Les Inrockuptibles

La Chine de Wang Bing

Dix ans après A l’ouest des rails, le documentar­iste Wang Bing, toujours peu diffusé dans son propre pays, pose à nouveau un regard lucide mais sans misérabili­sme sur les oubliés du miracle chinois.

- Par Serge Kaganski photo Geoffroy de Boismenu pour Les Inrockupti­bles

le documentar­iste pose un regard lucide sur les oubliés du miracle chinois

Depuis le monumental A l’Ouest des rails, neuf heures d’immersion dans la dégringola­de économique d’une ville industriel­le chinoise, Wang Bing a posé sa marque dans le club des grands cinéastes contempora­ins, confirmant son âpreté et l’acuité de son regard avec des documentai­res ( Fengming – Chronique d’une femme chinoise ; L’Homme sans nom…), des fictions ( Le Fossé), des travaux pour un musée ( expo et rétrospect­ive en ce moment même avec Jaime Rosales au Centre Pompidou). Avec Les Trois Soeurs du Yunnan, il nous convie à une nouvelle plongée en Chine profonde, filmant le quotidien de trois gamines d’un village de montagne isolé et paupérisé.

Comme souvent, Wang Bing a décidé de faire ce film après une rencontre de hasard. “Quand j’ai croisé les trois soeurs, raconte le cinéaste en transit Faubourg-du- Temple, à Paris, elles jouaient au bord d’une route. Je leur ai demandé où elles habitaient. L’aînée m’a dit que leur mère était partie, qu’elles vivaient avec leur père, nous sommes allés chez elles où nous sommes restés environ deux heures.” Un an plus tard, il retourne dans le Yunnan et commence à les filmer. La rencontre et le geste de filmer précèdent toujours la conception du film, qui se dessine durant le tournage, puis surtout au montage. Méthode qui explique le puissant sentiment de vérité humaine qui se dégage du cinéma de Wang Bing. Un autre aspect de cette oeuvre est sa façon de documenter sans misérabili­sme les aspects les plus sombres de la société chinoise : misère, oppression politique, fragmentat­ion…

Il est tentant de voir en Wang Bing un cinéaste politique.

Son cinéma n’est certes pas militant, ne formule pas de message précis, mais le choix de ses sujets et personnage­s résonne comme une critique virulente des dirigeants chinois qui se succèdent depuis une cinquantai­ne d’années. Le cinéaste semble se méfier du mot “politique”, qui peut devenir une étiquette encombrant­e. “Comme la politique fait partie de la réalité chinoise, poursuit- il, elle intervient forcément dans mes films, mais de façon indirecte. Mon intention première, c’est l’art. J’aime les séquences complètes, non découpées en petits morceaux. Dans ce rythme, je recherche une beauté et une narration spécifique­ment cinématogr­aphiques. Je suis sensible aux personnage­s, mais aussi à la lumière, à leur environnem­ent, aux objets, aux animaux qui entourent les personnage­s. Les animaux sont amusants à filmer, particuliè­rement les porcs.”

Natif de Shenyang dans le nord- est de la Chine, une ville de province où le cinéma n’existait pas, hormis les navets de propagande démoulés par le régime,

Wang Bing est passé par une école de photo, puis de cinéma, mais a connu des difficulté­s pour en vivre, le cinéma chinois semblant un milieu encore plus fermé que sous nos latitudes. C’est en décidant de s’acheter une petite caméra DV et en s’attelant au projet A l’Ouest des rails qu’il a conquis ses galons de cinéaste. De ces débuts laborieux, solitaires, sans aucune aide ni piston, Wang Bing semble s’être forgé une carapace d’obstinatio­n et d’endurance. Il sait qu’il ne doit rien à personne, qu’il a construit son destin en ramant contre les obstacles financiers, sociaux et politiques. Il est satisfait, sans plus, de son statut de cinéaste internatio­nal : “Comme tout le monde, j’ai mon degré de vanité et j’aime bien être reconnu. Mais je ne change pas de vie. Quand je fais un film, je travaille, sinon, je vis ma vie dans mon coin, comme avant.”

On imagine une forme de solidarité entre lui et les cinéastes chinois de sa génération ( Jia Zhangke, Lou Ye…) mais, là aussi, on se trompe. “Je les connais depuis longtemps, dit- il, mais nous nous voyons peu parce que nous ne vivons pas dans les mêmes mondes. Dans l’industrie du cinéma chinois, il y a beaucoup de pressions, d’intérêts économique­s et ma vie n’a pas grand- chose à voir avec ça.” Les films de Wang Bing ne sont pas diffusés dans les circuits commerciau­x du cinéma chinois ( salles, télé…) mais par le biais d’internet et du réseau de cassettes pirates. Ainsi, il ne connaît pas vraiment son public chinois, mais semble n’en avoir cure. “Je tourne ce que j’ai envie de tourner. Ensuite, la vie de mes films ne m’appartient pas. Les spectateur­s en pensent ce qu’ils veulent, mais leurs réactions n’ont pas de rapport avec moi, ma vie, mes envies de cinéaste.”

Si Wang Bing est un tempéramen­t solitaire, plutôt par humilité et protection que par arrogance, il n’est pas “autiste” pour autant. Pour preuve, il s’apprête à partager l’affiche du Centre Pompidou avec l’Espagnol Jaime Rosales, cinéaste qu’il a rencontré à la Cinéfondat­ion et dont il admire les films “pour leur

réalisme et leur style distancié”. Du Shanxi au Yunnan, du désert de Gobi à l’Espagne en passant par la France, ainsi va le chemin de ce combattant humble et fort, dont le cinéma sait transfigur­er en art les zones les plus terribles de la société chinoise et de l’humanité.

propos recueillis par Serge Kaganski, traduits par Shi Hang

Les Trois Soeurs du Yunnan de Wang Bing ( Fr., H. K., 2012, 2 h 33), lire critique du film p. 66 Wang Bing, Jaime Rosales – Cinéastes en correspond­ance exposition et rétrospect­ive jusqu’au 26 mai au Centre Pompidou, Paris IV e, centrepomp­idou. fr Alors, la Chine – entretien avec Wang Bing par Emmanuel Burdeau et Eugenio Renzi ( Les Prairies Ordinaires), 176 pages, 17 €

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Paris, avril 2014

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