Les Grands Dossiers de Diplomatie
La Chine en Asie du Sud-Est : des interdépendances sans confiance
Si l’Asie du Sud-Est est aujourd’hui l’un des principaux bénéficiaires du projet chinois des nouvelles routes de la soie, le doute demeure dans la région concernant les intentions de Pékin.
Depuis de nombreux siècles, la géopolitique de la Chine a intégré sa région méridionale dans ses projections ; la Chine s’y écoule mécaniquement par gravité. Elle y entretient des liens qualifiés de tributaires (1). Les deux voisins se connaissent bien et n’ont jamais cessé leurs relations, même si celles-ci ont été instables entre 1945 et 1980 (2). Le tournant pris par Deng Xiaoping à la fin des années 1970 a eu un effet structurant en Asie du Sud-Est avec la reprise des liens diplomatiques et la relance des rapprochements économiques au début des années 1990.
La crise systémique qui a touché l’Asie du Sud-Est à l’été 1997 a été perçue par les dirigeants chinois comme une opportunité et exploitée comme telle. Affaiblis par la tourmente financière, déstabilisés par des régimes impuissants, moins tournés vers leurs traditionnels partenaires occidentaux, les pays d’Asie du Sud-Est ont évidemment apprécié la main tendue de Pékin (3). C’est à partir de cette période que la Chine a exprimé plus clairement ses intentions, à la fois en termes de rapprochements tous azimuts et en termes de rivalité avec les positions américaines. On pourrait même défendre le postulat que ce carrefour de la mondialisation qu’est l’Asie du Sud-Est est devenu l’un des terrains d’essai privilégiés sur lesquels s’exerce cette rivalité.
La politique de diplomatie périphérique s’est transformée en diplomatie de bon voisinage puis en « destinée commune », ce qui signifie qu’aux yeux des stratèges chinois, la prospérité et la sécurité de leur pays passent dorénavant par « la stabilité » de l’Asie du Sud-Est. Lors d’un discours prononcé devant le Parlement indonésien en octobre 2013, le Secrétaire général a explicitement fait référence à un futur partagé : « la communauté Chine/ASEAN de destin partagé est liée à la communauté ASEAN et à la communauté de l’Asie de l’Est. Les deux parties apportent leur force respective pour réaliser la diversité, l’harmonie, l’inclusivité et le progrès commun pour le bénéfice des peuples de la région et au-delà » (4).
Des interconnexions multidimensionnelles
La Chine a donc de grandes ambitions pour ses voisins et a adopté avec les membres de l’ASEAN une approche globale et offensive : les Chinois poussent tous leurs pions simultanément et, grâce à une présence humaine importante — souvent bien introduite (5) — et une connaissance des terrains approfondie, ajustent leur stratégie en fonction de la réactivité de leurs interlocuteurs (6). L’objectif est d’arrimer la région aux dynamiques chinoises de telle sorte qu’un retour en arrière soit difficilement envisageable, et coûteux.
Pékin se donne les moyens, en termes de ressources mais aussi de temps, pour réaliser cette action transformative ; à tous les niveaux (avec l’ASEAN, en bilatéral, en multilatéral, public ou privé), des réunions et dialogues l’accompagnent. À terme, il s’agit de substituer un système référentiel chinois au système américain et de convaincre les pays de la région du bien-fondé, de l’intérêt et de la « logique naturelle » d’une communauté de destin, y compris sécuritaire.
Le premier terrain concret de rapprochement a été les échanges commerciaux et, depuis le lancement de l’Accord de libre-échange Chine/ASEAN en 2010, la Chine est devenue le premier partenaire commercial de l’ASEAN ; elle absorbe 21 % du total des exportations d’Asie du Sud-Est (9 % en 2000) et 22 % du total des importations (8 % en 2000). Depuis 2020, l’ASEAN est son premier partenaire (avec 15,5 % de ses échanges extérieurs), dépassant l’Union européenne. Cette proximité devrait être confortée avec la mise en oeuvre du récent Partenariat régional économique global (RCEP, signé le 15 novembre 2020). Les investissements connaissent aussi une forte augmentation, notamment après le début de la guerre commerciale lancée par l’administration Trump. En 2019, ils avaient augmenté de 75 % par rapport à 2018 pour atteindre 13 milliards de dollars, représentant 15 % des IDE entrants (contre 10 % en 2012). De leur côté, Singapour, la Thaïlande et la Malaisie s’intéressent de près aux opportunités de leur voisin (en 2019, leurs investissements en Chine avaient augmenté de 6,7 % par rapport à l’année précédente). Enfin, et les conséquences en ont été difficiles pour les pays d’Asie du Sud-Est à partir de février 2020, les touristes chinois sont dorénavant au premier rang des touristes en ASEAN avec 21 % du total (60 millions) (7). Sans compter les échanges universitaires, les projets scientifiques, les bourses universitaires… Conséquence : tout ralentissement en Chine a désormais un effet immédiat sur les économies et les progrès de la région.
Au-delà des dynamiques économiques, Pékin veut aller plus loin : les architectures de sécurité en place depuis plus de cinquante ans en Asie du Sud-Est sont taraudées par les incessantes « invitations » émises par la Chine. Elles n’ont, certes, pas encore modifié le rapport de forces sur ce théâtre, ni entraîné l’abandon de l’ordre post-Seconde Guerre mondiale fondé sur des alliances
bilatérales avec les États-Unis, mais elles ont, sur les quinze dernières années, fini par modifier les perceptions. À force de petits pas persévérants et ciblés, on est passé d’une « menace chinoise » à un (possible) « partenariat chinois ». Qu’il s’agisse de la diplomatie des armements, de la formation ou des exercices communs, de multiples coopérations sont proposées (8). L’argument de Pékin est que les interdépendances sont à ce point étroites qu’il faut les protéger.
Belt and Road Initiative (BRI) : la belle invitation ?
Pour mesurer l’impact et l’ambivalence de la BRI sur l’Asie du Sud-Est, il faut bien comprendre la logique et la puissance (9) de ce projet tentaculaire. Il s’agit bien de l’émergence d’un système mondial que Pékin et le PCC appellent de leurs voeux pour modifier les règles du jeu, les normes et les rapports de force mondiaux. C’est aussi le mot d’ordre diplomatique qui justifie la mobilisation de tout le spectre des ressources et des acteurs chinois, de la grosse entreprise d’État au petit entrepreneur indépendant.
L’Asie du Sud-Est est évidemment une zone de choix dans le déploiement de ce projet ; d’ailleurs, lors du second Sommet en avril 2019, Pékin a annoncé que sa deuxième version, « BRI 2.0 », sera testée prioritairement dans la région. En fait, la
BRI joue un rôle d’amplificateur des dynamiques mentionnées plus haut, les intègre dans un projet global structuré qui implique autant les communautés d’affaires que les diplomates ou les sociétés civiles. Résister à cette pression chinoise devient excessivement compliqué pour ceux qui doutent (10). La promesse chinoise en Asie du Sud-Est, c’est la promesse d’une modernité harmonieuse et équilibrée, innovante : le narratif est excessivement positif (affiches, pages de journaux, discours, comités de coopération…) et le dispositif très huilé.
La vitesse de mise en oeuvre est impressionnante. Sept ans après son lancement, on observe des changements quantifiables qui permettent d’affirmer qu’aujourd’hui, la Chine est un partenaire prioritaire pour dessiner l’avenir de l’Asie du Sud-Est et qu’elle agit avec une puissance de frappe qui n’a pas d’équivalent dans la région : elle reçoit 24 % des budgets BRI.
Infrastructures de transport, énergie, numérique, santé… La BRI n’exclut aucun secteur : c’est bien une stratégie d’ensemble — par imbrication — qui est déclinée et qui exploite les articulations entre ces secteurs. Un développement des infrastructures terrestres et maritimes engendre une croissance des échanges qui requiert une uniformisation des pratiques technologiques et normatives et suppose une protection duale (à la fois civile et militaire). La BRI a la prétention — et le potentiel — de changer la donne pour la modernisation de l’Asie du Sud-Est. Une étude produite par Moody’s démontre que plus les économies sont exposées aux propositions BRI, plus les taux de croissance sont élevés (11). Les investissements dans les infrastructures stimulent la croissance (la hausse des échanges l’illustre) et permettent une meilleure compétitivité. Les risques nuancent ce tableau : une trop grande dépendance, des transferts de technologie insuffisants, une gouvernance des affaires faible, et peu d’impact sur l’emploi. En fait, beaucoup de projets présentent des bénéfices à court terme et soulèvent des interrogations à long terme. Le meilleur exemple est celui du Laos, où la construction du train et des autoroutes permet certes de désenclaver le petit État mais a généré un niveau de dette publique inégalé (détenu à près de 50 % par les Chinois (12)), des déficits commerciaux importants (du fait des importations de matières premières chinoises, le plus haut déficit a été enregistré en 2019), et a créé des risques environnementaux lourds ainsi que des déséquilibres humains : 30 000 hommes d’affaires chinois se sont installés à Luang Prabang et monopolisent les opportunités, laissant les jeunes communautés locales, moins expérimentées, sur le côté.
Mais toujours le doute
Dans ce panorama dynamique, on s’étonne pourtant qu’un élément manque encore : la confiance. Tous les sondages et enquêtes de terrain montrent que les Chinois ne parviennent pas à inspirer confiance (13) et que leur réussite doit plus à leur entrisme qu’à une véritable conviction dans les pays d’accueil. Il aura fallu plusieurs visites présidentielles (Jiang Zemin, Hu Jintao puis Xi Jinping), plusieurs visites de Premiers ministres (Wen Jiabao et Li Keqiang) et de multiples déplacements ministériels pour que le Laos (6,9 millions d’habitants) accepte le projet de corridor ferroviaire chinois. Même processus au Myanmar, en Malaisie ou aux Philippines, où les projets ont tous été revus à la baisse.
On l’aura aussi observé en Birmanie avec une crise politique (depuis février 2021) qui exacerbe les ressentiments du peuple birman envers les ambivalences chinoises. Ou encore dans les propos tenus par les membres de « l’Alliance Thé au Lait » (Thaïlande/Birmanie) qui fustigent le modèle autoritaire de Pékin. Ou enfin, dans les manifestations, officielles ou populaires, qui dénoncent les incursions des bâtiments chinois en mer de Chine du Sud où les réalités stratégiques et les provocations de Pékin entretiennent un climat de suspicion qui ne faiblit pas. Si la Chine est d’abord une opportunité que ses voisins préfèrent voir prospérer, elle est aussi perçue comme une menace qui méprise leurs revendications, voire leurs intérêts nationaux. Cette dialectique d’attraction et de rejet explique en partie l’ambivalence et la méfiance qu’elle suscite encore en Asie du Sud-Est.