Les Grands Dossiers de Diplomatie
La Corée du Sud, pays le plus innovant au monde ?
Photo ci-dessus : Vue sur Séoul, siège des principales entreprises technologiques du pays et ville la plus connectée au monde. Il y a 60 ans, le PIB sud-coréen par habitant était inférieur à celui d’Haïti ou du Yémen ; le pays n’avait pas ou peu l’électricité et la seule industrie du pays était le textile. Aujourd’hui, la Corée du Sud est désignée comme le pays le plus innovant au monde, grâce à des investissements importants dans la R&D et la production de biens, qui sont toutes deux ancrées dans la culture et le processus de développement du pays. Ce qui a fait la différence, c’est la façon dont la R&D a été mise à profit pour alimenter des innovations créatrices de marché — ce fut notamment le cas lorsque Samsung a démocratisé la télévision en Asie, alors que cette technologie y était largement inconnue malgré son essor sur d’autres marchés. (© Shutterstock)
Entretien avec Océane Zubeldia, chercheur domaine « Armement et économie de défense », Institut de recherche stratégique de l’École militaire (IRSEM).
La Corée du Sud compte aujourd’hui parmi les « géants » de la technologie et sa capitale, Séoul, est la ville la plus connectée au monde. Comment expliquer cette ascension fulgurante ?
O. Zubeldia : Dynamisme économique, ouverture commerciale, et libre-échange sont les maîtres mots de la Corée du Sud. Quelques décennies ont suffi pour que le « pays du matin calme » se transforme en un compétiteur mondial de la technologie. C’est dès le milieu des années 1960 qu’elle décide d’accélérer son développement économique en portant ses efforts sur le domaine de la défense, avec la structuration solide d’une industrie lourde et en favorisant une stratégie d’exportation ainsi que la dualité de ses équipements. La dynamique ainsi conduite s’avère fructueuse et sera même qualifiée de « miracle du fleuve Han ». D’ailleurs, Séoul a sans hésitation mis en marche les transferts de technologies en laissant libre cours à une forte dualité. Par ricochet, ses orientations vont permettre de nourrir sa propre industrie de défense et d’accroître ses capacités militaires. Le volume de ses exportations d’armes sera grandissant. En chiffres, cela représente une augmentation de 210 % entre 2016 et 2020, par rapport à 2011-2015, ce qui lui confère une part de 2,7 % des exportations mondiales d’armes (1).
Discrète et pragmatique, elle s’est également efforcée de favoriser un juste équilibre technologique, c’est-à-dire de proposer des équipements de biens intermédiaires à haute valeur ajoutée, utilisés de manière systématique dans l’ensemble des chaines de production mondiales et à un prix juste. Pour ne pas perdre en compétitivité, la Corée du Sud entretient avec vigueur sa R&D. En effet, en 2021, Séoul se situait au
second rand mondial des investissement en R&D en proportion du PIB (4,6 %) (2).
Selon le Centre de ressources et d’information sur l’intelligence économique et stratégique, cette compétitivité s’appuie sur deux facteurs. Le premier est l’utilisation de la norme OTAN pour intégrer les marchés fermés aux systèmes non-occidentaux. Le second est lié à la capacité des entreprises sudcoréennes à se différencier des offres concurrentes, allant jusqu’à concevoir « sur mesure » de nouvelles versions de systèmes existants pour être au plus près du cahier des charges du client (3). La Corée du Sud est sans nul doute un acteur de premier plan dans le domaine de la technologie, mais son marché nécessite encore des efforts pour conforter une diplomatie plus prégnante avec les autres partenaires avoisinants et internationaux.
Au regard de la guerre technologique entre les États-Unis et la Chine, quelle est la stratégie du gouvernement sud-coréen ?
Membre de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE) et du G20, la Corée du Sud est considérée comme un acteur de rang mondial possédant une économie forte. Cependant, elle souffre pour l’instant, de manière ambivalente, d’un manque de savoir-faire critiques l’empêchant d’être totalement accomplie dans le développement de son industrie de défense, et demeure de ce fait dépendante vis-à-vis des États-Unis. Parallèlement, du fait d’une stratégie essentiellement
orientée vers l’exportation, la Corée du Sud se trouve contrainte en fonction de la conjoncture. La guerre technologique ayant cours entre les États-Unis et la Chine en est d’ailleurs un parfait exemple. En effet, elle est d’un côté liée au contrôle américain dans le cadre de l’International Traffic in Arms Regulation (ITAR), qui limite ses ambitions à l’export et l’oblige à revoir ses ambitions. De l’autre côté, le pays est très dépendant de la Chine, son premier partenaire commercial, qui en 2021 représentait 25 % des exportations de la Corée du Sud — un chiffre très sensible aux fluctuations du cycle d’investissement dans les semi-conducteurs, qui représentaient 20 % de ses exportations en 2021 (4) . Plus récemment, en août 2022, les semi-conducteurs étaient au centre des relations sino-coréennes après la visite en Chine du ministre sud-coréen des Affaires étrangères, Park Jin, dans un contexte où Séoul affichait un intérêt prononcé pour le projet d’alliance technologique « Chip 4 » avec les États-Unis, le Japon et Taïwan, et dont l’accès aux subventions est conditionné à un engagement des entreprises intéressées à ne pas investir en Chine pendant dix ans (5) — ce qui constituerait un dilemme pour des entreprises comme Samsung ou SK Hynix, qui comptent de nombreuses usines en Chine.
Dans ce contexte particulier, les équilibres demeurent fragiles. Pour y faire face, Séoul va devoir poursuivre ses efforts en favorisant l’arrivée de nouveaux leviers de croissance afin de dépasser ses dépendances technologiques et entretenir une compétitivité pérenne.
Quel est le poids et l’influence de Samsung, leader sud-coréen de la technologie, dans le secteur technologique mondial ?
L’entreprise Samsung incarne le symbole de la réussite sud-coréenne par excellence. À l’origine, en 1969, Samsung Electric Industries proposait à la vente des télévisions en noir et blanc (6). Aujourd’hui, l’entreprise est considérée comme l’une des plus importantes productrices d’appareils électroniques au monde et elle est l’un des principaux investisseurs mondiaux en R&D en valeur absolue, avec près de 20 milliards de dollars en 2021 (7).
Le groupe, qui constitue aujourd’hui l’un des plus grands « chaebols » coréens (8), vise la démocratisation de ses produits et ainsi l’accessibilité à un large public. Avec un plan d’investissement de plus de 360 milliards de dollars à l’horizon
2026, Samsung ambitionne de conserver et de renforcer ses capacités dans les technologies de pointe. C’est en particulier le cas dans les semi-conducteurs, composants électroniques stratégiques devenus vitaux dans les chaînes d’approvisionnement du secteur technologique mondial et dont la Corée du Sud est l’un des principaux producteurs mondiaux avec Samsung et SK Hynix. En effet en 2021, le pays a enregistré 128 milliards de dollars d’exportations dans les semiconducteurs.
Quid des capacités d’innovation du pays et de ses principaux atouts dans le secteur technologique ?
Pour l’année 2021, l’agence de presse américaine Bloomberg a classé la Corée du Sud comme étant le pays le plus innovant au monde. Ce premier rang s’explique par le fait que le pays a augmenté le nombre de ses brevets et a renforcé ses performances dans le domaine de la recherche et du développement, ainsi qu’en productivité (9). À cet effet, le ministère sud-coréen des Technologies, de l’Information et de la Communication a lancé, depuis juillet 2021, le Digital New Deal, projet quinquennal numérique de grande ampleur, disposant d’un financement à hauteur de plusieurs dizaines de milliards de dollars. Il vise précisément l’intelligence artificielle (IA), les réseaux de données et notamment la mise en place du métavers (10).
La Corée du Sud est encore loin d’avoir atteint le seuil de ses capacités innovantes. D’ailleurs, le pays a pour perspective de se réinventer en se positionnant également sur les principales technologies de rupture. Outre l’IA et les semiconducteurs déjà évoqués, le pays souhaite également investir dans le quantique, la puissance de calcul, les nanotechnologies, la biotechnologie et la 6G. À l’avenir, le défi sud-coréen consistera à persister dans une économie créative. Propos recueillis par Thomas Delage le 22 septembre 2022 Notes (1) Alexandra Manolache, communiqué de presse « Les transferts internationaux d’armes se stabilisent après des années de forte croissance », SIPRI, 15 mars 2021.
(2) Direction générale du Trésor, « Corée du Sud, indicateurs et conjoncture », 16 septembre 2022. (3) Club Analyse de l’AEGE, « L’industrie de défense en Corée du Sud : le choix d’une dépendance technologique pour assurer la rentabilité économique », 11 février 2022 (https://bit.ly/3E0sGU9). (4) Direction générale du Trésor, op. cit.
(5) https://bit.ly/3BQy4Xs
(6) Rang-Ri Park-Barjot, « Samsung : Lee Byung Chull, créateur d’un modèle mondial (19381987) », Les Cahiers de Framespa, vol. 8, 4 janvier 2012 (https://bit.ly/3E8Clbc).
(7) Direction générale du Trésor, op.cit.
(8) Conglomérats industriels familiaux qui sont une spécificité coréenne, d’origine japonaise (keiretsu).
(9) Source Bloomberg, « Classement : la Corée du Sud consacrée une fois de plus championne mondiale de l’innovation », Courrier international, 10 février 2021.
(10) Monde virtuel dont la conception a pour but de rassembler les utilisateurs comme dans la vie réelle. En quelque sorte, le métavers est une version future d’Internet où les espaces virtuels sont accessibles via interaction 3D ou 2D en visioconférence.
Photo ci-contre : Le 19 juillet 2022, dans un hall d’exposition expérimental destiné à montrer l’avenir par la convergence des TIC et de l’industrie, une guide présente un médecin à intelligence artificielle. En Corée du Sud, il existe un quasi-consensus sur le fait que les activités de recherche et développement sont essentielles pour l’avenir du pays. Séoul a ainsi annoncé en juillet 2021 une enveloppe globale de 48,5 milliards de dollars US pour le « Digital New Deal », afin d’investir dans les infrastructures de réseau, le développement de l’intelligence artificielle et d’autres technologies d’ici 2025. Ce programme devrait générer 900 000 emplois en Corée du Sud. (© Xinhua/Wang Yiliang)
Photo ci-dessous : Système de missile sol-air sud-coréen KM-SAM. Depuis 2018, la Corée du Sud a lancé un plan de modernisation de sa défense, baptisé « Defense Reform
2.0 », qui vise à miser sur l’acquisition de hautes technologies et à transformer la base industrielle et technologique de la défense coréenne en un fournisseur national et international important. Dans le secteur de la défense anti-missile, Séoul a notamment annoncé en 2021 vouloir investir 2,5 milliards de dollars US en R&D pour développer un système proche du Dôme de fer israélien afin de protéger Séoul et certaines installations militaires à partir de 2035. (© ROK Armed Forces)