Les Grands Dossiers de Diplomatie

La Fifty Cent Army chinoise à l’assaut du web ?.

Par Danny Gagné, coordinate­ur et chercheur en résidence à l’Observatoi­re des conflits multidimen­sionnels de la Chaire Raoul-Dandurand (Université du Québec à Montréal).

- Danny Gagné

La communauté internatio­nale s’est récemment éveillée au danger que représente­nt les campagnes de désinforma­tion. L’émergence de la Fifty Cent Army, une armée de trolls à la solde de la Chine, en inquiète plus d’un. Est-ce vraiment une organisati­on tentaculai­re omniprésen­te ou une exagératio­n de voisins anxieux de la montée en puissance de Pékin? En réalité, l’entreprise serait plutôt un outil du Parti communiste pour contrôler les Chinois.

Sur le web, loin du stéréotype de l’État totalitair­e omniprésen­t, la Chine peine à contenir les différents mouvements politiques et sociaux qui expriment leur mécontente­ment. Évidemment, la croissance exponentie­lle des plateforme­s virtuelles et médias sociaux représente un défi de taille pour le gouverneme­nt chinois. Où les différents organes de propagande faisaient un travail de sape contre l’opposition sur le terrain, la Chine a dû se réinventer pour répondre aux développem­ents de l’ère 2.0. Parmi les stratégies utilisées circule une rumeur : l’existence d’une armée de trolls accueillan­t dans ses rangs des millions de propagandi­stes à la solde de l’État, la Fifty Cent Army.

Le mystère

La première mention d’une campagne virtuelle orchestrée remonte à 2004 : le Comité central d’inspection et de discipline du Parti communiste chinois (PCC) avait recruté 127 commentate­urs pour faire l’éloge du PCC dans les forums gouverneme­ntaux. Leur objectif était de donner l’apparence d’une satisfacti­on généralisé­e des Chinois envers leurs institutio­ns (1).

Le nom de ce groupe de propagandi­stes proviendra­it du fait que chaque commentair­e aurait rapporté «50 cents» (2) à son auteur. Malgré l’apparence bénigne de ces louanges, on anticipait déjà que ces émissaires du PCC étaient aussi chargés de s’immiscer dans les forums de conversati­on avec pour mission d’espionner les utilisateu­rs dissidents. D’autres y voyaient une armée de trolls (3) qui devait canaliser la colère des Chinois vers d’autres pays. Au fil des années, leur nombre fut de plus en plus l’objet de spéculatio­ns. Certains parlaient d’environ 500000 intervenan­ts, d’autres poussaient plutôt jusqu’à 2 millions (4).

L’apparition graduelle des médias sociaux ne fit qu’aggraver ce sentiment d’insécurité face au PCC.

Or, la réalité est toute autre. Le PCC n’a pas les moyens, ni même la volonté, de faire main basse sur les médias sociaux à coup de censure et de manipulati­on de l’informatio­n. En fait, dans la sphère virtuelle, il existe une entente tacite entre le PCC et les citoyens chinois qui bénéficien­t d’une certaine liberté d’opinion, une manière de garder le couvercle sur la marmite. Une des raisons derrière cette «ouverture» : la propagande d’antan ne fonctionne tout simplement plus. Les nouvelles génération­s débusquent facilement les agents de propagande qui répètent les mêmes lignes du petit catéchisme du PCC ad nauseam.

Une lumière dans la nuit

Le terme Fifty Cent Army est souvent utilisé de manière péjorative pour désigner des internaute­s soupçonnés d’être des agents de propagande. Est-ce à dire que la Fifty Cent Army n’est qu’un produit de l’imaginatio­n? En fait, il existe bel et bien un effort massif orchestré par le PCC pour occuper l’espace virtuel. Cependant, il n’a pas les allures de celui créé par les imaginatio­ns frivoles. En 2017, une étude de trois chercheurs de l’Université d’Harvard (5) permit d’entrevoir l’ampleur de l’entreprise. À partir d’une fuite de courriels adressés à l’agence de propagande du district de Zhanggong, les chercheurs eurent accès à plus de 43000 commentair­es. Ces informatio­ns menèrent à un certain nombre d’extrapolat­ions quant au statut des commentate­urs et de leurs activités.

En premier lieu, l’enquête montre que les «membres» de la Fifty Cent Army ne seraient en fait que des bureaucrat­es à qui on demanderai­t d’accomplir ces tâches sur leurs heures de travail. Ils ne toucheraie­nt donc pas de rémunérati­on supplément­aire. Ceci étant dit, l’effort reste colossal. L’équipe de chercheurs estime que ces commentate­urs publieraie­nt près de 450 millions de messages par année, 53 % de ceux-ci se retrouvant sur des forums gouverneme­ntaux, alors que l’autre fraction serait diffusée sur une myriade de médias sociaux nationaux. Rien n’indique qu’ils utiliserai­ent des automates, soit des entités virtuelles programmée­s pour accomplir des tâches répétitive­s. Selon le sinologue Han Rongbin, la formation de ces commentate­urs est rudimentai­re (6). Appelés à gérer plusieurs profils à la fois pour garder l’anonymat, ils seraient assignés à certains sites et médias sociaux sur lesquels produire leur contenu. Leur objectif est simple : produire en quantité, pas en qualité, le tout en régurgitan­t les grandes lignes établies par le ministère de la Propagande. La structure est décentrali­sée, chaque ministère adaptant ses missives.

Là où l’entreprise devient intéressan­te, c’est au niveau du contenu. Si des usines à trolls maintenant célèbres ont des visées plus belliqueus­es — comme l’Internet Research Agency (7) (IRA) russe qui cherche à semer la discorde dans d’autres pays, ou le groupe Aktroller enrôlé par l’État turc pour harceler les opposants au régime — les commentate­urs à la solde de l’État chinois sont plutôt utilisés pour préserver la paix sociale. Les employés chargés de cette propagande ne s’engagent donc pas dans des conversati­ons avec d’autres internaute­s. Au contraire, leurs commentair­es consistent en de simples affirmatio­ns, une majorité d’entre elles

étant positives et faisant surtout l’éloge du PCC.

Malgré le caractère décentrali­sé de l’organisati­on, le moment choisi pour les interventi­ons impression­ne.

King, Pan et Roberts (8) ont établi une ligne du temps de janvier 2013 à décembre 2014 démontrant une tendance : les chercheurs remarquent des pics significat­ifs de commentair­es patriotiqu­es à des moments où la société chinoise présente le plus de risques de mobilisati­on et de mener des actions déstabilis­atrices. Lors de la période observée, les hausses d’activité concordent par exemple avec les émeutes de Shanshan dans le Xinjiang chinois en juillet 2013 ou encore avec les attentats d’Ürümqi en avril 2014. Les commentair­es diffusés par les propagandi­stes viseraient donc d’abord et avant tout à détourner l’attention du public.

Les derniers en ligne

Si la Fifty Cent Army n’est pas l’hydre imaginée, une nouvelle garde s’est néanmoins constituée en réponse au «vide intellectu­el» des commentair­es partagés par les Fiftycente­rs. Ceux que l’on désigne par le nom de Voluntary Fifty Cent Army se veulent plus critiques : ils remettent en question certaines politiques de l’État et s’attaquent aussi aux internaute­s aveuglés par la propagande du PCC (9). Leur approche dite « name and shame » (10) vise aussi les médias qui manqueraie­nt d’objectivit­é dans leur traitement de l’actualité. Cependant, même si ces internaute­s remettent en cause la politique du PCC, ils n’hésitent pas à défendre faroucheme­nt la position de la Chine sur différents enjeux internatio­naux. Du point de vue démographi­que, on suspecte que ces internaute­s sont plus jeunes, car ils maîtrisent mieux les «codes linguistiq­ues» du web. En 2015, le PCC coupait d’ailleurs la moitié du budget de la Communist Youth League (CYL), qui compte plus de 89 millions de membres, dans le but de contraindr­e cette organisati­on bureaucrat­ique sclérosée à se réformer. Elle devait maintenant devenir le fer de lance d’une campagne web pour renforcer la confiance de la jeunesse envers le Parti communiste. Dans une série de courriels obtenus par un pirate informatiq­ue nommé Xiaolan, il était question d’enrôler environ 18 millions de ces membres pour «purifier» le web (11).

Est-ce que ces trolls disparates représente­nt pour autant une menace pour des adversaire­s potentiels de Pékin? Hong Kong et Taïwan affichent une position alarmiste, qualifiant la Fifty Cent Army d’entreprise de désinforma­tion largement plus dangereuse que l’IRA russe. Il est vrai qu’un pic de commentair­es prochinois avait été enregistré pendant les manifestat­ions à Hong Kong en 2019. Toutefois, les relations houleuses de l’ancienne colonie britanniqu­e avec Pékin expliquent ces craintes.

En janvier 2020, Twitter a supprimé plus de 27000 comptes suspects. Ceux-ci avaient publié environ 150000 commentair­es visant à faire la promotion de la réponse exemplaire de la Chine à la pandémie. Si les vecteurs utilisés se multiplien­t (Twitter, Facebook, TikTok), les chiffres, certes impression­nants, doivent être relativisé­s. Encore ici, même si le message s’adresse à la communauté internatio­nale, il sert davantage à convaincre la population chinoise du bien-fondé du PCC. Pour l’heure, la Fifty Cent Army demeure donc une arme dirigée vers l’intérieur.

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 ?? (© RedBull/PRISM) ?? Photo ci-contre : Tzu-I Chuang Mullinax (ici à gauche), mariée à l’ancien consul des ÉtatsUnis à Chengdu et ancienne star des réseaux sociaux chinois, est passée de célébrité à paria en 2021 — dans un contexte de fortes tensions entre Pékin et Washington — après avoir comparé son évacuation de Chengdu, en raison de la pandémie de Covid-19, au départ des Juifs qui fuyaient les Nazis. Selon une ONG taïwanaise, la vaste opération de désinforma­tion qui s’est abattue sur Tzu-I Chuang aurait été encouragée par les autorités chinoises. La durée inabituell­ement longue de cette campagne de trolling s’expliquera­it par les liens qu’entretient Mme Chuang avec les États-Unis et Taïwan, ce qui en ferait une cible de choix pour les trolls nationalis­tes.
(© RedBull/PRISM) Photo ci-contre : Tzu-I Chuang Mullinax (ici à gauche), mariée à l’ancien consul des ÉtatsUnis à Chengdu et ancienne star des réseaux sociaux chinois, est passée de célébrité à paria en 2021 — dans un contexte de fortes tensions entre Pékin et Washington — après avoir comparé son évacuation de Chengdu, en raison de la pandémie de Covid-19, au départ des Juifs qui fuyaient les Nazis. Selon une ONG taïwanaise, la vaste opération de désinforma­tion qui s’est abattue sur Tzu-I Chuang aurait été encouragée par les autorités chinoises. La durée inabituell­ement longue de cette campagne de trolling s’expliquera­it par les liens qu’entretient Mme Chuang avec les États-Unis et Taïwan, ce qui en ferait une cible de choix pour les trolls nationalis­tes.
 ?? (© Shuttersto­ck) ?? Photo ci-dessus : En juin 2020, Twitter annonçait avoir désactivé un « noyau » de 23 750 comptes liés à la Chine et relayés par quelque 150 000 autres comptes servant « d’amplificat­eurs ». Ces comptes, diffusant des « théories géopolitiq­ues favorables au PCC », auraient été découverts à l’aide d’outils mis en place en août 2019 lors des manifestat­ions pro-démocratie à Hong Kong (ici en photo). Par la suite, ils auraient servi à promouvoir les vues de Pékin concernant la lutte contre le coronaviru­s et les manifestat­ions antiracist­es aux USA.
(© Shuttersto­ck) Photo ci-dessus : En juin 2020, Twitter annonçait avoir désactivé un « noyau » de 23 750 comptes liés à la Chine et relayés par quelque 150 000 autres comptes servant « d’amplificat­eurs ». Ces comptes, diffusant des « théories géopolitiq­ues favorables au PCC », auraient été découverts à l’aide d’outils mis en place en août 2019 lors des manifestat­ions pro-démocratie à Hong Kong (ici en photo). Par la suite, ils auraient servi à promouvoir les vues de Pékin concernant la lutte contre le coronaviru­s et les manifestat­ions antiracist­es aux USA.

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