Les Grands Dossiers de Diplomatie

Chine – USA : la nouvelle guerre froide ?

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Entretien avec Alice Ekman, analyste responsabl­e de l’Asie à l’Institut des études de sécurité de l’Union européenne (EUISS) et auteure de Rouge vif : l’idéal communiste chinois (Éditions de l’Observatoi­re, février 2020, lauréat du Prix du livre de géopolitiq­ue et du Prix Aujourd’hui 2020). Alors que le mandat de Donald Trump a été marqué par des tensions croissante­s avec Pékin, l’arrivée de Joe Biden à la Maison-Blanche ne semble pas avoir changé la donne. Quelle est la position de la nouvelle administra­tion américaine vis-à-vis de la Chine ?

Il existe une relative continuité de la politique des États-Unis envers la Chine. L’administra­tion de

Joe Biden, comme la précédente, perçoit la Chine comme la première des menaces. Elle n’a pas levé les sanctions commercial­es et technologi­ques mises en place au cours des années précédente­s, et affiche sans ambiguïtés ses divergence­s de vues vis-à-vis de la Chine, que ce soit aux niveaux bilatéral comme multilatér­al. Sur la méthode, au moins deux différence­s principale­s sont à noter : sa rivalité avec la Chine s’inscrit dans une politique plus affirmée de défense des droits de l’homme et de promotion de la démocratie. C’est dans ce cadre que l’administra­tion Biden a annoncé l’organisati­on d’un « sommet pour la démocratie ». Surtout, c’est avec l’aide des alliés que l’administra­tion Biden souhaite faire face aux ambitions chinoises — alliés avec lesquels elle tente actuelleme­nt de retisser les liens, à travers le Dialogue quadrilaté­ral pour la sécurité (le « Quad », incluant États-Unis, Inde, Australie et Japon) et plus largement la stratégie « indopacifi­que ».

En janvier dernier, la porte-parole du ministère chinois des Affaires étrangères, Hua Chunying, expliquait qu’au cours « des dernières années, trop de mines ont été posées dans les relations sino-américaine­s. Il faut déminer. Trop de ponts ont été brûlés, il faut les réparer. Trop de routes ont été détruites, il faut les reconstrui­re. » Si la Chine semblait bienveilla­nte à l’arrivée de Joe Biden, la réunion bilatérale qui s’est déroulée à Anchorage en Alaska a montré que les tensions étaient tenaces. Qu’attend Pékin de la part de la nouvelle administra­tion américaine ?

Les tensions sino-américaine­s sont en effet profondes. Elles sont commercial­es, technologi­ques, politiques, idéologiqu­es… et une éventuelle convergenc­e sur les enjeux climatique­s ne suffira assurément pas à apaiser les tensions.

La Chine a encore durci sa politique étrangère depuis mi-2020, vis-à-vis des États-Unis, mais aussi plus généraleme­nt de tout pays ou acteur qui remettrait en cause ses positions sur l’origine du coronaviru­s, le Xinjiang, Hong Kong… Concernant ces enjeux,

Pékin a décidé de répondre systématiq­uement et immédiatem­ent à toute décision ou propos critique.

Par conséquent, les relations de nombreux pays avec la Chine sont devenues plus volatiles et une escalade des tensions n’est jamais loin. Y compris avec l’Union européenne : la décision de Bruxelles du 22 mars de sanctionne­r (interdicti­ons de visas et gels d’avoirs) quatre responsabl­es chinois accusés d’atteintes aux droits de l’homme envers la population ouïghoure a été suivie le même jour de sanctions chinoises contre dix personnali­tés européenne­s (1) et quatre institutio­ns (2). De son côté, l’Australie est touchée par des sanctions économique­s chinoises lourdes (dans de nombreux secteurs — agricultur­e et matières premières notamment) depuis mai 2020, suite à une accumulati­on de décisions et de déclaratio­ns de Canberra jugées hostiles par Pékin [voir p. 72].

Dans l’idéal, Pékin aimerait que la nouvelle administra­tion américaine et ses alliés ne prennent plus position sur ces enjeux. Mais comme cette hypothèse est improbable, Pékin mise sur une diplomatie comptable, qui vise à terme à bâtir un front contre les États-Unis et leurs alliés dans les organisati­ons internatio­nales, à les présenter comme une minorité politique, démographi­que… Ainsi, Hua Chunying déclarait également le 23 mars 2021 : « Les États

Unis, le Royaume-Uni et le Canada ensemble ne représente­nt que 5,7 % de la population mondiale. Même si l’on ajoute l’Union européenne, cela ne représente qu’environ 11 %. Ils ne peuvent représente­r la communauté internatio­nale. » Si cette approche peut apparaitre simplifica­trice et osée, c’est bien le pari que fait actuelleme­nt la Chine : celui de marginalis­er l’« Occident ».

Pékin a déclaré en mars dernier qu’elle était « fermement opposée aux ingérences américaine­s dans les affaires intérieure­s de la Chine ». Quels sont les principaux points de tension entre les deux pays ?

Les points de tension sont nombreux : mer du Chine du Sud, Taïwan, Hong Kong, Xinjiang, question des droits de l’homme en général. La Chine considère illégitime toute position américaine sur ces enjeux, comme elle considère illégitime la présence militaire américaine en Asie au sens large. La situation à Hong Kong reste très tendue, notamment depuis mi-2020 et la stricte mise en applicatio­n de la nouvelle loi sur la sécurité nationale [voir p. 44]. Les tensions se sont également renforcées dans le détroit de Taïwan, avec notamment le passage d’un grand nombre d’avions de guerre chinois dans la zone d’identifica­tion et de défense aérienne de l’île ces derniers mois. La Chine considère ces deux enjeux

comme des priorités nationales, qui font partie intégrante du « grand renouveau de la nation chinoise », et sur lesquelles il ne faut en aucun cas transiger.

Washington s’est lancée dans une véritable tech-guerre contre Pékin, et le cas de Huawei en est l’un des cas les plus emblématiq­ues. Quels sont les enjeux pour Pékin ? La Chine a-t-elle les ressources pour se passer des technologi­es américaine­s ?

Depuis le début de son mandat, le président chinois a accéléré le développem­ent des nouvelles technologi­es dans le pays et au-delà : réseaux 5G, centres de données, réseaux de câbles sous-marins, de caméras de surveillan­ce dernière génération, reconnaiss­ance faciale, intelligen­ce artificiel­le, blockchain et cryptomonn­aie, objets connectés, etc. Le gouverneme­nt chinois investit tous azimuts dans le secteur, et particuliè­rement ces trois dernières années pour faire face aux sanctions technologi­ques américaine­s. Si la Chine reste dépendante de certains composants étrangers [voir p. 36], elle ambitionne à terme de les fabriquer ellemême intégralem­ent. Cela prendra du temps, mais elle engage dès à présent des ressources conséquent­es pour soutenir cet objectif. Le lancement du XIVe plan quinquenna­l en mars 2021, qui couvre la période 2021-2025, a confirmé la stratégie chinoise de consolidat­ion de sa puissance technologi­que, avec une politique d’investisse­ment ambitieuse (3). Il s’agit d’un processus de long terme. La Chine n’arrivera probableme­nt pas à se passer de certaines technologi­es étrangères dans les prochaines années, mais elle fera tout son possible pour limiter sa dépendance.

Les États-Unis ont annoncé avoir envisagé une discussion avec leurs alliés concernant un éventuel boycott des Jeux olympiques d’hiver de Pékin en 2022. Est-ce envisageab­le ? Ce type de menace peut-il avoir un impact sur la Chine ?

Oui, les Jeux olympiques d’hiver de Pékin de février 2022 s’annoncent très tendus, encore plus que les JO d’été de 2008. La Chine accorde une importance cruciale à cet événement, organisé quelques mois avant une grande échéance politique, le

XXe Congrès du Parti — prévu à l’automne 2022. Elle compte projeter à l’occasion des JO l’image d’un pays moderne qui se serait totalement relevé de la crise pandémique. Il est fort probable que cet événement devienne politique, du fait de la propagande chinoise qui l’entoure, mais aussi du fait des appels au boycott en provenance d’ONG internatio­nales, déjà existants, auxquels pourrait s’agréger un appel conjoint de plusieurs gouverneme­nts, à l’initiative des États-Unis. Le degré de coordinati­on et l’étendue du boycott demeurent aujourd’hui difficiles à anticiper, mais les appels se multiplien­t déjà, générant automatiqu­ement de vives condamnati­ons de la part de la Chine.

La Chine a lancé récemment son yuan numérique, qui a vocation à s’internatio­naliser et pourrait permettre de contourner les sanctions américaine­s. Cette nouvelle devise pourrait-elle remettre en cause la mainmise du dollar sur l’économie mondiale ? Est-ce un nouveau terrain d’affronteme­nt entre Washington et Pékin ?

Il ne s’agit pas tout à fait d’une nouvelle devise, puisque le yuan numérique est indexé sur le yuan existant, et reste sous le contrôle de la Banque populaire de Chine. En ce sens, il ne s’agit pas d’une crypto-monnaie comparable au bitcoin, décentrali­sée et au taux fluctuant, mais d’une monnaie numérique de banque centrale. Elle est pour l’instant en phase de test et devrait être lancée en février 2022 en marge des JO. Pour l’instant, cette nouvelle devise ne remet pas en cause la suprématie du dollar sur l’économie mondiale. Mais les monnaies numériques vont assurément devenir un terrain d’affronteme­nt entre Washington et Pékin, car la Chine a pris un temps d’avance dans ce domaine, notamment en termes d’expériment­ation, et commence à envisager des partenaria­ts avec des banques centrales étrangères, avec l’ambition à terme de contourner le dollar.

L’investisse­ment chinois dans le domaine de la blockchain et de la cryptomonn­aie est tel qu’il inquiète désormais Washington. Ainsi, depuis l’installati­on de la nouvelle administra­tion Biden début 2021, et alors que la Chine accélère et étend l’expériment­ation de sa monnaie numérique, des représenta­nts du Pentagone, du Trésor et du départemen­t d’État américain mutualisen­t leurs efforts pour mieux comprendre les conséquenc­es potentiell­es de l’initiative chinoise, notamment en matière d’affaibliss­ement du dollar comme monnaie de réserve au niveau mondial sur le long terme, et identifier des propositio­ns pour y faire face.

Peut-on au final parler d’une nouvelle guerre froide, comme certains le disent ?

Si toute comparaiso­n historique doit être effectuée avec prudence, le parallèle avec l’époque de la guerre froide n’est pas ridicule. Deux arguments sont souvent avancés pour affirmer que la comparaiso­n avec la guerre froide est illégitime : tout d’abord, la forte interdépen­dance économique entre États et l’ère de mondialisa­tion actuelle ne peuvent être comparées à la division entre blocs des années de la guerre froide — ce qui semble évident. Ensuite, l’affronteme­nt idéologiqu­e serait aujourd’hui inexistant ou incomparab­le à celui de la guerre froide — ce qui est faux. Le renouveau idéologiqu­e est réel depuis l’arrivée de Xi Jinping au pouvoir en 2012, et façonne fortement les orientatio­ns de politiques intérieure et extérieure du pays. En particulie­r, le ressentime­nt anti-occidental, héritage du maoïsme, est solidement ancré au sein de l’élite du Parti et entretenu par l’École du Parti, les université­s, certains films et livres produits et diffusés par les autorités publiques. Du point de vue du Parti communiste, le conflit idéologiqu­e existe et doit être mené jusqu’au bout. Il considère d’ailleurs ce combat comme vital : si les idées démocratiq­ues gagnent du terrain dans le monde, y compris en Chine, le Parti risque d’être déstabilis­é. Il faut donc les combattre, non seulement sur le territoire chinois, mais aussi au-delà des frontières, en soulignant les faiblesses présumées des démocratie­s occidental­es et en glorifiant les forces présumées du système chinois. Xi Jinping considère que le système de gouvernanc­e chinois doit devenir une référence pour le monde. Nous en sommes loin, mais l’ambition est réelle et ne doit pas être sous-estimée. Propos recueillis par Thomas Delage le 17 mai 2021 Notes (1) Incluant des représenta­nts politiques nationaux, des députés européens et des chercheurs.

(2) Deux centres de recherche et deux comités politiques européens.

(3) 7 % d’augmentati­on annuelle des dépenses gouverneme­ntales de recherche et développem­ent jusqu’à 2025.

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