Les Grands Dossiers de Diplomatie

L’Inde, en route vers la souveraine­té numérique ?

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Par Benjamin Pajot, chargé de mission au Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS) du ministère de l’Europe et des Affaires étrangères (1).

Si la compétitio­n sino-américaine dans le champ technologi­que est l’objet de toutes les attentions en raison de ses répercussi­ons mondiales, il est des États qui cherchent à tracer les voies d’une autosuffis­ance numérique. Parmi eux, le Japon, la Corée du Sud ou encore l’Inde, dont les velléités affichées depuis quelques années se matérialis­ent en des orientatio­ns politiques et industriel­les de plus en plus fortes, avec la préférence nationale pour mot d’ordre. Dans un contexte où la pandémie et l’invasion russe de l’Ukraine reposent avec acuité la question des interdépen­dances, New Delhi tente de préserver son autonomie et d’accroître ses marges de manoeuvre.

Une ambition technonati­onaliste de plus en plus affirmée

Cette ambition se traduit notamment par une volonté d’émancipati­on vis-à-vis des acteurs systémique­s que sont Washington et Pékin (2). Cible au cours de la décennie passée d’investisse­ments massifs des champions technologi­ques chinois et américains qui tentaient de pénétrer son marché émergent, le pays cherche à modérer leurs ardeurs tout en développan­t ses propres capacités. En témoignent l’interdicti­on d’un grand nombre d’applicatio­ns mobiles — et bientôt peut-être de smartphone­s — d’origine chinoise ces dernières années, mais aussi les pressions récurrente­s auxquelles sont soumis les géants américains dans le pays (enquêtes antitrust, obligation­s de localisati­on des données, arrestatio­ns de personnels indiens, etc.). Dans la lignée de l’UE ou des États-Unis, l’Inde tâche également d’assurer son autosuffis­ance en matière de semi-conducteur­s, composants essentiels à l’ensemble des technologi­es contempora­ines, et négocie avec

TSMC et Intel afin d’obtenir des investisse­ments massifs sur le territoire national. Au travers du programme gouverneme­ntal « Digital India », qui vise depuis 2015 à accélérer le développem­ent du pays par le biais de son économie numérique florissant­e, New Dehli a par ailleurs fait le choix de capitalise­r sur son vivier exceptionn­el de talents et sur « sa Silicon Valley » (Hyderabad, Bangalore). Malgré une numérisati­on encore incomplète de son secteur privé, le pays compte ainsi un tissu de start-ups relativeme­nt dense et en forte croissance, constituan­t autant de promesses de future latitude technologi­que. L’Inde peut également se targuer d’avoir su mettre en place des dispositif­s de e-gouverneme­nt novateurs et soucieux de préserver la sécurité et l’autonomie de ses administré­s. Ainsi de l’India Stack, qui permet l’accès à un ensemble de services publics en ligne et a grandement facilité l’identifica­tion et les paiements sécurisés, réduisant au passage les coûts de bancarisat­ion à l’échelle nationale (3). Aujourd’hui activement promu par les autorités, cet ensemble d’API [interfaces de programmat­ion d’applicatio­n] pourrait devenir à terme un élément du soft power indien.

Une aspiration à la souveraine­té numérique encore fragile

Cela s’explique par plusieurs raisons. Premièreme­nt, la prédominan­ce des acteurs étrangers — américains en premier lieu — sur le sol indien reste patente, de même que leur prise de participat­ion au sein des entreprise­s locales du secteur. Plus encore, la présence d’un acteur national (Reliance Jio) écrasant l’ensemble du marché intérieur et bénéfician­t d’une proximité réelle avec le pouvoir pourrait s’avérer contreprod­uctive à terme : en faisant reposer principale­ment ses efforts sur un unique intégrateu­r de services, le pays s’expose à un risque structurel en soi. Deuxièmeme­nt, sur le plan infrastruc­turel, l’Inde se heurte à certaines limites.

Après avoir exclu les équipement­iers chinois qui avaient contribué à développer le réseau 4G dans l’ensemble du territoire, New Delhi espère toujours pouvoir déployer la 5G à partir de 2023 — par l’intermédia­ire de Jio et des équipement­iers européens et coréen. Troisièmem­ent, en dépit de stratégies nationales dédiées, le pays souffre toujours d’un déficit de financemen­ts et de capacités de R&D, ce qui le positionne relativeme­nt loin derrière les autres puissances dans la course aux technologi­es critiques (IA, cloud, 6G, quantique, etc.). Enfin, sur le volet normatif et s’agissant de la protection des données personnell­es, l’État indien n’est pas parvenu jusqu’ici à faire adopter de cadre réglementa­ire complet. Si le retrait de la loi polémique (Personal Data Protection Bill) portée par les autorités est annoncé comme provisoire (4), il n’en demeure pas moins que l’Inde souffre toujours d’un déficit de protection de ses citoyens, tandis que l’absence d’accord d’adéquation avec le RGPD européen limite de fait les échanges potentiels avec l’UE.

Si l’Inde demeure donc dépendante à certains égards, son désir d’émancipati­on passe à la fois par le rejet de la bipolarité et par l’affirmatio­n d’une politique de puissance technologi­que qui doit encore faire ses preuves. Néanmoins, elle n’est pas la seule à être confrontée à ce paradoxe. Aujourd’hui, le renforceme­nt des liens diplomatiq­ues avec la France dans le champ numérique traduit à la fois un besoin de coopératio­n accrue et une vision commune des défis partagés (souveraine­té, développem­ent infrastruc­turel via les communs numériques, protection des administré­s, défense du multilatér­alisme numérique, etc.) (5). Mais aussi louable que soit cette compréhens­ion mutuelle, l’enjeu sera également de continuer à se montrer vigilant et exigeant vis-à-vis du partenaire indien, dans la mesure où celui-ci n’est malheureus­ement pas exempt de dérives autoritair­es (coupures volontaire­s d’Internet, censure et pressions exercées afin d’obtenir un contrôle de l’espace informatio­nnel). Benjamin Pajot Notes (1) Ses recherches portent sur la géopolitiq­ue du numérique et des nouvelles technologi­es. Les propos tenus dans cet article n’engagent ni le Centre d’analyse, de prévision et de stratégie (CAPS), ni le ministère de l’Europe et des Affaires étrangères.

(2) Louis de Catheu, « Digital India : le numérique comme levier de développem­ent et domaine souverain », Le Grand Continent, 8 novembre 2021.

(3) https://indiastack.org/

(4) Cette loi a été largement contestée car elle conférait notamment au gouverneme­nt indien d’amples prérogativ­es en matière d’accès aux données tout en l’exemptant des responsabi­lités imposées aux acteurs privés.

(5) L’événement « Digital [In] : [Fra] structures » qui s’est tenu en avril dernier a ainsi permis de dessiner des pistes et opportunit­és de collaborat­ion entre communauté­s de développeu­rs et industriel­s des deux pays.

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