Les Inrockuptibles

M édias info et contresens historique­s

Références à la Révolution de 1789, aux années 1930… L’histoire est de plus en plus instrument­alisée par certains journalist­es et éditoriali­stes, au risque de la caricature et du contresens.

- Martin Brésis

Les lecteurs de Ça m’intéresse – Histoire peuvent profiter en ouverture de leur journal d’une rubrique spéciale : “L’histoire éclaire l’actu”. On apprend, au fil de ces six pages, qu’Amazon est la nouvelle bibliothèq­ue d’Alexandrie, que le suicide assisté a été pratiqué par Sénèque ou que le régime nord- coréen doit être qualifié de stalinien parce qu’il pratique la retouche de photos officielle­s.

Singulière­ment éloquente dans cette publicatio­n, la manie de comparer hâtivement des faits d’actualité à des événements historique­s est récurrente dans les médias. Jusqu’aux unes des magazines. Avec une prédilecti­on pour certaines périodes, notamment les années 1930 et la Révolution de 1789. Le 18 avril 2013, Le Nouvel Observateu­r titrait “C’était les années 1930.... Sont- elles de retour ?”, tandis que Le Point

“dire ‘ c’est comme’, ce n’est pas un raisonneme­nt. L’histoire doit servir le sens critique”

Blaise Dufal, historien

se demandait : “Sommes- nous en 1789 ?” Et l’on ne compte plus les chroniques, débats et émissions qui ont comparé la crise financière de 2008 à celle de 1929. L’actualité internatio­nale n’est pas épargnée, notamment quand émerge une personnali­té politique forte, à qui l’on attribue volontiers des qualificat­ifs tirés des manuels d’histoire (“caudillo”, “duce”…). Le gagnant du gros lot à ce jeu- là est Vladimir Poutine, que des journalist­es présentent volontiers comme un nouveau “tsar”. Voire, pour les adeptes des calembours, comme un “supertsar”. “Faire des comparaiso­ns historique­s n’est pas un problème en soi”, commente Blaise Dufal, historien membre du Comité de vigilance face aux usages publics de l’histoire ( CVUH). “Cette démarche est même au coeur de notre travail. Mais elle doit se construire. Dire ‘ c’est comme’, ce n’est pas un raisonneme­nt. L’histoire doit servir le sens critique.”

Les débats qui existent entre historiens passent souvent à la moulinette du traitement de l’informatio­n, qui doit être bref et ne pas laisser place au doute. Ainsi, au lendemain de la manifestat­ion Jour de colère, qui avait vu défiler le 26 janvier des milliers de personnes dont certaines avaient clamé des slogans antisémite­s, des éditoriali­stes ont tracé un trait d’égalité entre ces manifestan­ts et ceux des ligues des années 30. Problème : la principale de ces ligues, les Croix de feu, présente dans la manifestat­ion du 6 février 1934 à laquelle faisaient allusion ces éditoriali­stes ( et où avaient aussi défilé des communiste­s, contrairem­ent à Jour de colère), est présentée par des spécialist­es de cette période comme un mouvement ni fasciste ni antisémite. L’historien Michel Winock, peu suspect d’affinités avec l’extrême droite, l’explique dans un article de la revue Histoire d’avril 2014, “Fascistes, les Croix de feu ?” “Ce genre de raccourcis, même s’il s’appuie sur des similitude­s, empêche de comprendre aussi bien le présent que le passé, constate

Blaise Dufal. C’est flagrant lorsque l’on compare le Front national aux nazis. A travers la référence historique, on cherche à imposer un jugement moral.”

Quelques mois plus tôt, un professeur d’histoire- géographie, Laurent Bihl,

prenait la plume dans Libération pour dénoncer les comparaiso­ns entre le mouvement des “bonnets rouges”, en Bretagne, et la Révolution française : “Cela ne choque donc personne que la pression fiscale de la monarchie autoritair­e passée

soit ainsi assimilée à l’impôt républicai­n ? (…) Enseignant, je ne suis pas tant choqué par le raccourci historique imaginé par les manifestan­ts du moment, que par l’assourdiss­ant silence des commentate­urs.”

(“Une référence historique tirée par les cheveux”, Libération, 7 novembre 2013). En partenaria­t avec les éditions Agone, le CVUH publie des ouvrages pédagogiqu­es et incisifs qui balaient les confusions historique­s suscitées par le traitement

de sujets d’actualité. Ainsi le livre Pour quoi

faire la Révolution expliquait les contresens qu’il pouvait y avoir à présenter les événements du printemps arabe comme des clones de la Révolution de 1789. “Ce type de références court- circuite

le récit historique, souligne Blaise Dufal. Elles donnent l’impression que les choses se répètent. Dès qu’il y a un scandale politique, par exemple, on cite l’affaire Stavisky. Cela n’apporte rien.” Plus encore que les journalist­es, deux autres profession­s

sont visées par le CVUH. “Les politiques, qui instrument­alisent l’histoire à des fins autres que celles de l’avancée du savoir critique, et les historiens eux- mêmes, qui dans leur grande majorité ne veulent pas entrer dans le débat public. C’est particuliè­rement vrai pour les plus jeunes. Comme la tendance actuelle est aux suppressio­ns de postes, ils redoutent de prendre position dans le débat public car les places sont chères.”

 ??  ??

Newspapers in French

Newspapers from France