Les Grands Dossiers de Diplomatie
La Chine et les conflits du Grand Moyen-Orient : le pragmatisme au service des intérêts sécuritaires et économiques
le pragmatisme au service des intérêts sécuritaires et économiques
À la fin de la guerre froide, et plus encore après le 11 septembre 2001, il était improbable qu’une puissance puisse concurrencer l’influence américaine dans le « Grand Moyen-Orient » (1). Depuis quelques années, pourtant, cette domination sans partage s’effrite, en partie suite aux erreurs de l’administration Bush, en Irak comme en Afghanistan. Aujourd’hui, on constate que l’avenir sécuritaire dans la région ne peut plus vraiment être pensé sans prendre en compte la Russie. Mais c’est surtout Pékin qui, par sa diplomatie active, par ses nouvelles routes de la soie, pourrait bien jouer un rôle de plus en plus important dans le Grand Moyen-Orient. Notamment dans les conflits qui agitent la zone.
Afghanistan, Syrie et Yémen : Pékin face aux guerres qui agitent le Grand Moyen-Orient
Si on met de côté l’espace nord-africain, qui a ses questions sécuritaires propres, le Grand Moyen-Orient est secoué principalement par trois conflits : en Afghanistan, en Syrie, et au Yémen. L’engagement chinois est inégal selon les conflits, mais toujours fondamentalement pragmatique.
L’Afghanistan
Bien sûr, l’Afghanistan est le sujet le plus préoccupant vu de Pékin : son instabilité est un danger pour l’Asie centrale et le Pakistan, deux zones essentielles pour la Belt and Road Initiative (BRI, les nouvelles routes de la soie), et pour la sécurité du Xinjiang. C’est donc sur ce problème que la Chine a été la plus active, plus qu’ailleurs dans le « Grand Moyen-Orient ». Elle a été capable de tisser des liens forts avec les principaux acteurs du conflit : les talibans, le gouvernement légal à Kaboul, et le Pakistan. Tous ont accepté de fait sa politique au Xinjiang (2), et la légitimité de Pékin pour aider au dialogue inter-afghan devant permettre la pacification de l’Afghanistan à terme. La logique chinoise face au conflit afghan s’adapte aux réalités du terrain : l’expérience chinoise post-2001 l’a montré, un investissement réel dans l’économie afghane dépendra d’abord de la stabilisation du pays, et cela ne sera possible que si les principales forces afghanes trouvent, en effet, un compromis politique. L’expérience américaine sur ces vingt dernières années a bien montré les limites, dans ce domaine, d’une grande puissance étrangère.
La Chine a donc d’abord travaillé, ces dernières années, à renforcer ses capacités d’assurer sa propre sécurité : ainsi, depuis 2016, une coopération militaire antiterroriste a été institutionnalisée entre l’Afghanistan, le Pakistan, le Tadjikistan, et la Chine. On sait maintenant qu’il y a bien une présence militaire chinoise au Tadjikistan, proche des frontières chinoise et afghane. Dans le Gilgit-Baltistan, territoire pakistanais proche du corridor du Wakhan et de la frontière sinoafghane, la Chine a renforcé les forces militaires locales en leur fournissant de l’équipement. Et dans la même zone, cette fois en territoire afghan même, dans la province du Badakhchan, elle aide Kaboul à établir une base en zone montagneuse, et une brigade capable de mener la lutte antiterroriste sur place. En bref, Pékin a fait en sorte de sécuriser la zone géographique par laquelle le chaos afghan pourrait éventuellement « déborder » jusqu’au territoire chinois (3). Dans ce conflit, la Chine a donc réussi à atteindre les deux objectifs les plus importants pour une puissance étrangère : préserver ses propres intérêts sécuritaires, et avoir la possibilité de dialoguer avec les principaux acteurs du conflit.
La Syrie
La Syrie est une autre source d’inquiétude sécuritaire pour la Chine : la présence de djihadistes ouïghours s’est vite confirmée au sein de l’opposition anti-Assad. Des djihadistes qui ont évoqué clairement leur désir de revenir au Xinjiang pour y cibler la population han (4).
Leur nombre a été débattu : un rapport israélien évoque 5000 combattants ouïghours répartis dans différents groupes djihadistes ; et la chaîne satellitaire Al Aan, basée à Dubaï, est même allée plus loin, parlant de 10 000 à 20 000 Ouïghours (combattants et familles) vivant en Syrie, installés dans la région d’Idlib, sous la protection du Front Al-Nusra (Al-Qaïda). Quoi qu’il en soit, leur importance dans les combats ne peut pas être sous-estimée : le « Parti Islamique du Turkestan » a été très actif dans la conquête d’Idlib, s’est installé dans des villages chrétiens et chiites désertés de leurs habitants, avait ses propres camps d’entraînement et des postes de contrôle routiers directement sous son contrôle dans la province (5).
Cette inquiétude légitime n’a pourtant pas entraîné une réaction disproportionnée à Pékin. Il y aurait eu une tentation d’envoyer des troupes pour combattre à Idlib. Mais l’idée a été abandonnée, par pragmatisme : un assaut frontal contre ce bastion de l’opposition syrienne aurait pu entraîner un nouvel exode migratoire, gênant pour la Turquie ; et si la Chine était considérée comme responsable, cela ne pouvait que nourrir le sentiment pro-ouïghour dans ce pays. Des informations impossibles à confirmer évoquent une coopération entre Syriens et Pékin dans le domaine du renseignement, et une présence de conseillers militaires chinois à partir de 2016 (6). Mais rien de commun avec l’appui russe et iranien, qui a permis à Bachar el-Assad de rester au pouvoir.
En fait, la Chine a globalement réussi à atteindre des objectifs jugés favorables (défaite des djihadistes ouïghours et de leurs protecteurs, stabilisation relative de la Syrie, renforcement de l’influence chinoise en Syrie) sans être particulièrement active. Elle s’est voulu une troisième voie entre Russie et États
Unis, en mettant en avant le besoin d’une solution politique au conflit. Mais globalement, sa position a été pragmatique et réactive, visant d’abord à refuser une mise à l’écart du régime de Damas, ou à une consolidation du danger djihadiste en Syrie. Aujourd’hui, la Chine apparaît comme le seul pays capable de
s’investir dans la reconstruction économique du pays : la Russie et l’Iran n’en n’ont pas les moyens ; les pays arabes et occidentaux opposés au régime ne seront pas intéressés. Et l’accès aux ports syriens de Tartous et Lattaquié pourrait être particulièrement tentant dans le cadre de la BRI : la tentation pourrait donc être forte, pour la Chine, de s’impliquer bien plus dans la Syrie d’après-guerre. Mais pour l’instant, comme en Afghanistan, la Chine a d’abord atteint des objectifs d’ordre sécuritaire, en suivant une politique pragmatique, et réactive face aux réalités du terrain.
Le Yémen
Quant au Yémen, malgré une relation bilatérale historiquement chaleureuse, ce n’est plus un pays assez important pour être pris en compte pour lui-même par la diplomatie chinoise : il ne s’agit que d’un élément dans une stratégie régionale plus large dans le golfe Persique. Un golfe Persique où trois pays dominent largement vu de Pékin : l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, et l’Iran. Et les Chinois ont vite compris que pour Riyad, le dossier yéménite était plus important que pour Téhéran. Par ailleurs, le royaume saoudien est un des principaux fournisseurs de la République populaire en pétrole, et a montré son respect pour les intérêts nationaux chinois. Riyad soutient sans ambiguïté Pékin sur Taïwan, le Xinjiang, et la mer de Chine méridionale. Il n’est donc pas surprenant que la politique chinoise au Yémen soit motivée d’abord par le désir de maintenir des relations fortes avec l’Arabie saoudite.
Pékin soutient le gouvernement du président Hadi (le choix de Riyad). Cela n’empêche pas Pékin de tisser des liens avec tous les acteurs de la guerre civile au Yémen : on reste dans la diplomatie pragmatique et réactive évoquée plus haut : les forces s’opposant à Hadi au Yémen, tout comme les talibans en Afghanistan, sont trop bien implantés pour être ignorés.
En agissant ainsi, la Chine ne cherche pas des gains diplomatiques : sa priorité est clairement économique. En effet, le Yémen reste relativement important, géographiquement, pour le développement des nouvelles routes de la soie : à plus long terme, la stabilisation serait une bonne chose pour le commerce entre la Chine et l’Europe (qui transite principalement par le golfe d’Aden), ainsi que pour les importations de pétrole venant d’Afrique et du Moyen-Orient, et passant en partie par le détroit de Bab-El-Mandeb (7). La politique prudente de la Chine, cherchant à plaire aux Saoudiens sans froisser les Iraniens, l’empêche certes de peser sur l’évolution du conflit sur le court terme. Mais cette limitation est acceptable, vu de Pékin : ce conflit n’est pas un danger immédiat pour les intérêts chinois, et ce choix diplomatique pourrait bien faire de l’Empire du Milieu la seule grande puissance acceptable par toutes les forces politiques du pays, quand il sera temps de reconstruire. Comme en Afghanistan et en Syrie, la Chine s’adapte donc aux réalités du terrain, pour préserver au mieux ses propres intérêts.
Questions kurde et palestinienne : quelle politique chinoise face aux peuples sans États ?
La liste des tensions sécuritaires dans cette région du monde serait incomplète sans prendre en compte le conflit israélo-palestinien et la question kurde.
La question kurde
Pour analyser les relations sino-kurdes, on se concentrera surtout sur le rapport de Pékin au Kurdistan irakien, une région autonome reconnue comme telle par la constitution irakienne.
En théorie, la position chinoise est très claire : Pékin ne soutient pas les mouvements séparatistes. L’analyse chinoise sur la question kurde a mis en avant le danger d’aller au-delà de l’autonomie : le séparatisme est vu comme facteur de guerre et de terrorisme (8).
Mais Pékin est, ici encore, fondamentalement pragmatique : à partir de 2005, il devient clair que les Kurdes sont une force politique incontournable en Irak. D’autre part, la zone tenue par les Kurdes d’Irak est riche en pétrole : avec l’affaiblissement puis la chute de la dictature baathiste, ces derniers ont hérité de 40 % des réserves du pays. Autre point non négligeable : entretenir des relations amicales avec les Kurdes irakiens est une bonne façon de faire pression sur la Turquie, si cette dernière se laisse tenter par le panturquisme et le soutien aux séparatistes ouïghours. Certes, avec les retombées positives de la BRI, la réciprocité dans le refus du séparatisme est importante pour Ankara, surtout avec le refroidissement des relations avec les Occidentaux (9). Mais de bonnes relations entre Pékin et les Kurdes d’Irak offrent aux Chinois une assurance pour l’avenir, surtout si les relations turco-américaines se réchauffent. Enfin, les Kurdes, en Irak comme en Syrie, sont vus, en Chine, comme une force essentielle dans la lutte contre
les djihadistes transnationaux, notamment l’EI (« État islamique »). Preuve de cet engouement : des Chinois se sont retrouvés dans les rangs des Kurdes syriens pour combattre les djihadistes (10).
C’est donc tout naturellement que la Chine a su tisser, à partir de 2005, des relations cordiales avec les principaux acteurs politiques kurdes irakiens. Depuis 2009, on ne peut que constater la montée en puissance des investissements chinois dans les projets pétroliers mais aussi dans les infrastructures ou les télécommunications. En 2014, alors que Daech est particulièrement actif en Irak, la Chine ouvre un consulat à Erbil, la capitale du Kurdistan irakien, une façon d’exprimer la solidarité de Pékin face à un ennemi commun.
Et l’actuelle crise sanitaire, autour de la Covid-19, pourrait bien permettre un renforcement des relations bilatérales. Ainsi courant mars-avril 2020, les Chinois ont su exprimer leur solidarité aux Kurdes d’Irak : dès le 8 mars, le gouvernement régional recevait 200 000 masques de Pékin. Ils seront suivis de matériel de protection pour le personnel soignant, et de kits de dépistage de la Covid-19. Les entreprises chinoises intéressées par la région ont également apporté leur aide au Kurdistan irakien : par exemple, le groupe China Oil HBP, spécialisé dans l’exploitation du pétrole et du gaz, a fait don de 30 000 masques et de 5400 tests aux autorités. Le consul général Ni Ruchi a su promouvoir l’aide de son pays sur les chaînes de télévision locales (11). Et en pleine pandémie, la Chine renforce encore sa présence économique : en septembre 2020, un investisseur chinois a proposé à Erbil la construction d’un site touristique de pas moins de 2000 m2 à l’intérieur de la capitale régionale. Et en janvier 2021, la même ville voyait les débuts de la construction d’un important centre commercial, toujours grâce à un financement chinois (12).
En conséquence, de plus en plus de Kurdes considèrent la Chine non pas comme un lointain acteur économique, mais comme une des puissances extérieures dont il est judicieux de cultiver l’amitié. Pékin a eu l’habileté de gagner en influence dans cette région sans mettre en danger ses relations avec le pouvoir central irakien. Et cela alors que l’administration Trump a déçu les Kurdes irakiens, notamment en refusant de les soutenir lors de leur référendum indépendantiste de 2017 ; et, pire encore, par son abandon des Kurdes de Syrie.
Le conflit israélo-palestinien
Là encore, la diplomatie chinoise a su préserver des relations amicales avec tous les acteurs. Avant la mort de Mao, une approche idéologique amenait naturellement les Chinois à s’identifier à la lutte d’un mouvement national comme l’OLP (Organisation de Libération de la Palestine). Mais après 1976, c’est le pragmatisme qui l’emporte : dès lors, on constate, sur la durée, un renforcement des relations avec Israël, qui n’empêche pas de préserver des liens forts avec les Palestiniens.
Ainsi dès 1979, la Chine se tourne vers Israël pour se fournir en armement. Au début des années 1990, Pékin est totalement alignée sur la position de la communauté internationale en général et des Américains en particulier, allant dans le sens du processus d’Oslo. En 1992, la Chine reconnait officiellement l’État hébreu. Aujourd’hui, ce dernier considère la Chine comme un partenaire économique important, malgré les pressions américaines. Israël n’ayant pas d’ambitions asiatiques, le discours faisant de la Chine un danger n’y est pas pris au sérieux (13). Par contre, les nouvelles routes de la soie chinoises pourraient offrir à Jérusalem des opportunités non seulement économiques, mais aussi diplomatiques. Certains analystes voient dans la BRI la possibilité de développer des liens avec des pays qui n’ont pas de relations diplomatiques avec Israël (14).
Mais le réchauffement des relations sino-israéliennes ne signifie pas un abandon des Palestiniens. Pékin comprend, ici encore, les limites d’une influence extérieure dans un conflit moyen-oriental, mais continue de proposer ses services, et à défendre une solution à deux États. C’est donc tout naturellement que, contrairement aux États-Unis, la Chine vote pour la résolution 67/19 de l’Assemblée générale de l’ONU, le 29 novembre 2012, donnant à la Palestine le statut d’État observateur non-membre dans cette organisation. Plus significatif encore de sa neutralité comme de son respect de la non-interférence dans les affaires intérieures des autres nations, elle reconnaît la victoire du Hamas lors des élections parlementaires de 2006, et invite l’un de ses représentants à Pékin (15). Et comme on l’a vu ailleurs, les Chinois ont récemment mené une politique sanitaire bienvenue, envoyant fournitures et équipes médicales pour aider les Palestiniens à lutter contre la Covid-19. Pour le président Mahmoud Abbas, en 2020, Pékin est considéré comme « l’ami le plus digne de confiance » pour les Palestiniens. C’est donc sans surprise qu’il donne ouvertement son soutien à la Chine sur les questions de Hong Kong ou du Xinjiang (16).
Pragmatisme, reconnaissance des réalités locales, recherche de la défense des intérêts sécuritaires et économiques du pays avant tout : c’est ce qui définit le mieux la politique étrangère chinoise face aux conflits du « Grand Moyen-Orient ». Une approche bien différente de celle des autres puissances, mais qui a un avantage certain : dans tous ces pays dévastés par la guerre, la Chine apparaît comme la seule ayant le capital économique et diplomatique nécessaire pour aider à la reconstruction, à l’avenir. Ce qui pourrait l’amener, à moyen terme, à concurrencer les influences américaine, européenne et russe dans la région.