Les Grands Dossiers de Diplomatie
Chine-Afrique : une diplomatie économique agressive intensifiée par les nouvelles routes de la soie
L’alignement chinois sur la diplomatie économique — occidentale — est révélateur d’une évolution des représentations officielles chinoises vis-à-vis des relations internationales, de la place qu’entend y prendre la Chine, et en Afrique, d’une relation asymétrique qui engendre inégalités et dépendances.
En Afrique, la Chine intervient économiquement via cinq modalités : l’aide au développement — liée (1) —, les investissements directs étrangers (IDE), les prestations de services, les prêts et, plus indirectement, par les échanges commerciaux. L’analyse de diverses bases de données chinoises, universitaires comme internationales nous amène à deux certitudes statistiques : d’une part, les flux progressent tous ; d’autre part, certaines de ces modalités ont tendance à être privilégiées par Pékin et ses acteurs économiques, notamment depuis 2013 avec l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping et le lancement du projet des nouvelles routes de la soie ( Belt and Road Initiative).
Davantage encore que durant la décennie 2000, nous assistons ainsi à l’intervention accrue et simultanée du facteur politique avec les facteurs économique et commercial, soit l’enlacement du soutien étatique comme provincial en faveur des besoins domestiques chinois.
Retour historique sur les temps sino-africains
Entre 1949 et 1971, le premier temps sino-africain a permis l’assise idéologique et diplomatique de la Chine sur le continent par le biais des cinq principes de la coexistence pacifique de la Conférence de Bandung de 1955 et d’une politique africaine définie en 1964 à Bamako et Accra. Durant une vingtaine
d’années, cette relation sino-africaine a été incarnée par l’envoi d’experts agricoles et de « médecins aux pieds nus », ainsi que par les soutiens militaires aux Mouvements de libération nationale africains (Aurégan, 2019). S’en est suivie une période de transition ou de plus faibles relations (1972-1993) marquée par la Révolution culturelle avec le rappel des diplomates, les morts de Mao Zedong et Zhou Enlaï (1976), et la prise de pouvoir par Deng Xiaoping. En cela, ce deuxième temps a été fondateur pour l’actuel rapport Chine-Afrique. L’esprit de Bandung enterré en 1982, Zhao Ziyang et Pékin font alors évoluer leurs modalités d’intervention dans les pays en voie de développement, en alignant celles-ci sur les occidentales et soviétiques. Les dons et les prêts sans-intérêts deviennent minoritaires, et la relation « mutuellement avantageuse » prônée en 1982 indique, en filigrane, que la Chine doit obtenir une forme de retour sur investissement. Le troisième temps sino-africain (1994-2014) priorise par conséquent les prêts avec intérêts et/ ou concessionnels (2) — également nommés à conditions préférentielles — et la financiarisation du développement.
Cette évolution de la nature des flux est intimement liée aux contextes internes chinois, comprenant notamment : les séries de réformes initiées par Deng Xiaoping ; la sécurisation de l’accès aux matières premières à partir de 1993 avec la néo-dépendance en hydrocarbures chinoise ; la création, en 1994, des trois Policy Banks ou banques politiques chargées du financement du commerce extérieur ou des IDE sortants ; l’incitation à sortir (politique de Going Out) pour les groupes à capitaux publics ; ou encore l’entrée à l’OMC en 2001 puis la création, en 2003, de la Commission de supervision et d’administration des actifs publics (SASAC) jumelée à la profonde réforme du ministère du Commerce (MOFCOM) la même année. Si les prestations de services réalisées par les entreprises chinoises sur le continent n’ont cessé d’augmenter depuis les années 1990, en parallèle des échanges commerciaux et des prêts, il faut y voir deux principales tendances. Premièrement, la promulgation puis la matérialisation d’une politique africaine chinoise contemporaine mercantile. Secondement, l’atomisation des acteurs chinois en Afrique qui développent tous, du migrant-investisseur (Aurégan, 2016) aux diplomates et chefs d’entreprises, des stratégies différentes voire divergentes de Zhongnanhai, le coeur du pouvoir pékinois. C’est spécifiquement le cas ces dernières années, depuis 2013-2014, qui correspondent alors à un quatrième temps marqué par l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping et de son annonce des nouvelles routes de la soie.
Dorénavant basée sur un modèle capitaliste classique de financement — d’infrastructures en particulier — en échange de ressources naturelles et de contrats, la présence hétérogène de la Chine en Afrique présente conséquemment des objectifs similaires à son corollaire néolibéral en termes économiques, de stabilité et de développement, mais se conjuguant dans un ordre de priorité différent : la stabilité pour la Chine et les conditionnalités pour les puissances traditionnelles. Après la présidence de Hu Jintao (2003-2013), qui fit de la paix sociale et de l’image de la Chine à l’extérieur les priorités affichées de l’Administration, celle de Xi Jinping semble ainsi savamment intégrer ces principes tout en écartant le bilan de son prédécesseur d’une part, et en insérant une dose de pragmatisme protectionniste et nationaliste d’autre part, le tout en priorisant les facteurs de la croissance économique domestique.
Xi Jinping ou le nouveau temps des relations sino-africaines
Dans ce cadre, les années post-2013 sont certes celles de l’approfondissement des grands axes et doctrines lancés depuis la décennie 1990, mais également celles d’une nouvelle temporalité sino-africaine. Volontairement ou non, le gouvernement chinois accorde de plus en plus de libertés aux acteurs économiques investissant ou remportant des contrats sur le continent africain. Les discours du patronat chinois sont, à cet égard, assez explicites (Pairault, 2017). Décomplexés et transformant par le bas une part non négligeable des rapports entre la Chine et l’Afrique, ces acteurs doivent être mis en perspective du rôle de l’État chinois qui, lui, orchestre encore les relations globales sino-africaines stato-centrées et les groupes à capitaux publics qui opèrent sur le continent. Trois exemples permettent d’appréhender l’alignement de la politique africaine chinoise sur
Volontairement ou non, le gouvernement chinois accorde de plus en plus de libertés aux acteurs économiques investissant ou remportant des contrats sur le continent africain.
la diplomatie économique « traditionnelles » : la SIDCA, le FOCAC de 2018, et deux modalités d’intervention (prêts et prestations).
Le 18 avril 2018, la Chine a créé la State International Development Cooperation Agency (SIDCA), soit l’agence de développement chinoise. Ce véritable changement de paradigme démontre à la fois une certaine standardisation des pratiques chinoises sur les occidentales et notamment sur les normes de l’OCDE, l’évolution de la politique extérieure de la Chine, devenue plus offensive et directe depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping, mais aussi la fin du temps de l’expectative dans ses relations avec les pays en développement, en particulier d’Afrique. Il sera fort intéressant d’évaluer les prérogatives, moyens et ambitions d’une telle structure qui est vouée à reconcentrer la partie « aide » du rapport global Chine-Afrique, et à rationaliser les crédits ou matériels accordés aux États africains dans le cadre des Forums de coopération sino-africains (FOCAC). Organisé à Pékin les 3 et 4 septembre 2018, le septième FOCAC incarne une conférence qui a pour « buts de mener des consultations sur un pied d’égalité, d’approfondir la connaissance mutuelle, d’élargir les terrains d’entente, de renforcer l’amitié et de promouvoir la coopération » (3). En dépit de l’image multilatérale générée par ces grand-messes, ce sont bien les entretiens bilatéraux qui permettent de signer contrats et accords de coopération. Ce faisant, la Chine joue sur la concurrence et bénéficie de l’asymétrie des rapports « 53+1 » (sur 54 États africains, seul l’Eswatini (4) reconnait encore Taïwan). Les deux derniers FOCAC de 2015 et 2018 ne divergent pas tant sur la forme, puisque 60 milliards de dollars ont été annoncés, mais sur la répartition de ces sommes. Par exemple, la partie aide liée cumule 15 milliards en 2018, contre 35 milliards en 2015. Les lignes de crédit des banques publiques chinoises atteignent 20 milliards en 2018 : elles n’étaient même pas mentionnées en 2015. En 2018, la Chine a également attribué 10 milliards à un Fonds de développement sino-africain, ce qui revient à dire que la Chine débloque 10 milliards pour de nouveaux prêts ; 10 milliards pour supporter les IDE des entreprises chinoises en Afrique ; 100 millions d’aide militaire (le double de 2015) ; et 5 milliards pour le nouveau Fonds pour les importations chinoises, qui privilégie encore la Chine et son économie. Qu’en déduire ? Premièrement, la Chine poursuit le processus de diversification des domaines et niveaux de coopération. Deuxièmement, Pékin priorise de plus en plus ses entreprises et son économie aux dépens de l’aide au développement qui devient ostensiblement la portion congrue de la relation. Troisièmement, les autorités chinoises répondent partiellement aux demandes africaines (financement de la Force africaine en attente et de la Capacité africaine de réaction immédiate aux crises par les 100 millions précités). Enfin, contrairement à ce qui a pu être annoncé dans la presse occidentale en 2018, la Chine entend bien développer des relations sur le long terme. Partant, le FOCAC 2021, qui se tiendra pour la première fois en Afrique francophone (Sénégal), dans un contexte international marqué par la Covid-19, sera certainement révélateur de la relation sino-africaine des années 2020.
Enfin, l’augmentation des prêts et des prestations de services concourent également tous deux à démontrer la financiarisation de la relation sino-africaine. Deuxième modalité d’intervention en valeur après les flux commerciaux, les prestations de services chinoises sont pour un tiers réalisées en Afrique : c’est dire si le continent apporte des contrats aux acteurs économiques chinois — publics principalement. Entre 2003 et 2018, plus de 60 % (307 milliards de dollars) de ces contrats ont été signés et remportés à partir de 2013. De surcroît, ils concernent surtout 6 États africains sur 54 : Algérie, Angola, Éthiopie, Nigéria, Kenya et Zambie. Les prêts, quant à eux, sont encore plus concentrés puisque l’Angola (33 %), l’Éthiopie (10 %) et la Zambie (8,5 %) ne sont que trois à être nécessaires pour atteindre la moitié des prêts chinois octroyés entre 2013 et 2018. Ces années cumulent 62 % du total des prêts (90 milliards de dollars). Ces deux modalités augmentent plus rapidement que le commerce et les IDE, et forment surtout, en ôtant les flux commerciaux, 72,7 % (prestations) et 21,6 % (prêts) des interventions économiques chinoises en Afrique entre 2013 et 2018 ; les IDE ne cumulant eux que 5,7 % de l’ensemble.
Polarisation et concentration des flux sino-africains : vers de nouvelles inégalités ?
Après les flux d’aide au développement chinois qui ne sont ni mesurables ni comparables avec ceux des États occidentaux, les IDE représentent par conséquent la modalité d’intervention la plus faible de la Chine en Afrique. Par exemple, en 2018, l’Afrique cumule 2,33 % de l’ensemble des IDE chinois dans le monde. Pour les acteurs économiques chinois, ce continent n’est donc pas la région privilégiée lorsqu’il s’agit de « créer, développer ou maintenir une filiale à l’étranger et/ou d’exercer le contrôle (ou une influence significative) sur la gestion d’une entreprise étrangère » (OCDE). Par ailleurs, le lien entre investissements et ressources naturelles africaines semble avéré puisqu’après l’Afrique du Sud qui concentre 16 % du stock entre 2013 et 2018, les pays récepteurs suivants sont exportateurs de matières premières : RDC (8,2 %), Zambie (7,2 %), Nigéria (6,6 %), Algérie (6 %), Zimbabwe et Angola (4,6 % chacun) ; ces 7 pays composent 53 % du stock global. Fort logiquement, les IDE sont peu ou
prou dirigés au sein des principaux partenaires commerciaux africains de la Chine.
Depuis l’annonce des nouvelles routes de la soie en 2013, les flux commerciaux représentent 55 % des échanges de la période 1995-2019 et sont également de plus en plus circonscrits à quelques États africains : 41 sur 54 se partagent 23 % du commerce, soit moins que la seule Afrique du Sud (26 %). En termes de balance commerciale, 39 États sont en déficit, et l’Angola et l’Afrique du Sud forment 72 % des 15 balances positives. Seuls 4 États parviennent à capter 53 % de flux commerciaux sino-africains qui sont également très concentrés dans leur structure : la Chine exporte à 97 % des articles manufacturés, notamment de faible et moyenne technologies, et importe à plus de 70 % des matières premières brutes non transformées (pétrole, gaz et minerais). Bien que la Chine commerce trois fois plus que le deuxième partenaire commercial de l’Afrique, l’Inde, ce n’est pas pour autant qu’elle diversifie ses clients et fournisseurs sur le continent… ou ses importations et exportations. Entre 2003 et 2018, l’Afrique du Sud et l’Angola captent 35 % du commerce, des IDE, des prestations et prêts chinois agrégés. Le Nigéria, l’Algérie et l’Égypte suivent (7 %, 5,8 % et 5,2 %) pour générer 53 % du total, et 8 autres pays permettent d’atteindre les trois quarts des flux. Entre 2013 et 2018, les chiffres sont peu ou prou identiques : Afrique du Sud et Angola (34,6 %) plus Nigéria, Algérie, Égypte et Kenya (7,5 %, 6,3 %, 5,6 % et 3,4 %) comptent pour 57 %, et 7 nouveaux pays constituent 75 % des flux cumulés.
Cette double concentration-polarisation des flux Chine-Afrique est ainsi croissante depuis l’arrivée au pouvoir de Xi Jinping et du lancement des nouvelles routes de la soie alors même que la diversification des acteurs chinois et africains concernés par le partenariat global pourrait sous-tendre l’inverse. Cette compression des flux chez certains partenaires engendre de facto un certain enfermement de la Chine et de pays africains dans un schéma que la Chine pourrait elle-même dénoncer.
Depuis 2013 et les nouvelles routes de la soie, la Chine s’astreint à réduire les coûts de transport du commerce international par la construction d’infrastructures qui ont pour objectif de dynamiser la croissance chinoise et d’accroître la demande de produits — chinois. La Chine cherche donc à exporter ses capacités productives excédentaires, notamment en liant les financements octroyés pour les infrastructures à la signature de contrats avec des entreprises chinoises, dont les opportunités d’investissements domestiques se réduisent.
Partant, la concentration géographique d’une part, et le poids des prestations de services comme des prêts dans les flux Chine-Afrique d’autre part, favorisent un caractère fortement inégal des relations qui se traduisent, sur le continent, par un inégal processus d’intégration internationale doublé d’un développement géographique qui l’est tout autant. Les territoires gagnants sont ainsi les littoraux, espaces de facto désenclavés, ouverts voire extravertis. Les perdants, quant à eux, sont les pays peu ou non dotés de terminaux à conteneurs, ou qui font l’objet d’enclavements. Dans tous les cas, la Chine participe à aggraver la métropolisation, les inégalités territoriales et socioéconomiques africaines.
Dans ce contexte post-2013, ces flux sino-africains créent de la dette et des dépendances plurielles puisque Pékin use des mêmes procédés capitalistiques reprochés aux capitales occidentales. En cela, le facteur politique devient le support du commerce et cette diplomatie économique se vérifie tant à travers le projet des nouvelles routes de la soie que via la « diplomatie sanitaire », ou diplomatie des masques — fabriqués en Chine, naturellement —, observée durant l’épidémie de Covid19. La Chine est-elle alors en train de reproduire les « erreurs occidentales » qu’elle ne cesse de dénoncer ? En Afrique, en définitive, à travers les infrastructures financées et/ou bâties par les entreprises chinoises, prélude à la diversification économique et à l’industrialisation, et nécessaires à la circulation des hommes et marchandises, il serait salutaire de développer une véritable stratégie politique et économique collective à tenir envers les puissances émergentes et les autres. L’opportunité est historique.
Entre 2003 et 2018, l’Afrique du Sud et l’Angola captent 35 % du commerce, des
IDE, des prestations et prêts chinois agrégés. Le Nigéria, l’Algérie et l’Égypte suivent (7 %, 5,8 % et 5,2 %) pour générer 53 % du total.