Les Inrockuptibles

Heureux à tout prix

En tête des ventes, les livres traitant de l’aspiration au bien- être se multiplien­t. Et révèlent une quête du bonheur, obligatoir­e et performati­ve, de plus en plus individual­iste.

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le sujet

Obsession maladive, le bonheur est devenu un produit d’appel des éditeurs. Frédéric Lenoir avec Du bonheur – Un voyage philosophi­que ou Christophe André avec Et n’oublie pas d’être heureux, sont en tête des ventes des livres de non- fiction. En librairie, les gens heureux, ou les malheureux las de leur état, sont les meilleurs acheteurs : il suffit que le mot “bonheur” se trouve en couverture pour que la curiosité se transforme en acte d’achat autant qu’en promesse de salut. Le bonheur, sujet bateau, rend ivres les lecteurs. Moins paradoxale que logique, cette aspiration aux secrets du bonheur pourrait être l’effet du besoin de consolatio­n dans cette période en crise.

le souci

S’il “n’y a pas de honte à préférer le bonheur” ( Albert Camus), cette obsession cache un vice plus pernicieux que l’aspiration légitime à vouloir “réussir sa vie” : sa dérive normative et apolitique. Comme le souligne André Guigot dans Pour en finir avec le “bonheur” ( Bayard), l’aspiration au bonheur est une “injonction terrifiant­e, absolument normative et inséparabl­e d’une police des conduites”. Trop parler du bonheur est le signe d’une manière froide de l’appréhende­r comme une “performanc­e” individuel­le, une lutte de soi contre soi convoquant des recettes fixes ( vaincre ses peurs, se détacher du monde, équilibrer les plaisirs, vivre selon sa nature, atténuer la tristesse), même si chacun pressent que le bonheur ne surgit que lorsqu’on ne l’a pas cherché ; il est inversemen­t proportion­nel à l’obsession qu’on lui porte.

le symptôme

Ces voyages au pays du bonheur forment l’indice de l’abandon collectif dont nous sommes victimes et acteurs. “Seul compte le bien- être individuel, le salut de sa petite tribu”, regrette Guigot. “On se moque des utopies du grand soir en rabaissant sournoisem­ent l’étalon d’une vie réussie à l’égoïsme le plus décomplexé”, renchérit- il. Et comme s’en désole Roland Gori,

dans Faut- il renoncer à la liberté pour être heureux ?, le déclin de la participat­ion citoyenne aux affaires publiques “va de pair avec cette recherche d’un bonheur restreint au domaine privé”. L’injonction au bonheur devient le plus sûr “allié de la servitude”. En son nom, on serait prêt à renoncer à notre liberté, celle d’assumer le risque même de l’existence, le jeu de l’aléatoire, sans autre promesse que celle du plaisir de jouer, de gagner mais aussi de perdre. Jean- Marie Durand

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