hésitants à la frontière indienne ou en mer de Chine méridionale.
Quel est le rôle de Taïwan dans la Milk Tea Alliance ? Est-ce que cette alliance constitue un front commun contre la Chine ?
Le gouvernement taïwanais ne joue aucun rôle dans « l’Alliance du thé au lait ». Celleci démontre qu’au-delà des gouvernements, des hommes d’affaires, des armées et des diplomates, un nouvel acteur émerge dans les sociétés sinophones et au-delà : les sociétés civiles. Elles sont faites de militants qui tentent, malgré des divergences, de faire preuve d’unité face à l’autoritarisme et à l’influence croissante de la Chine dans la région.
Leur point commun ? Leur souhait de voir progresser la démocratie. Observons que sans l’appui des gouvernements, ces militants échangent des idées, des techniques, des manuels, s’informent et font la publicité de ce qui se passe chez les autres. De ces quatre sociétés, deux sont littéralement écrasées — la Birmanie et Hong Kong —, l’une est en extrême révolte face à son roi — la Thaïlande —, alors que la quatrième, Taïwan, est la moins à plaindre et celle vers laquelle tous les regards convergent aujourd’hui comme le phare de la démocratie en Asie. Mais Taïwan, bien que jouissant d’une démocratie, de l’indépendance, du développement, de libertés, est malheureusement l’objet croissant de l’irrédentisme chinois et de son militarisme. Propos recueillis par Léa Robert le 20 mai 2021