Les Grands Dossiers de Diplomatie
Les relations de la Corée du Sud et du Japon avec la Chine : une mitoyenneté difficile
L’affirmation de la puissance chinoise pose aujourd’hui des défis à Tokyo et Séoul. Si tous deux perçoivent les opportunités que génère la croissance de la Chine pour leurs économies, la Corée du Sud et le Japon sont, face à Pékin, dans une posture stratégique vigilante, tout en préservant avec elle une logique de dialogue.
Le Japon comme la Corée du Sud sont confrontés à la présence d’un grand voisin encombrant depuis aussi longtemps que les relations internationales existent. Néanmoins, le Japon a toujours eu soin de ne pas se placer en situation d’État vassal, à la différence des royaumes de la péninsule coréenne.
Le défi frontalier
Le Japon comme la Corée du Sud sont confrontés à des incursions territoriales chinoises. Ces incursions sont à la fois le fait de bâtiments militaires — sous-marins ou destroyers croisant vers le Pacifique dans le cas du Japon — et de myriades d’embarcations de pêche suréquipées et appuyées par les gardes-côtes chinois (dans la mer de Chine orientale côté japonais, en mer du Japon côté coréen), eux-mêmes de mieux en mieux lotis (1). L’hégémonisme chinois se manifeste par la voie aérienne ou maritime et se traduit en termes juridiques : en contradiction avec le droit international, Pékin prétend s’attribuer des pouvoirs de police dans un espace aérien (depuis novembre 2013) et maritime (depuis février 2021) qui empiète sur des zones que ses voisins du Nord-Est ou du Sud-Est asiatiques ne reconnaissent pas comme son territoire, mais comme des
parcelles des leurs. Le Japon constate en particulier que les incursions durent un nombre consécutif de jours de plus en plus élevé (2) dans la zone contiguë (au sens du droit de la mer) des Senkaku, archipel d’îlots sur lequel la Chine reconnaissait la souveraineté japonaise avant qu’une commission des Nations Unies, en 1968, ne leur prête des richesses en hydrocarbures. Le Japon s’efforce depuis de maintenir le statu quo sans céder de terrain politiquement : il se contente d’y faire patrouiller ses gardes-côtes. La Corée du Sud connaît pareillement des différends frontaliers avec la Chine. Comme le Japon, et en conformité avec le droit international de la mer, la Corée du Sud revendique pour limite de son territoire maritime la ligne médiane, à égale distance des côtes de part et d’autre, tandis que la Chine s’approprie, au nom d’arguments supposément historiques ou économiques, une surface bien supérieure (3).
L’enjeu sécuritaire
Les deux pays dressent par ailleurs le même constat que les États-Unis quant à la progression des armements et capacités chinoises dans leur ensemble (4). Les deux pays font preuve d’une certaine fermeté en ayant soin de ne pas s’aliéner leur voisin. Le paramètre économique les incite en effet à une attitude coopérative avec la Chine. La Chine est le premier partenaire commercial du Japon comme de la Corée du Sud. Elle représente pour la Corée du Sud davantage que les ÉtatsUnis et le Japon additionnés. Les chaînes de production régionales, renforcées par la signature récente (novembre 2020) de l’accord de libre-échange régional RCEP ( Regional and Comprehensive Economic Partnership) auquel sont parties les trois États (ainsi que l’Australie et la NouvelleZélande), impliquent étroitement la Chine. Le récent sommet Suga-Biden (16 avril 2021) vise précisément la création de chaînes de production indépendantes de la Chine pour les composants sensibles (5).
La Corée du Sud comme le Japon doivent ainsi arbitrer entre les questions qui touchent à leur sécurité — et doivent recevoir leur attention par priorité — et les questions symboliques, sur lesquelles elles préfèrent éviter d’attiser l’ire de la Chine et un sentiment d’isolement qui pourraient se retourner contre eux.
Les deux pays ont ainsi développé et déployé en lien avec les États-Unis des systèmes de défense anti-missile — Aegis pour le Japon, THAAD ( Terminal High Altitude Area Defense) pour la Corée du Sud —, ces deux systèmes présentant des propriétés différentes, mieux adaptées à la situation de chacun pour faire face à la menace nord-coréenne telle qu’elle se présentait alors — dès 1998 pour le Japon, en 2016 pour la Corée du Sud — malgré l’hostilité de la Chine qui y voyait une remise en cause de sa capacité de dissuasion. La Corée du Sud transforme aussi l’organisation de ses forces armées pour en améliorer l’efficacité et l’interopérabilité, mais c’est encore la Corée du Nord que visent ces ajustements. Le Japon lui, se montre plus préoccupé de l’amélioration des capacités maritimes chinoises. Il a adapté l’organisation de ses forces et leur armement pour pouvoir faire face à une tentative chinoise d’annexion d’une des îles méridionales. Le Japon comme la Corée, sans doute attentifs aux développements des capacités satellitaires de la Chine, ont orienté leurs efforts en ce sens depuis 2015 pour le Japon, 2018 pour la Corée.
Une diplomatie délicate
Cependant, les deux pays, Corée du Sud et Japon, se sont montrés moins véhéments que les démocraties occidentales dans la critique de la Chine pour ses violations des droits de l’homme à Hong Kong ou au Xinjiang. La Corée du Sud est l’une des rares démocraties à s’être totalement abstenue de critique sur la situation de Hong Hong (6). Le Japon a, par comparaison, une ligne beaucoup plus ferme. Il a fait part à plusieurs reprises de sa préoccupation sur ces deux sujets, tant dans des conférences de presse du chef du gouvernement que dans des déclarations ou communiqués conjoints (entre Abe Shinzô, alors Premier ministre, et Charles Michel, président du Conseil européen ou lors du sommet Affaires étrangères du G7). Le Japon s’est en revanche abstenu de s’associer à la déclaration des Five Eyes (alliance du renseignement regroupant Royaume-Uni, Canada, États-Unis, Australie, et Nouvelle-Zélande, laquelle a opté pour une déclaration séparée), ou aux sanctions votées par l’Union européenne, les États-Unis, le Royaume-Uni et le Canada contre plusieurs citoyens chinois coupables de violations des droits de l’homme au Xinjiang en mars 2021. Néanmoins, le Premier ministre Suga Yoshihide a fait part de la préoccupation japonaise dans un échange téléphonique avec Xi Jinping le 5 avril 2021 peu avant le sommet Suga-Biden du 16 avril à Washington et le communiqué publié à l’issue de ce dernier a indiqué
La Corée du Sud est l’une des rares démocraties à s’être totalement abstenue de critique sur la situation de Hong Hong. Le Japon a, par comparaison, une ligne beaucoup plus ferme.
une préoccupation partagée (« serious concerns » ) concernant les droits de l’homme à Hong Kong et au Xinjiang. La situation japonaise diffère de celle de la Corée du Sud en ce que la classe politique y a une position relativement uniforme dans son évaluation de la Chine et dans la réaction à y apporter. Le Parti communiste japonais lui-même, s’il diverge par la réponse qu’il propose, partage l’analyse. Il rejette en effet la réponse par des moyens militaires dont il estime qu’ils entretiennent un cercle vicieux — la Chine pouvant percevoir comme une menace le surcroît d’armement qu’on lui oppose — sur la question de Taïwan, en particulier, mais n’en condamne pas moins fermement la Chine pour ses violations du droit international et des droits de l’homme. Il préconise une condamnation plus forte du Japon, et qu’il prenne la tête aux Nations Unies d’une coalition d’États qui fasse pression sur elle (7). Les entreprises réagissent à leur tour : Kagome, fabricant japonais de sauces et condiments, a indiqué qu’il suspendait ses importations du Xinjiang.
L’équation politique est plus complexe côté sud-coréen. Les Démocrates — le parti de Moon Jae-in, actuellement au pouvoir — ont en effet misé (et telle est leur ligne depuis la Sunshine Policy de Kim Dae-jung, en 2000) sur un apaisement avec la Corée du Nord et comptent sur la Chine pour le favoriser. Les conservateurs sont en faveur d’une posture plus ferme et ce clivage devrait être un enjeu des prochaines élections présidentielles en 2022 (pour l’heure, les Démocrates ont maintenu leur majorité aux élections législatives d’avril 2021).
Une opinion publique qui pèse dans les relations
Au Japon, un sondage du gouvernement sur la diplomatie publié en février 2021 indique que 77 % des Japonais « se sentent sans affinité » avec la Chine (8). Plus virulents encore, les Coréens perçoivent la Chine comme envahissante culturellement : elle tend à nier la spécificité de la culture coréenne pour en revendiquer la maternité — qu’il s’agisse du costume traditionnel (le hanbok), du chou épicé (le kimchi), du poète Yun Dong-ju considéré comme chinois par Baidu (le moteur de recherches chinois), ou d’un royaume coréen rattaché à la Chine par l’Académie chinoise des sciences sociales en 2002 (9) ! Une pétition contre l’ouverture d’un parc d’attraction censé promouvoir la culture chinoise (« Korea-China Culture Town »), projet remontant à 2017, a ainsi réuni 500 000 signatures (10). Différents sondages s’accordent ainsi à montrer que la Chine est impopulaire (11), davantage même que le Japon. Ce n’est pas peu dire… En effet, Tokyo et Séoul ont euxmêmes des divergences et difficultés. Les questions mémorielles, ravivées à l’endroit du Japon comme des États-Unis dans les années 1990 avec la démocratisation (les premières élections démocratiques ont eu lieu en 1987), altèrent le cours de leurs relations. Elles empêchent une coopération plus aboutie dans le domaine de la sécurité face à la Corée du Nord et à la Chine, notamment. Les États-Unis (Bill Clinton) ont exprimé en 2001 leurs regrets (12), le Japon a fait de même à plusieurs reprises (1965, 1995, 1998) sans obtenir le même résultat : la fin des récriminations sinon du souvenir. Washington est intervenu pour favoriser la coopération de ses deux alliés et a obtenu qu’ils échangent dans le domaine du renseignement sur la Corée du Nord (GSOMNIA). En août 2020, Moon Jae-In avait annoncé son intention de dénoncer l’accord, otage des « questions historiques » (deux arrêts de la Cour suprême sud-coréenne ont imposé de nouvelles réparations de guerre à des grandes entreprises japonaises). Il s’est finalement ravisé, mais la coopération reste fragile (elle s’est avérée impossible au Soudan, où se trouvaient déployés des membres des forces armées des deux pays (13)). En atteste le fait que le Livre blanc de la défense sud-coréen n’évoque plus le Japon comme « un pays proche géographiquement et culturellement et comme un partenaire dans la coopération pour la paix et la prospérité mondiales » comme en 2018, mais simplement comme un voisin (14).
La Corée du Nord et les États-Unis : deux acteurs clefs
Séoul voit en effet dans la Corée du Nord une menace mais ne parvient pas à renoncer au rêve de la réunification ou, à défaut, de la coopération pacifique. La diplomatie nord-coréenne pour sa part est plutôt gouvernée par Washington. La Corée du Sud y est une variable d’ajustement sur laquelle elle sait pouvoir toujours compter — les démocrates sont toujours prêts à un dialogue que les conservateurs ne peuvent pas se permettre de refuser. Elle joue par ailleurs de la Russie et de la Chine et éventuellement de leur rivalité pour se positionner. La Corée du Sud est ainsi fréquemment le jouet de son voisin du Nord. Elle estime avoir besoin de la Chine pour faire levier sur celui-ci, et la ménage pour cette raison. Son principal vecteur est l’alliance de sécurité avec Washington, dans le cadre de laquelle Joe Biden, comme avant lui Donald Trump, lui demande un engagement plus actif.
De ce fait, face à la Chine comme face à la Corée du Nord, Tokyo a adopté
une politique plus active que la Corée du Sud, déployant une diplomatie dans le domaine de la défense au-delà de l’alliance nippo-américaine, pour en prolonger l’efficacité par un réseau de relations avec des partenaires privilégiés. Cette stratégie se manifeste par la « Vision pour un océan Indo-Pacifique libre et ouvert » (15), qui se veut inclusive et non hostile à la Chine, mais traduit néanmoins la volonté d’apporter aux pays en voie de développement des solutions alternatives aux routes de la soie. Le Japon est par ailleurs un membre actif du « Quad », coopération entre Inde, Australie, États-Unis et Japon, qui progressivement se structure et passe du champ des exercices militaires au champ politique, comme en attestent les dialogues entre chefs des diplomaties et chefs d’État en février puis en mars 2021.
L’alliance nippo-américaine demeure fondamentale pour le Japon, et les États-Unis, en accordant à Tokyo la première visite à l’étranger d’Anthony Blinken et de Lloyd Austin (qui se sont ensuite rendus à Séoul), puis la première rencontre bilatérale de Joe Biden avec un chef de gouvernement étranger. Le Japon, sans se reconnaître dans le style imprévisible et hiératique de Donald Trump qui ne l’a pas épargné, lui a cependant reconnu le mérite d’attirer l’attention sur le « problème chinois », que la crise sanitaire a dévoilé aux opinions publiques occidentales (entre « diplomatie du masque », « diplomatie du vaccin » et campagnes de désinformation, de la part des autorités chinoises, et prise de conscience par ailleurs de la dépendance sanitaire dans laquelle nous étions). Voir Biden conserver une ligne ferme, sans présenter les inconvénients de son prédécesseur, convient très bien à Tokyo. Pour sa part, dans le sommet du 16 avril 2021, Joe Biden a bien saisi la subtilité japonaise (le refus de s’associer aux sanctions contre la Chine) et l’engagement néanmoins infaillible (Tokyo a réitéré que Taïwan était une préoccupation commune). La Corée du Sud est plus ambivalente. Politiquement, Moon est dans une situation plus fragile que Suga. L’un comme l’autre feront face à des élections prochainement : les prochaines élections présidentielles auront lieu en 2022 en Corée du Sud, et le Japon votera dans le cours de l’année 2021. Mais récemment nommé et bénéficiant d’une cote de popularité en hausse (16), Suga pourrait voir son mandat renouvelé. Le parti de Moon Jae-in a perdu Séoul et Busan, et bien qu’ayant remporté les élections législatives, ne bénéficie plus du soutien des plus jeunes électeurs et des trentenaires (17). L’absence de possibilité pour un président sud-coréen d’accomplir un second mandat introduit de l’incertitude. Les Démocrates conservent à ce jour une avance sur leurs adversaires (PPP). S’ils devaient se maintenir, la politique de la Corée du Sud comme celle du Japon connaîtraient une continuité, toutes choses égales par ailleurs.
Le Japon, sans se reconnaître dans le style imprévisible et hiératique de Donald Trump qui ne l’a pas épargné, lui a cependant reconnu le mérite d’attirer l’attention sur le « problème chinois », que la crise sanitaire a dévoilé aux opinions publiques occidentales.